Sarah ou Charles / Sarah et Charles

L’un des paradoxes de ce roman réside dans le fait que le titre, The French Lieutenant’s Woman, met en lumière le personnage féminin Sarah, mais le roman suit le parcours de Charles. Ce parcours s’apparente à un parcours en boucle où un sujet se met en quête de l’objet de son désir, mais pour ce faire il est obligé de s’engager dans le défilé 150 de la parole qui lui signifie, par l’inadéquation du mot à saisir la chose, que cet objet toujours lui échappera. Malgré tous ses efforts Charles ne parviendra pas à comprendre Sarah, encore moins à la posséder. Elle n’est jamais là où il s’attend à la trouver et l’exemple le plus flagrant se trouve à la fin du roman où, se voyant dans le rôle du chevalier venu secourir la princesse en détresse, il découvre qu’elle n’a nul besoin de son secours. Ainsi Sarah le prive de son pouvoir « phallique » et parachève l’effet de division en train de s’opérer en lui depuis sa rupture avec Ernestina. La suffisance de Charles du début du roman, sa fausse complétude personnelle, sont battues en brèche et, ayant subi une perte qui fait de lui un sujet désirant, il est en position de prendre un nouveau départ. Car, selon la définition de Nestor Braunstein :

‘(La pulsion) est une aspiration à la jouissance qui échoue, car elle doit reconnaître l’Autre et lui acquitter le quantum de jouissance qu’il exige comme loyer, pour la résidence qu’il lui offre. 151

Le début du roman place Charles dans une position entre deux femmes, Ernestina sa fiancée avec qui il se promène au bord de la mer et Sarah, la femme énigmatique perçue à l’extrémité du môle. Ernestina ne lui pose pas de problème majeur. Elle est décrite superficiellement par ses vêtements dont la brillance attire le regard et fait d’elle un objet désirable. Elle peut ainsi combler un manque dans la vie de Charles qui risquait, comme son oncle, de rester célibataire :

‘(…) his feeling that he was growing like his uncle at Winsyatt, that life was passing him by (…). He passed a very thoughtful week. Then one morning he woke up.
Everything had become simple. He loved Ernestina. (p. 74)’

Le regard qu’il pose sur elle est bien le regard qui fait de l’objet féminin un bouche-trou pour ne pas voir la béance ouverte dans l’Autre. Ernestina est objet, non seulement aux yeux de Charles, mais également aux yeux de son père. Le contrat de mariage établi entre Charles et Mr Freeman est un contrat d’affaires où Ernestina fait figure d’objet de la transaction :

‘The one thing he [Mr Freeman] loathed was to be worsted in an important business deal – and this, after all, was one that concerned the object he most cherished. (p. 246) (c’est moi qui souligne)’

Dans ce contrat donnant-donnant ce que Charles lui cède en échange de sa fille est son nom. Par conséquent, à la rupture de ce contrat par Charles, c’est le prix que Mr Freeman exigera qu’il paie. Ainsi Mr Freeman vend son objet le plus cher pour s’acheter un titre de noblesse, signe d’un manque inavoué du côté des nouveaux parvenus de la société victorienne pour qui les échanges ne doivent pas faire de reste mais qui ne parviennent pas à masquer le manque.

Ce contrat est censé être établi avant le début de la diégèse et n’apparaît que sous forme d’une analepse, suggèrant ainsi que ce qui lance le désir de Charles n’est pas Ernestina mais Sarah qui dès le premier chapitre apparaît comme énigmatique et suscite son intérêt. La curiosité qu’il manifeste à l’égard de celle qui est présentée comme une femme perdue prend parfois explicitement la forme du désir d’obtenir un savoir sur la jouissance de l’Autre, et d’en jouir lui-même :

‘He was at one and the same time Varguennes enjoying her and the man who sprang forward and struck him down; just as Sarah was to him both an innocent victim and a wild, abandoned woman. Deep in himself he forgave her her unchastity; and glimpsed the dark shadows where he might have enjoyed it himself. (p. 153-4)’

Il est intéressant de noter la première mention du titre du roman dans le texte, expression qui sert à désigner Sarah dans la société victorienne. En réponse à l’interrogation de Charles sur l’identité de la « figure énigmatique » Ernestina lui répond : “They call her the French Lieutenant’s … Woman.” (p. 12). L’important est ici du côté du non-dit. Les points de suspension soulignent l’euphémisme et indiquent que Sarah n’est pas une femme comme les autres, qu’elle a quelque chose en moins, indispensable à une jeune fille non-mariée à l’époque victorienne. Inconsciemment, mais avec raison, cette société la désigne comme femme pas-toute. L’hypocrisie, le refus de voir, la volonté de tirer un voile sur la réalité, est ce qui caractérise l’euphémisme qui substitue “woman” à “whore”. C’est ce qui fait que le regard caractéristique de l’époque est le regard du voyeur. Sarah, quant à elle, marque sa différence et revendique devant Charles l’identité qu’elle s’est choisie :

‘‘Mr Smithson, what I beg you to understand is not that I did this shameful thing, but why I did it. Why I sacrificed a woman’s most precious possession for the transient gratification of a man I did not love.’ She raised her hands to her cheeks. ‘I did it so that I should never be the same again. I did it so that people should point at me, should say, there walks the French Lieutenant’s Whore – oh yes, let the word be said.’ (p. 152)’

C’est le rôle qu’elle a librement choisi pour se placer en« extimité » 152 par rapport à cette société. Lorsque la fiction de cette identité est révélée, quand Charles couche avec elle et découvre qu’elle est vierge, une coupure se fait jour dans cette identité : “whore” en tant que signifiant désignant la « putain » est ébranlé et l’évidement du sens laisse se recomposer le signifiant en interrogation sur la véritable identité de Sarah devenant par homophonie “who/’re ?”. L’énigme de la femme, contenue dans la question, est ce qui fait son identité. Sarah, en assumant cette appellation, incarne la question « que veut une femme ? »

Charles est obsédé par l’histoire de ce lieutenant français et par identification à lui tente de s’approprier sa jouissance. Néanmoins, quand il couche avec Sarah dans l’hôtel à Exeter, cette jouissance disparaît, n’ayant, de fait, jamais eu d’existence. Sarah n’avait jamais connu d’homme avant lui :

‘In looking down as he dressed he perceived a red stain on the front tails of his shirt. For a moment he thought he must have cut himself; but he had felt no pain. He furtively examined himself. Then he gripped the top of the armchair, staring back at the bedroom door – for he had suddenly realized what a more experienced or less feverish lover would have suspected much sooner.
He had forced a virgin. (p. 307)’

Sarah elle-même disparaîtra en même temps et restera introuvable, du moins jusqu’à la fin du roman. Sa disparition s’écrit d’ailleurs dans le nom de la ville où se déroule cette rencontre amoureuse. Elle se passe en dehors de Lyme Regis dans la ville d’Exeter où l’homophonie nous fait entendre “exit her”. Le pronom féminin complément peut signifier la disparition de Sarah en tant Charles la considère comme objet.

Notes
150.

Jacques Lacan utilise ce terme pour désigner « la chaîne du langage en tant qu’elle est contraignante ». J.-B. Fages, Comprendre Jacques Lacan, Toulouse, Privat, 1971, p. 114).

151.

Nestor Braunstein, op. cit., p. 65.

152.

Néologisme inventé par Jacques Lacan qui définit une position, pourrait-on dire, oxymoronique, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur.