Charles et l’oxymore

A la différence de Sarah, la position assumée par Charles est en « fausse » extimité par rapport à la société victorienne. Il se définit comme Darwiniste et s’intéresse à la paléontologie. Mais il s’agit, en réalité, d’un détournement de ce qui fait trou dans la société victorienne. Tout d’abord cette branche scientifique qu’il a choisie n’est en fait qu’une tentative de trouver et récupérer le passé dans le présent. La paléontologie, en tant que science, est une autre façon d’obtenir un savoir sur le réel, et qui plus est, sur le réel des origines. Elle met Charles sur le même plan que Mr Freeman qui tente de récupérer une légitimité en mariant sa fille à un représentant de l’ancien ordre social. Elle trouve un relais dans le texte sous la forme de l’intertextualité qui est une autre façon de reconstituer le passé à travers des restes qui subsistent.

Deuxièmement, cette activité de Charles, loin de le mettre comme il le croit en porte-à-faux par rapport à son époque, rentre tout à fait dans le cadre de la société car c’est ainsi qu’il justifie son existence et trouve une place dans la société utilitariste pour montrer qu’il n’est pas un parasite. Aux yeux d’Ernestina c’est son masque de modernité. En fait il s’agit d’une activité déployée par Charles et visant à masquer le vide au cœur du siècle qu’il ne veut pas affronter. C’est une fausse transgression du code victorien pour masquer le fait qu’il se conforme tout à fait à la société dans laquelle il vit comme l’atteste son mariage projeté avec Ernestina. Lorsqu’il décide de rompre avec Ernestina et de se remettre en question cette activité n’a plus de sens et il l’abandonne :

‘Palaeontology, now too emotionally connected with the events of that fatal spring, no longer interested him. (p. 364)’

Dépouillé de son masque Charles se trouve face au vide que recouvrait cette activité :

‘He saw a thousand sights, and sites, for he spent time also in Greece and Sicily, but unseeingly; they were no more than the thin walls that stood between him and nothingness, an ultimate vacuity, a total purposelessness. (p. 364)’

Conjointement à la disparition de la paléontologie du roman lorsqu’elle ne sert plus à masquer la béance, nous pouvons constater la disparition de tous les termes qui se rapportent à la moralité victorienne (“proper/improper”, “propriety/impropriety”, “duty”) et qui abondaient dans le texte auparavant, avant la rencontre décisive de Charles et Sarah. Leur disparition implique que le comportement de Charles ne peut pas être jugé à l’aune de cette moralité, comme si, par son acte, il s’était libéré de ce code moral implacable et inadéquat.

Auparavant dans sa relation avec Sarah il y avait l’idée de la transgression d’un interdit, non pas par rapport au code victorien mais par rapport à l’interdit fondateur de la civilisation. Sarah est vue imaginairement comme sa sœur : “(…) as if they were a boy and his sister.” (p. 146)

La jouissance qu’il poursuit alors avec Sarah est une jouissance mortifère qui implique qu’il est à la recherche d’un objet perdu et à jamais inatteignable dont Sarah et Ernestina ne sont que des avatars  :

‘(…) some land of sinless swooning idyll, in which Charles and Sarah and Ernestina could have wandered.
I do not mean to say that Charles’s thoughts were so specific, so disgracefully Mohammedan. But the far clouds reminded him of his own dissatisfaction; of how he would have liked to be sailing once again through the Tyrrhenian; or riding, arid scents in his nostrils, towards the distant walls of Avila; or approaching some Greek temple in the blazing Aegean sunshine. But even then a figure, a dark shadow, his dead sister, moved ahead of him, lightly, luringly, up the ashlar steps and into the broken column’s mystery. (pp. 154-5)’

Il désire retrouver un Eden d’avant la chute, “Some land of sinless swooning idyll”, un paradis perdu où tout serait permis. La nouvelle allusion à sa sœur morte, associée précédemment à Sarah, souligne qu’elle exerce sur lui la même attirance que Sarah, ainsi que l’indique le signifiant “luringly” qu’il utilise également pour définir son attraction pour Sarah. Il semble identifier Sarah, à ce moment-là, à la femme irremplaçable, celle qui ne porte pas la barre du pas-tout. Cependant Sarah ne peut être saisie comme telle car il ne s’agit là que d’un aspect de ce qui la caractérise. L’attribut fait partie de l’oxymore “luring-receding” (p. 296) dont le deuxième élément la rend insaisissable.

Pour Charles la rencontre avec Sarah à Exeter fait tout basculer. Son monde s’est écroulé et un vide s’est ouvert devant lui, dévoilé par son acte. Au lit avec Sarah après avoir fait l’amour il entrevoit l’implication de ce qu’il a fait :

‘All lay razed; all principle, all future, all faith, all honourable intent. (p. 305)’

Néanmoins son acte ne l’a pas totalement libéré des contraintes sociales et un sentiment de culpabilité l’envahit:

‘(…) but already the radio-activity of guilt crept, crept through his nerves and veins. (p.  305)’

Il n’est pas encore à même d’apprécier la division qui commence à s’opérer en lui, que pourtant il évoque : “I am infinitely strange to myself” (p. 306). La réponse de Sarah fait écho à ce qu’il dit et semble la rapprocher de lui mais son attitude l’en éloigne pour que nous puissions nous apercevoir du chemin qu’il reste à Charles à parcourir :

‘‘I have felt that too. It is because we have sinned. And we cannot believe we have sinned.’ She spoke as if she was staring into an endless night. (pp. 306-7)’

Charles s’approche lentement d’une position que l’on peut qualifier de « féminine », analogue à celle de Sarah, mais la distance qui reste à franchir est soulignée par la différence dans le regard :

‘He made her turn her head and they looked, in the dim outside light, into each other’s penumbral eyes. His were full of a kind of horror; and hers were calm, faintly smiling. (p. 306)’

Il doit apprendre que son regard ne doit pas buter sur quelque chose qui fait clôture de sens, mais doit accepter que le sens soit remplacé par la contingence, élément essentiel de l’esth-éthique de John Fowles qui se fonde sur l’inachevé.

En quittant la chambre de Sarah, Charles, abasourdi par ce qu’il vient de faire, entre dans une église où il tente de prier. Pour échapper à l’horreur entraperçue il a recours à la religion, pour retrouver un Autre consistant qui puisse servir de garantie de sens en la personne de Dieu. Il murmure le « Notre Père », “the Lord’s Prayer”, autrement dit l’adresse du Fils au Père. Comme seule réponse à sa prière, le silence et l’obscurité : “The dark silence and emptiness welled back once the ritual words were said.” (p. 311). Puis l’image de Sarah surgit sous la forme d’une Mater Dolorosa de Grünewald et Charles essaie de se rappeler à quel endroit il a vu ce tableau :

‘‘Forgive and advise me, O Lord in my travail …’ but then by means of one of those miserable puns made by a distracted subconscious, Sarah’s face rose before him, tearstained, agonized, with all the features of a Mater Dolorosa by Grünewald he had seen in Colmar, Coblenz, Cologne … he could not remember. For a few absurd seconds his mind ran after the forgotten town, it began with a C … he got off his knees and sat back in his pew. How empty the church was, how silent. He stared at the crucifix; but instead of Christ’s face, he saw only Sarah’s. (p. 311)’

Le bégaiement des noms de ville met en relief le premier phonème : “Colmar/Coblenz/Cologne”. L’homophonie fait émerger à ce moment critique du roman “the Cobb”, le lieu où il vit Sarah pour la première fois. La position centrale, où il est entouré par l’appel, “call”, auquel il répond, le met en relief. Cet appel qui semble surgir de nulle part provient de l’Autre qui appelle le sujet à être. Ce nom de ville se réduit ensuite à la lettre “C”, où la chaîne phonématique nous fait entendre “sea” ou bien “see”. Ce moment de crise produit un rapprochement entre Sarah et “the Cobb”, entre la mer et le regard, et place la femme à la limite, sur le littoral qui est ici également littéral. Quelque chose de la lettre est venu s’arrimer à la femme qui par l’homophonie « C/sea/see » lui permet d’effectuer un nouage et de suppléer, dans la débandade des signifiants qui ici se décomposent, à la faillite patente de la métaphore paternelle, et de devenir le point d’accroche à la chaîne signifiante.

Quelqu’un essaie d’ouvrir la porte de l’église où se trouve Charles mais, voyant qu’elle est fermée, s’en va. La division qui commence à s’opérer en Charles se manifeste à nouveau par l’identification à cet inconnu et souligne en même temps par le mouvement d’éloignement de l’église, l’inutilité de sa tentative d’opérer une suture par la religion :

‘There was a loud clack in the silence. He turned round, hastily touching his eyes with his sleeve. But whoever had tried to enter apparently accepted that the church was now closed; it was as if a rejected part of Charles had walked away. (p. 312)’

Le retour vers le père qu’effectue Charles en cherchant réconfort dans l’église tourne court. La coupure ressentie par Charles a été provoquée ici par la femme. Cependant la vérité de la relation entre Charles et Sarah relève non pas d’un rapport sexuel où Charles ne trouve pas la jouissance attendue de complétude, mais de l’amour où s’installe le déséquilibre car la réciprocité ne fonctionne pas selon la définition qu’en donne Lacan, qui est de donner quelque chose que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas :

‘(….) what you do not understand is that because she truly loves you she must give you the thing that she loves more. I will tell you why she weeps: because you lack the courage to give her back her gift. (p. 313-4)’

Dans le dialogue imaginaire entre Charles et le Christ crucifié, le Christ lui signifie l’alternative à laquelle il est confronté :

‘You know your choice. You stay in prison, what your time calls duty, honour, self-respect, and you are comfortably safe. Or you are free and crucified. (p. 314)’

Charles semble devoir ou bien se conformer aux normes victoriennes ou bien s’offrir en victime d’un père jouisseur. Puis une illumination lui vient sur le rôle de Sarah ; elle le libère :

‘Rather she seemed there beside him, as it were awaiting the marriage service; yet with another end in view. For a moment he could not seize it – and then it came.
To uncrucify! (p. 315)’

Le rôle de Sarah est donc de défaire le rapport père-fils où le père tout-puissant prend la figure « d’un Autre ravageur qui réapparaît dans le Réel à cause du défaut d’inscription du Nom-du-Père (forclusion) ». 153 Cela aboutit au Dieu de la religion qui fait de son fils un objet soumis à sa jouissance qui ne connaît pas de limites et qu’il peut sacrifier. Cette réalisation marque le début de l’inversion de la régression de Charles :

‘Charles’s whole being rose up against (…) this macabre desire to go backwards into the future, mesmerized eyes on one’s dead fathers instead of on one’s unborn children. (p. 316)’

Charles doit se libérer de ce regard fasciné et mortifère qui le lie exclusivement aux « pères morts ». Dans la foulée, assumant ses actes, Charles rompt avec Ernestina. Il se trouve par conséquent au ban de la société, dans la position de paria, “outcast” (p. 366), qui rappelle celle de Sarah au début du roman. Il s’agit d’une étape de son parcours, qu’il termine dans le dernier chapitre lorsque le regard « phallique », victorien, s’éteint : « He crossed the road obliquely, blindly. » (p. 318)

Pour résumer son parcours nous pourrions dire qu’en écoutant la voix de son désir il s’engage dans une voie qui le mène au désastre, la rencontre en ce qu’elle échoue, et finalement au désêtre, où, dépouillé, il est proche du néant, ce “nothingness” (p. 364). A la fin Charles est véritablement au seuil de l’intersection du sens/jouissance où la perte le fait sujet divisé. Il termine son parcours dans une position analogue à celle de Sarah au début du roman, ce qui laisse entendre qu’un nouveau départ est possible.

Notes
153.

Nestor Braunstein, op. cit., p. 109.