4. Conclusion

Dans le dernier chapitre l’instance narrative qui s’est déjà manifestée comme persona dans le texte dans le chapitre 55, fait une deuxième apparition. Le cours linéaire du roman qui menait Charles à Sarah après la bifurcation dans son parcours suite à sa perte du titre de noblesse et à la rupture de ses fiançailles, est interrompu et sa finalité est mise en question. Cette instance narrative s’était manifestée auparavant en tant que passager dans le train qui amenait Charles à Londres à la recherche de Sarah avant de s’identifier comme la voix narrative. Elle se pose alors la question de savoir ce qu’il faut faire de Charles :

‘Now the question I am asking, as I stare at Charles, is not quite the same as the two above. But rather, what the devil am I going to do with you? (p. 348)’

La description du personnage-narrateur en fait le double de l’auteur, mais en s’en distanciant par l’humour, Fowles met en garde le lecteur de ne pas s’y laisser prendre :

‘There was something rather aggressively secure about him ; he was perhaps not quite a gentleman … an ambitious butler (but butlers did not travel first class) or a successful lay-preacher – one of the bullying tabernacle kind, a would-be Spurgeon, converting souls by scorching them with the cheap rhetoric of eternal damnation. A decidedly unpleasant man, thought Charles, and so typical of the age – and therefore emphatically to be snubbed if he tried to enter into conversation. (p. 346)’

Le lecteur peut se poser la question de savoir pourquoi le narrateur se manifeste de cette manière et à ces deux instants précis du roman. La singularité de la démarche demande que l’on y prête une attention particulière.

La première manifestation se passe après le tournant du roman qui voit Charles rompre avec Ernestina. Charles a donc quitté le parcours qui semblait tout tracé pour lui au début du roman. Ce mariage devait sceller en quelque sorte l’union entre l’ancien ordre social disparaissant et le nouveau. En s’écartant de ce chemin balisé le roman s’ouvre à l’inattendu et un nouveau Charles est appelé à être. L’interrogation du narrateur, sa perplexité rappelle la question similaire posée au sujet de Sarah à la fin du chapitre 12. La nouvelle effraction de l’instance narrative permet de souligner que Charles, tout comme Sarah, échappe à son contrôle et qu’une modification importante est en train de se faire jour dans le roman. Charles commence à se rapprocher de la position de Sarah.

La deuxième manifestation au début du dernier chapitre signale un dysfonctionnement plus significatif du roman puisque la diégèse hoquète et l’entretien final entre Charles et Sarah se répète pour ouvrir une nouvelle bifurcation à la fin du texte. Mais nous constatons surtout ici la disparition définitive de cette persona entre la première et la deuxième version de la fin : le montreur de marionnettes, pour reprendre l’expression utilisée par Thackeray pour décrire l’auteur, quitte la scène. Cette instance narrative, associée aux Victoriens par la phrase “cannot bear to be left out of the limelight” (p. 394) (où nous entendons Lyme/light), disparaît donc du cadrage narratif et, avec cet « autor absconditus », disparaît la fiction de la maîtrise du texte :

‘He is staring back towards Mr Rossetti’s house ; and with an almost proprietary air, as if it is some new theatre he has just bought and is pretty confident he can fill. In this he has not changed: he very evidently regards the world as his to possess and use as he likes. (p. 395)’

Cette disparition ne met-elle pas en question la première version de la fin autant que la deuxième ? Elle nous contraint en tout cas à s’interroger sur la hiérarchisation possible dans le rapport entre les deux résolutions proposées.

Parvenu à la fin de son parcours Charles retrouve enfin Sarah qu’il cherchait depuis leur séparation à Exeter. La première clôture proposée au chapitre 60 semble correspondre à une possible fusion, où Charles et Sarah après avoir frôlé la rupture se réconcilient autour de l’enfant qui est le fruit de leurs amours. Le chapitre suivant contredit cette clôture trop idyllique et Charles et Sarah, constatant l’union impossible, se séparent définitivement. Les deux derniers chapitres de The French Lieutenant’s Woman formulent alors expressément ce qui est resté suspendu dans The Magus où le roman se fige laissant les deux protagonistes entre fusion et fission.

Stratégie de non-clôture ? Tour de main pour sortir d’une situation inextricable ? Gadget « post-moderniste » qui se joue des formes mais qui tourne à vide ? Bien des choses ont été écrites sur la fin de ce roman. Les véritables questions se trouvent ailleurs : la première clôture est-elle conforme à ce qui s’énonce auparavant ? Les deux fins sont-elles totalement incompatibles ou dans leur opposition radicale y a-t-il des éléments qui permettent de les conjoindre ? Qu’en est-il des positions subjectives qui s’y déterminent ?

Il est nécessaire, afin de répondre, de lire attentivement la première partie du chapitre 60 qui décrit la rencontre de Charles et Sarah jusqu’au point où le texte bifurque et se scinde en deux. D’autant plus que l’auteur met en garde contre toute lecture univoque, invitant le lecteur à moduler son regard sur le texte pour en faire sortir la polysémie, mettant en question, par cette démarche, l’autorité de l’instance narrative :

‘Language is like shot silk; so much depends on the angle at which it is held. (p. 391)’

Suite à la séparation de Charles et Sarah à Exeter un processus s’est mis en route dans lequel Charles est confronté à sa division subjective et à la perte qui deviennent ce qui le caractérise et le structure. A la perte de sa maîtrise des événements s’ajoute la perte de la femme, objet de son désir, qui ne vient plus boucher la béance de sa subjectivité comme le faisait Ernestina, mais qui lui échappe laissant apparaître ce manque. La perte de son nom et son rang dans la société le conduit à une certaine errance de pays en pays pour arriver enfin aux Etats-Unis, pays qui représente une scission du monde anglophone. Charles n’est peut-être plus tout à fait dupe des semblants victoriens mais il n’en est pas tout à fait libéré. Ces deux aspects encore présents chez lui se heurtent dans les deux derniers chapitres du roman.

Comme lors des rencontres précédentes à Lyme Regis, Charles se présente à la maison où habite maintenant Sarah en position de maîtrise, en preux chevalier “in full armour, ready to slay the dragon” (p. 381) pour la libérer. La situation commence à vaciller lorsqu’il apprend que Sarah n’occupe pas une place d’employée dans la maison. Elle n’est plus là où il s’attendait à la trouver — en attente de sa libération. Elle s’est affranchie de cette position dépendante, “the damsel had broken all the rules” (p. 381). Venu pour faire preuve de son pouvoir phallique, Charles est décentré par rapport au rôle de chevalier libérateur qu’il croyait pouvoir assumer :

‘He saw nothing; but only the folly of his own assumption that fallen women must continue falling – for had he not come to arrest the fall of gravity ? (p. 379)’

Il est déstabilisé par la découverte de la superfluité de son pouvoir qui tourne à vide en tant que cela relève de la position masculine qui est ici mise en cause. C’est ce que la flexion de la voix permet de lire dans la phrase suivante si l’on coupe la phrase avant le pronom relatif et si l’on porte l’accent sur “man” :

‘He was as shaken as a man who suddenly finds the world around him standing on its head. (p. 379)’

La nouvelle situation de Sarah confirme ce qui s’est passé lors de sa disparition d’Exeter par où elle s’extirpait du rôle d’objet du désir de possession de Charles. Elle échappe une nouvelle fois au regard phallique qui se révèle ici impuissant à en faire un objet conforme à ses désirs et ne parvient pas à cerner Sarah :

‘She stood there against the door she had just closed, her hand on its brass knob, in the abrupt loss of sunlight, difficult to see clearly. (p. 379)’

La perte du pouvoir masculin se reflète dans la perte de la lumière du soleil qui rend à Sarah son mystère. Empêtré dans la logique de dominant/dominé, Charles, dans un premier temps, considère que leurs positions rétrospectives ont été inversées et il projette Sarah dans la position masculine, pensant que c’est elle maintenant qui le manipule :

‘She had not sent the address. She was not grateful. He did not remember that her inquiry was identical to the one he had once asked her when she came on him unexpectedly; but he had sensed that now their positions were strangely reversed. He was now the suppliant, she the reluctant listener. (pp. 379-80)’

En voyant les choses de cette manière Charles continue à assumer la position symbolique masculine, à refuser la position subjective que la transformation de la situation lui offre. Cependant son discours, n’ayant plus prise sur la situation, est mis en échec : “‘I see you are …’ he lacked words; but he meant, altogether changed.” (p. 380).

Contrairement à ce qu’il pense, Sarah n’a pas adopté une position dominante, « masculine », face à sa faiblesse. Le langage est également défaillant de son côté, soulignant la similarité de leurs positions respectives :

‘‘I am at a loss for words’ (…). She murmured, ‘I do not know what to say.’ (p. 382)’

Elle refuse de se mettre dans la position qu’il attend, scellant ainsi l’impossible de la rencontre :

‘Yet she said it without emotion, without any of the dawning gratitude he so desperately sought; with no more, in cruel truth, than a baffled simplicity. (p. 382)’

Comme dans The Magus, ce qui est en jeu ici est la fusionou la fission. Le double sens du signifiant “cleave” qu’évoque par homophonie “Ware Cleeves”, le lieu des premières rencontres secrètes entre Charles et Sarah dont le souvenir vient d’être rappelé par l’allusion à l’une de leurs rencontres : “when she came on him unexpectedly” (p. 380). La maison où se trouve Sarah s’apparente à ce lieu sauvage qui échappe à la loi morale des Victoriens. Elle est habitée par un homme dont le nom “was the one most calculated to make any respectable Victorian of the late 1860s stiffen with disapproval” (p. 381). L’expression utilisée pour désigner la maison, “a den of iniquity” (p. 382) en fait un équivalent du lieu naturel qui évoque “Sodom and Gomorrah” (p. 80) pour Mrs Poulteney. Le terme vague de “greenery” pour évoquer ce que regarde Sarah renforce la comparaison car il peut désigner ou un endroit où l’on cultive des fleurs ou un lieu naturel : “ She remained staring, her face hidden from him, down into the greenery below” (p. 382). La rencontre est ainsi placée de nouveau en dehors de la société.

A l’instar de Nicholas face à Alison dans le dénouement de The Magus, Charles évoque son incomplétude, affirmant que sans Sarah il n’est que la moitié d’un être humain, “a half-being” (p. 384). Il croit que cette béance qu’il ressent en lui-même peut être guérie par Sarah qui parviendrait à le compléter. La réponse de Sarah est claire, la résolution de son mystère ne se situe pas de ce côté-là, elle s’assume en tant que femme pas-toute :

‘‘I wish to be what I am, not what a husband, however kind, however indulgent, must expect me to become in marriage.’ (p. 385)’

Charles le perçoit mais ne veut pas encore le reconnaître. Son regard tente de s’arrêter aux apparences, tout en voyant que ce n’est qu’un voile et qu’il est impossible de s’y accrocher. Les vêtements colorés que porte Sarah n’ont pas la même signification que ceux portés par Ernestina dans le premier chapitre ; ils ne la constituent pas comme objet du regard :

‘Her bright clothes had misled him at first. But he began to perceive they were no more than a factor of her new self-knowledge and self-possession; she no longer needed an outward uniform. He saw it; yet he would not see it. (p. 386)’

Charles tente une dernière fois de surmonter l’impossibilité de cette rencontre et fait une demande en mariage dans des termes qui suggèrent qu’il essaie en fait de suturer ce qui ne peut l’être :

‘‘All that Miss Sarah Woodruff is, Mrs Charles Smithson may continue to be. I would not ban you your new world or your continuing pleasure in it. I offer no more than an enlargement of your present happiness.’ (p. 386)’

La vérité de Sarah est d’être une énigme, et c’est ce qu’elle ne veut ou ne peut compromettre. Elle ne peut être toute dans une relation à autrui :

‘‘I meant that I am not meant to be understood even by myself. And I can’t tell you why, but I believe my happiness depends on my not understanding.’ (p. 386)’

Le dépouillement des apparences se poursuit et Sarah informe Charles qu’elle avait appris sa rupture avec Ernestina et savait qu’il la recherchait, confirmant clairement son refus du rôle qu’il lui propose :

‘But she went implacably on. ‘And which obliged me to change my lodgings and my name. I made inquiries. I knew then, but not before, that you had not married Miss Freeman.’ (p. 387)’

Charles ne peut plus s’accrocher à rien, Sarah ne lui donne aucune prise. Charles commence alors à percevoir avec difficulté de quoi il retourne :

‘And perhaps he did at last begin to grasp her mystery. Some terrible perversion of human sexual destiny had begun; he was no more than a footsoldier, a pawn in a far vaster battle; and like all battles it was not about love, but about possession and territory. (p. 387)’

Les positions sexuelles, telles qu’elles sont conçues, sont en train de se modifier. Le refus de Sarah n’est pas dû à une absence d’amour mais à une résistance à être considérée comme un objet à posséder.

Arrivé à ce point qui semble être un constat d’échec, le roman bifurque, offrant d’abord une première clôture où malgré tout ce qui s’est dit Charles et Sarah se réunissent autour de l’enfant, puis dans la deuxième clôture ils se quittent définitivement. Néanmoins en même temps que s’opère cette divergence radicale au niveau de la diégèse une série de correspondances entre les deux clôtures se fait jour.