La deuxième clôture

La deuxième version de la fin se déroule une fois que l’instance narrative a pris congé du texte. Comme dans la première clôture, le langage ne parvient plus à exprimer ce que les personnages ont à dire. Dans l’échec du langage articulé les semblants s’écroulent, du moins imaginairement :

‘It was as if she were trying to tell him something she could not say in words. (p. 396)’

Ce que le langage ne parvient pas à formuler ici est le rapport qu’il pourrait y avoir entre Charles et Sarah. Ce rapport ardemment désiré apparaît maintenant à Charles comme une “loathsome reality” (p. 397). Le non-rapport textuel se conjoint au non-rapport sexuel et produit l’horreur.

Le développement qui s’ensuit tourne autour du verbe “possess”. Charles, qui est pris dans un processus de « déphallicisation », se place dans une position féminine par rapport à la possession :

‘She could give only to possess; and to possess him – whether because he was what he was, whether because possession was so imperative in her that it had to be constantly renewed, could never be satisfied by one conquest only, whether … but he could not, and would never, know – to possess him was not enough. (p. 397)’

En partant de la maison où Sarah a trouvé refuge, comme dans l’avant-dernier chapitre, il aperçoit un petit enfant mais contrairement à l’avant-dernier chapitre où l’enfant est présenté comme le fruit de sa rencontre avec Sarah à Exeter, ici l’enfant n’est attribué à personne. Il pourrait aussi bien être l’enfant de la jeune fille qui l’avait introduit dans la maison que l’enfant de Sarah. Il pourrait même être un avatar de lui-même puisque nous trouvons, immédiatement après, la mention d’une renaissance :

‘It was as if he found himself reborn, though with all his adult faculties and memories. But with the baby’s helplessness – all to be recommenced, all to be learnt again! (p. 398)’

Charles est contraint de reconnaître l’impossibilité d’une rencontre fusionnelle avec Sarah où il trouverait complétude. La boucleest bouclée et, comme les deux bouts ne se rejoignent pas, elle peut être relancée. C’est à ce moment précis que chute le regard phallique : “he crossed the road obliquely, blindly” (p. 398). L’aveuglement évoque d’une part Œdipe et signifie que quelque chose de l’ordre de la castration est passé mais d’autre part, par l’évocation de Tirésias, le devin aveugle à la double sexualité, il signifie une féminisation symbolique de Charles.

Son regard rétrospectif vers la maison qu’il vient de quitter pour voir l’effet de “the May wind” (p. 398) fait revenir le narrateur qui émet des hypothèses à l’aide du modal “may”, mais Charles échappe à son emprise, tout comme Sarah à l’articulation du chapitre 12 et du chapitre 13, car le narrateur ne peut rien affirmer sur ce que devient Charles ne proférant que “I think not” quant à un éventuel suicide.

La fin du roman nous renvoie à l’autre limite du texte par l’allusion à l’énigme du début et par le retour à la mer, au littoral/littéral :

‘He (…) has already begun, though there are tears in his eyes to support his denial, to realize that life, however advantageously Sarah may in some ways seem to fit the role of Sphinx, is not a symbol, is not one riddle and one failure to guess it, is not to inhabit one face alone or to be given up after one losing throw of the dice; but it is to be, however inadequately, emptily, hopelessly into the city’s iron heart, endured. And out again, upon the unplumb’d, salt, estranging sea. (p. 399)’

Comme dans The Magus, la dernière phrase du roman ne contient pas de verbe, ni de sujet. Il n’y a plus de narrativité possible, ce qui rend tout fantasme inopérant. Il ne reste plus qu’à sortir du roman comme le signifiant “out” semble nous inviter à le faire. En même temps le signifiant de la répétition “again” nous ramène au littoral du début du texte et à l’énigme, restée sans réponse, qui a lancé le récit.

Le roman nous permet tout de même de la formuler sous forme de la question « Que veut une femme ? ». Parvenus à la fin de la boucle nous ne sommes pas tout à fait au point de départ et l’écart qui sépare les deux positions du début et de la fin fait en sorte de ne pas boucher cette vacuole par le sens et permet qu’elle consonne avec le vide de la Chose. C’est ce que formule Nestor Braunstein quand il écrit :

‘L’incorporation de l’être au langage est la cause d’un exil définitif et irréversible par rapport à la Chose. La Chose, dans la définition qu’en donne Lacan quand il reprend et commente Freud dans son séminaire L’Ethique de la Psychanalyse, « ce qui du réel pâtit du signifiant ». 154

Le parcours de Charles a contourné l’objet et en fin de course produit un sujet divisé qui se reflète dans la scission du texte en deux conclusions non compatibles. Un indice de la barre de la division se trouve dans la syntaxe de la dernière phrase où le cliché “salt sea” est scindé par “estranging” qui est le signifiant de la séparation. “Salt” évoque ici dans la conjonction/disjonction entre le début et la fin “the Cobb” qui est décrite comme “pure, clean, salt, a paragon of mass”. Comme au début où le langage conventionnel ne permettait pas la communication entre Charles et Sarah sur “the Cobb”, ici les semblants se défont et quelque chose de la lettre s’inscrit et, tout comme “the Cobb” dont la forme incurvée rappelle une lettre, fait bord. “The Cobb”, le lieu de prédilection de Sarah, a pour quasi-synonyme en anglais “pier” dont nous pouvons remarquer le rapport homophonique avec “peer” qui l’associe également à Charles. Un autre synonyme, utilisé dans le premier chapitre est “mole” qui par polysémie peut signifier une tache (“spot or blemish”), la tache ou quelque chose fait touche ou tuchè qui désigne la rencontre dans ce qu’elle manque. Mais “mole” signifie également la taupe, l’animal aveugle, qui évoque la chute du regard à la fin du roman.

La citation de Mathew Arnold, réduite à un fragment, est le signe d’un objet irrécupérable en tant que tout. Ce fragment fait partie de ces restes, ces ruines d’un objet qui marquent le lieu de la Chose littéraire, un lieu devenu inaccessible : là où ça était. Car ce qui doit advenir n’est pas l’objet mais le sujet, et ici il s’agit du sujet écrivain, selon la phrase freudienne « Wo Es war, soll Ich werden ». Nous pouvons avancer, par conséquent, que le roman se termine sur “an unresolved note” qui est le point d’appui de l’esth-éthique de John Fowles, la réponse qu’il formule à l’énigme de l’Autre qui interpelle tout être en tant que parlant.

La conclusion du roman qui propose deux fins possibles et contradictoires est une forme d’oxymore qui, par leur effet de conjonction/disjonction fait que la fiction se déshabille. Autrement dit le mot de la fin ne se trouve pas dans le sens qui file du côté des semblants mais dans le pas de sens qui se fait entendre (le jouis-sens), et qui s’arrime à la lettre qui passe de littéral à littoral, entre ce qui ne saurait se dire et ce qui ne consent pas à se taire. Cela se trouve dans chacune des deux clôtures proposées. L’instance narrative, en s’absentant entre les deux clôtures, pose une barre sur son pouvoir, renonçant à la fiction de la maîtrise du texte. Cette barre joue aussi sur la première clôture car l’instance narrative y renonce également comme clôture définitive et la problématise. Loin d’un jeu formel, la division du texte en deux clôtures différentes inscrit la division du sujet qui y fait jour. Cela empêche le mouvement circulaire du texte de se refermer sur lui-même et dans le ratage il ouvre la possibilité à ce que le mouvement du désir se relance.

Là se trouve tout le « faire » poétique de John Fowles qu’il porte dans la plaie de la béance causale. En faisant céder les bords de la fiction victorienne il permet que la vérité du désir, le désir de l’Autre dans chacun, parle. Dans l’alignement de l’objet livre avec le vide de la Chose pourrait-on dire qu’il « élève l’objet à la dignité de la Chose » selon la formule lacanienne.

Le signifiant “out” dans la dernière phrase offre au lecteur un point de sortie, car l’interprétation qu’entreprend ce dernier bute sur l’inexistence de l’Autre et le lecteur à la recherche du sens de la fiction, par un renversement où l’Autre lui renvoie son message inversé, est confronté à la fiction du sens.

Notes
154.

Nestor Braunstein, op. cit., p. 37.