Chapitre 3. A Maggot

1. Introduction

A Maggot est le dernier roman publié de John Fowles mais l’auteur a néanmoins exprimé dans un entretien avec Diane Vipond en 1999 le désir d’écrire un dernier roman qui serait en cours d’écriture et qu’il nomme provisoirement Tesserae :

‘Nevertheless, I would like to write one last novel about the complex nature of this century. At the moment I am calling it Tesserae … the countless bits that make up a mosaic. I don’t want to say more, I’m afraid. 155

Jusqu’à ce jour ce roman n’a pas été publié mais le titre envisagé nous informe sur l’art de John Fowles qui est celui d’un mosaïste juxtaposant des fragments, non pour reproduire l’original d’où proviennent ces fragments mais pour constituer un ensemble où l’effet réside dans la combinaison et l’interaction qui, échappant à l’intention de l’auteur, produisent de l’inattendu. Ce projet de titre souligne également le caractère inachevé de l’œuvre à laquelle l’auteur souhaite rajouter d’autres morceaux sans que jamais le tableau ne soit complet.

Malgré la diversité au niveau de la diégèse, les romans de Fowles produisent par interaction un effet de résonance qui fait que chaque roman peut être considéré, non pas comme une entité en soi étanche et achevée, mais comme un fragment faisant partie d’un tout auquel il manquera toujours un élément. N’est-ce pas là ce qui inscrit les romans de Fowles dans son époque qui est caractérisée par la fragmentation, la brisure des certitudes ? 156 Cependant, les guerres mondiales ou même l’effondrement du système soviétique laissent des traces : les cimetières de Flandres, les vestiges du mur de Berlin, qui sont, pour utiliser la terminologie de Wacjman, « un moins d’objet qui porte un plus de mémoire ». 157 Or ce siècle s’articule autour d’un blanc particulièrement effroyable qui consiste à ne pas laisser d’objet, à supprimer toute mémoire, de faire comme si l’événement n’a pas eu lieu. Car la Shoah, événement majeur et central du siècle, référence incontournable, interpelle tout artiste :

‘Comment se souvenir, quand, en plus de se dresser en maîtres de vie et de mort sur chaque homme, surgit la volonté de se faire les maîtres aussi, en même temps, de ce qui se forme et garde le souvenir de chaque homme ? Maîtres des hommes et de la mémoire des hommes. S’assurer de l’Autre. Anéantir et l’Homme et l’Autre. Effacer des hommes de la liste des vivants et les effacer aussi de la liste des morts. Comme s’ils n’avaient jamais existé. Et puis effacer la liste elle-même, rendre une feuille blanche. 158

Fowles, dont l’ambition affichée est de rendre compte de “the complex nature of this century”, juxtapose les fragments qui font bord à cette béance terrifiante. Il situe son art dans le présent (this century) et le distancie du roman historique, catégorie dans laquelle certains tentent de classer sa fiction. Il s’oriente non pas vers un passé qu’il tenterait de recréer mais résolument vers une écriture du présent, nécessairement fragmentaire. Le prologue et l’épilogue de A Maggot situant la voix narrative hic et nunc, de même que la voix narrative contemporaine de The French Lieutenant’s Womanl’attestent. Les romans de Fowles ne parlent pas d’événement au passé mais font avènement au présent. Ses romans aident à regarder le monde et font advenir le rien, que le monde plein, où se multiplient les objets de consommation, choisit d’ignorer ; car comme l’affirme Wacjman :

‘Qu’il y pense ou non, l’art qui questionne et fouille le visible ne saurait être disjoint de ce trou noir que la Shoah creuse au milieu du siècle. Que sur la carte du temps les routes de l’art croisent les chambres à gaz, à l’angle de l’objet.
Appelons cela perspective du XXème siècle. Les lignes de l’art et la Shoah se coupent en un point à l’infini. La Shoah à l’horizon de l’art. Point de fuite de l’art dans l’espace moderne. 159

Les romans de Fowles ressemblent à ces puzzles où manque un morceau et où l’on doit déplacer les autres pièces afin de constituer l’image où la séquence de lettres ou de numéros. Ce qui permet la création est ce morceau qui manque, ce blanc dans le sens.

Notes
155.

Conversations with John Fowles, Diane Vipond (ed), (Jackson, University Press of Mississippi, 1999, p. 237).

156.

Des fractures réelles marquent le vingtième siècle qui font écho aux fractures idéologiques du siècle précédent. Gérard Wacjman situe les fractures majeures : « Dire de ce siècle, né dans les tranchées de la Grande guerre, à son zénith sous le nazisme et expirant dans les décombres du communisme, qu’il aura produit de la destruction à la plus grande échelle jamais atteinte, sans doute est-ce là une vérité plus que certaine – remâchée. XXème siècle, démolissage en tous genres. » Gérard Wacjman, L’objet du siècle, (Lagrasse, Verdier, 1998, pp. 11-12).

157.

Ibid., p. 20.

158.

Ibid., p. 19. Les tentatives des négationnistes de nier l’horreur au cœur du siècle montrent la persistance de cette volonté de « s’assurer de l’Autre » . Poursuivies jusqu’au bout elles mèneraient à de nouvelles horreurs, ouvrant plus grande la béance qu’elles tentent d’occulter. Dans un siècle où la totalité n’est plus de mise ne voit-on pas surgir, plus qu’à toute autre période de l’histoire de l’humanité, le totalitarisme sous maintes et maintes formes ? Et que dire de la mondialisation dont le nom évocateur en anglais « globalization » souligne l’ambition de tout englober dans une forme unique.

159.

Ibid., pp. 23-24.