Echos et répétitions : fragments d’un tout introuvable

Cependant, entre le premier roman écrit par John Fowles, The Magus, et le dernier publié, A Maggot, la similarité phonologique crée un lien particulier qui pourrait suggérer un retour vers le point de départ, comme si l’auteur arrivait au terme d’un parcours. A la lecture du texte de ce dernier roman nous constatons également de nombreuses allusions indirectes à tous les romans précédents de Fowles comme si quelque chose insistait sans pouvoir se dire en totalité, produisant par nécessité cette répétition.

Nous trouvons notamment plusieurs échos de The French Lieutenant’s Woman . Lorsqu’il loue les services de l’acteur Francis Lacy, le personnage qui se fait appeler Mr Bartholomew affirme être “(the) younger son of a baronet” 160 tout comme Charles Smithson, personnage masculin du roman cité ci-dessus. Francis Lacy, qui accompagne Mr Bartholomew dans son voyage vers l’ouest, passe une nuit dans “The Ship” à Exeter (p. 116), la même auberge où Charles Smithson passe la nuit après sa rencontre décisive avec Sarah Woodruff. Le lieu de la rencontre de Mr Bartholomew et de la femme mystérieuse se déroule près d’une vallée sauvage dont le nom, “the Cleeve” (p. 279), évoque “Ware Cleeves”, le lieu non socialisé des premières rencontres de Charles et Sarah à Lyme Regis. Les allusions à “the Monmouth rebellion” (p. 17) et plus tard à “the year of Monmouth” (p. 406) rappellent la double mention dans le premier chapitre de The French Lieutenant’s Woman de cette révolte du fils illégitime de Charles II contre le roi Jacques II, son demi-frère, en 1685.

De façon similaire le personnage féminin Rebecca/Fanny se tresse une couronne de fleurs à la demande de Mr Bartholomew :

‘It is May Day, and here is may enough. Thou shalt be queen, Fanny, but thou must crown thyself. (p. 340)’

Elle répète en cela le geste d’Alison lors de l’ascension du Mont Parnasse dans The Magus, ce qui, renforcé par la similitude phonétique entre les deux titres, incite le lecteur de Fowles à établir un parallèle entre les deux personnages féminins et à supposer un fil conducteur qui mène de l’une à l’autre. Rebecca/Fanny est une ancienne prostituée dont l’attrait principal était de feindre l’innocence pour inciter les clients à la corrompre. Ce curieux mélange d’innocence et de corruption est précisément ce que Nicholas voit dans le visage d’Alison où il décrit les yeux comme “the only innocent things in a corrupt face” (p. 24). (mes italiques). Alison elle-même n’avoue-t-elle pas à Nicholas, dès leur première rencontre, avoir eu de nombreux amants dans les mois précédents, se comparant ainsi à une prostituée.

‘‘Do you know how many men I’ve slept with the last two months ?’
‘Fifty ?’
She didn’t smile.
‘If I’d slept with fifty I’d just be an honest professional’ (p. 29)’

Le titre du roman A Maggot, que le prologue définit d’abord comme “the larval state of a winged creature” (p. 5) évoque clairement The Collector, le premier roman que John Fowles a publié, où le personnage masculin, Frederick Clegg, faisait collection de papillons. A Maggot, toutefois, inverse ce qui se passe dans ce premier roman, même si dans les deux cas la position féminine est valorisée. Dans The Collector Miranda ne sort pas de la cave où son ravisseur l’a enfermée. Elle meurt de ne pas pouvoir faire échec au discours masculin de Clegg qui fige les mots sur la page de son récit à l’instar du collectionneur qui fixe les papillons morts à l’aide d’une épingle. Rebecca/Fanny, cependant, sort de l’épreuve à l’intérieur de l’objet mystérieux qu’elle décrit comme “a maggot” et prend une nouvelle dimension qui lui permet de tenir tête à l’homme de loi, Ayscough, et de donner une formulation des événements que le discours d’Ayscough ne parvient pas à s’approprier de façon satisfaisante. Elle échappe, pour ainsi dire, à l’épinglage d’Ayscough qui tente de la maintenir dans le rôle de prostituée. A Maggot se termine par une naissance là où The Collector se terminait par l’échec et la mort de Miranda, incapable d’infléchir la volonté de Clegg. Seul le journal de Miranda, inséré par Clegg au milieu de son récit, empêche le roman de se clore sur lui-même et constitue autant de feuilles volantes qui s’échappent, tels les livres de Folon dans le générique de l’émission de télévision, « Apostrophes », comme les papillons vivants que Miranda n’a pas pu devenir.

Il y a quelques ressemblances entre Dick, le serviteur sourd-muet de Mr Bartholomew dans A Maggot , et Clegg, dans la mesure où ce dernier a beaucoup de mal à s’exprimer et n’utilise que des formes figées et des clichés. La relation entre Dick et Rebecca/Fanny reflète alors, à certains égards, la relation entre Clegg et Miranda. Or, Clegg envisage de se suicider après la mort de Miranda, mais ne peut pas s’y résoudre et s’apprête alors à répéter son geste meurtrier, projetant d’enlever une autre jeune fille. Il reste ainsi prisonnier, enfermé dans un cycle sans fin possible. Dick, quant à lui, confronté à l’impossible d’un rapport sexuel avec Rebecca/Fanny suite à la transformation de cette dernière, se suicide effectivement. Contrairement à Clegg, personnage vil et inquiétant, Dick, bien qu’inquiétant pour ceux qui ne le connaissent pas 161 , inspire un sentiment de pitié. Rebecca/Fanny éprouve de la compassion pour lui, qu’elle exprime lorsqu’il tombe à genoux devant elle dans sa chambre : “Oh my poor Dick. Poor Dick.” (p. 33). Lors de son suicide il en affiche la cause en plaçant dans sa bouche qui ne pouvait exprimer ses sentiments par le langage, une motte de violettes qui évoque par métonymie les violettes que Rebecca/Fanny avait ramassées au bord de la route la veille des événements et qu’elle avait éparpillées sur le sexe de Dick en érection :

‘She goes quietly to the top of her truckle-bed, where the violets still lie strewn on the rough pillow; gathers them up, and returns to where he kneels, to toss them, it seems casually, almost mockingly under the down-turned face and across the hands and the monstrous blood-filled glans. (p. 34)’

Rebecca, néanmoins, doit se défaire de son nom de Fanny qui désigne également en anglais le sexe féminin, c’est-à-dire de l’identité qui fait d’elle un objet sexuel pour le désir masculin incarné ici par Dick dont le nom peut signifier en anglais le sexe masculin. Une fois Fanny devenue Rebecca, Dick, le phallus, n’a plus de raison d’être et disparaît du texte en tant qu’il n’engendre plus le sens. La disparition volontaire de Dick sert à souligner la disparition de son maître et alter ego, Mr Bartholomew, qui jusqu’à ce moment jouait le rôle de maître d’œuvre, et seul détenait la clef du sens qui disparaîtra avec lui. Echouent alors, en parallèle, les possibilités de complétude sexuelle et de complétude textuelle. Le retrait du « phallus », symbole de la position dominante masculine, résulte d’un acte volontaire pour faire place à une nouvelle articulation qui se fondera sur le féminin. Ainsi le fait que les violettes fleurissent dans la bouche de Dick après son suicide donne à cette mort une connotation positive l’articulant à la vie.

Se rajoute à cette ressemblance entre certains personnages et entre certaines situations un lien entre les deux romans qui passe par les signifiants des noms des personnages ou par la lettre. Dans The Collector après la mort de son père et après avoir été abandonné par sa mère, Clegg est accueilli chez son oncle qui s’appelle Dick et qui jouait auprès de lui le rôle de père. Mais celui-ci meurt prématurément, enlevant à Clegg tout espoir de trouver sa place dans la constellation de sa famille d’adoption. Un lien plus ténu semble lier Rebecca/Fanny au personnage féminin de The Collector : Son surnom dans la maison close où elle travaillait est “the Maid”, combinaison des deux premières et des deux dernières lettres de Miranda.

Cette série d’échos, non exhaustive, fait apparaître A Maggot comme un supplément qui non seulement s’ajoute aux romans précédents mais provisoirement les remplace, en raison même de ce que nous avons appelé l’esthétique de l’inachevé qui caractérise toute la production littéraire de John Fowles. Sa place, provisoire, de dernier roman, qui pourrait signaler la fin d’un parcours, nous incite à lui prêter une attention particulière.

Notes
160.

John Fowles, A Maggot, (London, Jonathan Cape, 1985 p. 128). Les références de page entre parenthèses renvoient toutes à cette édition.

161.

Dans sa déposition, la servante de l’auberge où les voyageurs ont passé la nuit avant de disparaître fait savoir que Farthing tentait de peindre une image effrayante de Dick : “That he did speak evil of the other man called Dick, at supper, that he was half beast and would have his wicked way with us if he had his chance.” (p. 88).