Un roman énigmatique

De tous les romans de John FowlesA Maggot est sans conteste le plus énigmatique et le plus déroutant. Toutes les questions soulevées par le récit restent, à la fin du roman, sans réponse, à tel point que la question se pose de savoir si le lecteur peut encore suivre Fowles dans cette direction ou si ce dernier ne s’est pas fourvoyé dans un jeu formel et stérile. Ainsi dans son étude du roman Katherine Tarbox constate que :

‘In this novel Fowles pushes the conventions of his genre to the limits and all but totally abandons the reader. 162

Plus que dans toute autre fiction de l’auteur le lecteur doit travailler à produire le sens presque sans l’aide d’une instance narrative étrangement absente d’une grande partie du texte. Nous pourrions même dire que dans son aspect métafictionnel, où chaque personnage donne sa « lecture » des événements et tente de les interpréter, il s’agit d’un roman qui met à jour les apories de toute lecture.

En effet le roman pose un véritable défi au lecteur par la pluralité de voix qui se font entendre dans un ensemble étrangement hétérogène où sont juxtaposés des textes et des documents de nature différente. L’hétérophonie 163 peut également être perçue, par la variation des temps grammaticaux à l’intérieur même du récit, qui se fait tantôt au prétérit, tantôt au présent sans raison apparente. Le lecteur ne peut qu’être frappé par l’espace textuel réduit dévolu au récit qui n’occupe qu’une centaine de pages sur les 460 que comprend le roman et qui est présenté de façon fragmentaire, entrecoupé par divers autres textes. D’une part, nous trouvons sept extraits, chacun de deux pages, d’un périodique mensuel de l’époque où sont censés se dérouler les événements fictifs, reproduits dans leur typographie d’origine sans qu’un lien direct soit établi avec le récit, ainsi qu’un extrait fictif d’un autre périodique qui fait allusion à l’énigme au centre du récit. D’autre part, les procès-verbaux des dépositions de tous ceux qui participent à la diégèse recueillis par un homme de loi et retranscrits par son assistant, des lettres écrites par l’homme de loi, que ce soit pour les besoins de son enquête sur la disparition de Mr Bartholomew ou pour rendre compte au père du disparu qui a commandité l’enquête et pour proposer des hypothèses possibles basées sur les témoignages recueillis, constituent une tentative de remplir le blanc dans le récit concernant la disparition mystérieuse des protagonistes. Un prologue daté de 1985, l’année de la parution du roman, et signé de John Fowles, et un épilogue non signé mais que la logique du texte laisse supposer que nous pouvons l’attribuer au même 164 fournissent un cadre à ce roman déconcertant.

La nature hétéroclite des textes n’est pas le seul problème posé au lecteur qui doit également « naturaliser » l’intrusion d’éléments dans la diégèse incompatibles avec le dix-huitième siècle où les événements sont censés se dérouler. Ainsi John Fowles semble aller plus loin que dans The French Lieutenant’s Woman où l’énonciation du vingtième siècle s’opposait à la diégèse victorienne et pencher cette fois-ci du côté du “magic realism”. 165 La dichotomie à l’intérieur du roman sur laquelle repose ce “magic realism” est renforcée par l’écart qui sépare la diégèse de l’instance narrative. La division est par conséquent de structure et s’oppose à toute tentative de créer un ensemble homogène.

Notes
162.

Katherine Tarbox, op. cit., p. 136.

163.

C’est ainsi que Todorov traduit le terme utilisé par Bakhtine pour désigner la diversité des voix. Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine , le principe dialogique, (Paris, Le Seuil, 1981 p. 89).

164.

Seul parmi les différents critiques Mahmoud Salami met en question l’attribution de l’épilogue à l’auteur du prologue: “it is not clear whether it is Fowles or his modern narrator who writes a further text about the real Ann Lee and the eighteenth century history of Dissent.” (op. cit., p.  218).

165.

Selon M. H. Abrams (A Glossary of Literary Terms, 6th edition, Fort Worth, TX: Harcourt, Brace Jovanovitch, 1993) le terme s’applique à des écrivains comme Jorge Luis Borges, Gabriel Garcia Marquez, Gunter Grass et John Fowles. Ces écrivains “interweave, in an ever-shifting pattern, a sharply etched realism in representing ordinary events and descriptive details together with fantastic and dreamlike elements, as well as with materials derived from myth and fairy tales.”