Le non-dit

Selon John Fowles les difficultés que rencontre le lecteur de son roman sont, en partie, la conséquence d’une de ses préoccupations majeures. Dans presque tous les entretiens qu’il accorde il revient sur l’importance qu’il attache au non-dit, aux apories ou aux zones troubles dans le roman. Pour lui, cela semble relever d’abord de l’intention de l’auteur qui cherche à aménager un espace où le lecteur puisse s’inscrire dans le texte. Ainsi dans un entretien en 1979 il affirme :

‘My characters never show the depth of my feelings and they would be wrong if they did. You have to leave a space for the reader’s feelings to meet yours. Half the art of the novel is leaving-out – what you don’t say, or explain, or make clear. 166

John Fowles fait le reproche aux critiques de souvent négliger cet aspect de son travail auquel il attache tant d’importance :

‘But academic critics often seem to me to be blind to a negative side of the novel : what it does not say, what is left out. Leaving out is a major part of the skill of a writer – that is, persuading readers to supply what is not said. This applies all the way down the line, from major ideas to minor description of characters. Most of us learn that too exact notations of human appearance are harmful because they cramp the reader’s imagination (though they may not realize it consciously). Hints are better, not exact mimesis; dots, which readers must join up to make the picture. Readers possess a huge stock of latent imagination, both archetypal and in terms of everyday things, and one needs to use this. 167

Il ajoute ici l’idée que ces blancs dans le texte doivent approvisionner le fantasme du lecteur qui se construit une image et articule ses propres apories à celles du texte. Mais que peut en tirer le lecteur ? Dans un entretien avec Katherine Tarbox en 1988 John Fowles revient sur cette préoccupation pour indiquer que ce qui est en jeu est la « jouissance » qui peut passer par les interstices où le sens et le savoir font défaut :

‘(…) another thing that is very important for me in the novel and in the cinema, for that matter, is the gaps in understanding and narrative. Reading a novel is an equally creative experience, and the one thing the fiction reader does not want to be given is something where every question is answered; surely one of the most important functions of the novel is to create, not exactly a sense of mystery, but to leave spaces which the reader has got to fill in. It’s… it’s a kind of discipline – not a discipline so much as – it’s a kind of joyful experience, a kind of jouissance, in Barthes’s terms, that I think the reader deserves, you know. 168

Toutefois, dans un autre entretien, à la question de savoir si tout cela dépend ou non de la maîtrise de l’auteur, John Fowles semble moins catégorique et entrevoit la possibilité que ces zones troubles puissent échapper à la connaissance et par conséquent au contrôle de l’auteur :

‘But you see, I think a very important element in the novel is an area that you cannot know, a kind of of area of mystery. (…). But I think that missing area of certain knowledge is important. I’ve just written another novel [A Maggot] which I’m sure is going to enrage people, for rather similar reasons. 169

Dans le syntagme “you cannot know” John Fowles s’inclut lui-même dans le pronom personnel qui s’emploie ici pour énoncer une vérité générale sans s’adresser à un interlocuteur précis. La zone de mystère est alors hors d’atteinte pour lui autant que pour le lecteur. Il confirme dans un autre entretien ne pas détenir le dernier mot sur ses romans. En parlant des lecteurs qui l’interrogent pour savoir si, à la fin de The Magus, Alison et Nicholas se séparent définitivement ou se reconcilient et recommencent une relation, il affirme ne pas connaître la réponse : “I don’t know the answer.” 170 Sa position est semblable à celle de T. S. Eliot à qui un lecteur avait demandé le sens d’un vers qui lui paraissait obscur ; le poète répéta le vers en guise de réponse, se refusant à fournir toute explication. 171

A Maggot illustre parfaitement les propos de Fowles puisque le roman tourne entièrement autour d’un trou dans le savoir dont les différents témoignages recueillis par l’homme de loi Henry Ayscough dessinent les pourtours. Encadré par un prologue et un épilogue attribuables à l’auteur, le roman commence de façon assez conventionnelle par le récit d’un voyage effectué à cheval par un petit groupe de cinq voyageurs dans l’ouest de l’Angleterre en avril 1736. Les événements sont vus à travers le prisme d’une instance narrative contemporaine de la rédaction du roman et qui est donc distanciée de la diégèse. Néanmoins distance ne signifie nullement omniscience concernant l’identité des personnages ou le déroulement des événements, puisque le narrateur ne semble pas détenir des informations inconnues du lecteur. Comme le constate Susana Onega :

‘In A Maggot John Fowles openly draws on all these well-known eighteenth-century literary conventions, in the same way he had drawn on Victorian narrative conventions in The French Lieutenant’s Woman. So he brackets the novel with a Prologue and an Epilogue which he signs in propria persona, and then creates a hetero-extradiegetic narrator who identifies with the twentieth-century author of Prologue and Epilogue. 172

Les personnages sont décrits de l’extérieur et les premières suppositions que fait le narrateur les concernant se révèlent erronées :

‘One might have supposed the two leading riders and the humble apparent journeyman and wife chance-met, merely keeping together for safety in this lonely place. (p. 8)’

L’arrivée à l’auberge oblige le lecteur à corriger cette erreur mais au lieu d’obtenir un éclaircissement sur l’identité des personnages ou les relations qu’ils entretiennent, il apprend que personne n’est ce qu’il semble être. La position adoptée par la voix narrative la place non seulement en dehors de la diégèse mais la prive de la maîtrise de l’action et des pensées des protagonistes. Narrateur et lecteur partagent la même incertitude, “that missing area of certain knowledge” à laquelle Fowles attache une si grande importance.

Comme dans The French Lieutenant’s Woman l’aspect contemporain de la narration est signalé par des allusions à des choses inexistantes au temps de la diégèse. Les yeux de l’un des voyageurs ressemblent à des objectifs de caméra, “twin camera lenses” (p. 11) et le narrateur intervient pour commenter la société du dix-huitième siècle pour un lecteur du vingtième et situer l’histoire par rapport à des événements historiques antérieurs et postérieurs :

‘A twentieth-century mind, could it have journeyed back and taken on the sensibilities and eyes of those two better-class travellers riding that day into the town, must have felt itself landed, or becalmed, in some strange doldrum of time, place and spirit; in one of those periods in which Clio seems to stop and scratch her tousled head, and wonder where the devil to go next from here. This particular day of April falls in a year very nearly equidistant from 1689, the culmination of the English Revolution, and 1789, the start of the French (…). (pp. 15-16)’

Cela ne pose aucun problème et contribue même à définir une position de lecture vis-à-vis du récit : le lecteur inscrit dans le texte est donc un lecteur du vingtième siècle et il ne peut adopter une posture de lecteur du dix-huitième. Le roman joue d’ailleurs sur cet écart entre la position de lecture proposée et les multiples positions de lecture inscrites dans le texte et incarnées par les différents personnages, témoins directs ou indirects des événements.

Il ressort du récit qu’un certain mystère entoure ce voyage, que les voyageurs ne sont pas ce qu’ils prétendent ; les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres ne laissent pas d’intriguer le lecteur qui est ainsi plongé dans un univers peu stable où tout est susceptible de se modifier. La seule information sûre concerne le but du voyage. Mr Bartholomew, qui a organisé le voyage et le subterfuge, avoue à Lacy, un acteur dont il a loué les services et qui passe pour son oncle, ne pas lui avoir dit toute la vérité :

‘You know I am a disobedient son. You know I have not told you all. (p. 26)’

Il précise néanmoins que bien que son intention ne soit pas d’enlever la fille dont il est amoureux et de s’enfuir en France avec elle comme il l’avait dit auparavant, l’objectif du voyage est bien une rencontre qui doit se dérouler le lendemain : “I seek a meeting with someone. That much is true.” (p. 26).

Le récit s’interrompt après le compte-rendu de la soirée passée à l’auberge à la veille de cette rencontre mystérieuse que Mr Bartholomew n’a pas voulu expliciter davantage. Le lecteur est ensuite confronté au premier extrait de The Gentleman’s Magazine daté d’avril 1736. Cet extrait authentique est suivi d’un extrait fictif de The Western Gazette daté du 17 juin 1736 qui relate le suicide du valet de Mr Bartholomew ainsi que la disparition inexpliquée du groupe de voyageurs. Il avance l’hypothèse du suicide du domestique après que ce dernier ait tué dans un accès de folie tous ses compagnons et caché leurs corps. Le périodique s’étonne qu’aucune recherche n’ait été entreprise par les amis de Mr Bartholomew.

S’ensuit une série de dépositions des différents protagonistes, à l’exception de Mr Bartholomew qui a effectivement disparu dans des circonstances mystérieuses. Ceux-ci sont interrogés par Henry Ayscough, l’homme de loi engagé pour découvrir la vérité par le père de Mr Bartholomew, un aristocrate puissant dont on tait le nom. Ces dépositions sont entrecoupées d’autres extraits de The Gentleman’s Magazine dont la fonction semble être de marquer le passage du temps diégétique, de lettres envoyées au père pour l’informer de la progression de l’enquête et de quelques courts passages de récit.

Chaque protagoniste dit ce qu’il en sait ou croit savoir et Ayscough doit faire la part des choses dans les tromperies, les mensonges et les apories pour trouver une explication convaincante. Différentes attitudes s’élaborent face à ce trou, à ce blanc dans le texte. Ayscough tente de le combler et la conclusion de son enquête représente sa façon de composer, de trouver un modus vivendi avec cette absence de certitude qu’il ne peut admettre et qu’il refuse de laisser comme telle. Il représente ainsi tout lecteur qui souhaite, en fin de lecture, savoir le mot de la fin, le mot qui donnera sens et complétude au roman. Par la mise en avant de l’acte d’interprétation, de la façon de lire les événements, A Maggot peut être considéré comme un roman sur la lecture.

Ce qui fait obstacle à la lecture d’Ayscough, qui veut imposer un sens aux événements mystérieux, est le témoignage de Rebecca/Fanny. Elle ne cherche pas à savoir ce qu’est devenu Mr Bartholomew mais utilise ce blanc textuel pour réécrire sa propre histoire, laissant ouvert le trou dans le texte qui permet au sens de circuler.

Notes
166.

Devon McNamara, « Staying Green : An Interview with John Fowles the Novelist » paru dans The Christian Science Monitor (February 1, 1979), 20, 21. Reproduit dans Conversations with John Fowles, Diane Vipond (ed), (Jackson, University Pressof Mississippi, 1999, p. 67).

167.

Carol M. Barnum, « An Interview with John Fowles » paru dans Modern Fiction Studies, 31:1 (Spring 1985). Reproduit dans Conversations with John Fowles, Diane Vipond (ed), (Jackson, University Pressof Mississippi, 1999, p. 103).

168.

Katherine Tarbox, op. cit., p. 177

169.

Jan Relf, « An Interview with John Fowles », 1985. Reproduit dans Conversations with John Fowles, Diane Vipond (ed), (Jackson, University Pressof Mississippi, 1999, p. 124).

170.

Carlin Romano, « A Conversation with John Fowles », paru dans Boulevard, 2 (Spring 1097). .Reproduit dans Conversations with John Fowles, Diane Vipond (ed), (Jackson, University Pressof Mississippi, 1999, p. 137).

171.

Il s’agit du vers de “Ash Wednesday” : Lady, three white leopards sat under a juniper-tree.. B. C; Southam dans son guide des poèmes d’Eliot remarque: “The entire line is much speculated about. When, in 1929, Eliot was asked what it meant, he simply answered ‘I mean’ and then redited the line without comment.” B. C. Southam, A Student’s Guide to the Selected Poems of T. S. Eliot, (London, Faber & Faber, 1974, p. 114).

172.

Susana Onega, op. cit., p. 138.