Un mouvement régressif

L’image visuelle, “visual image” à l’origine de The French Lieutenant’s Woman se transforme ici en “primitive image”. Le glissement de “visual” à “primitive” évoque quelque chose qui a trait aux origines et laisse entendre qu’il pourrait s’agir d’un fantasme originaire. C’est ce que pourrait suggérer la juxtaposition des syntagmes “(a small group of travellers) went in my mind towards an event” et “evidently in some past”. La mise entre parenthèses de la ponctuation qui les sépare relierait les deux syntagmes et soulignerait le caractère régressif du mouvement qui se dirigerait vers le passé.

Cette image de voyageurs qui se dirigent vers une destination inconnue est ce qui arrête le regard puisqu’ils ne progressent pas, mais, dit Fowles, l’image se répète et repasse comme un bout de film en boucle. Encore une fois l’image fait écran, masquant le but du voyage mais en même temps éveillant le désir de voir au-delà. Ce qui se trouve derrière cet écran est ce vide central, le trou dans le texte autour duquel tourne le roman sans jamais parvenir à lui donner une formulation adéquate. Il s’agit de quelque chose qui ne peut se dire, de quelque chose « qui se tient au-delà du Symbolique » 175 du langage et qui correspond à la définition que donne Lacan du Réel.

Ainsi le roman fonctionne comme fantasme qui fait écran dans les deux sens du terme : écran où peut se projeter le désir du sujet et en même temps écran protecteur contre le désir sur lequel le sujet doit, en fin de compte, céder. Il doit admettre qu’au-delà de l’image il y a un « trou noir », un nœud du réel à jamais inaccessible, qui ne se laisse deviner que par le récit qui en trace le bord. Cette image mnésique fonctionne comme la trace de quelque chose qui manque et qui refait surface. Le roman peut se lire alors comme présentant autant de façons de composer avec l’angoisse du manque. Les personnages présentent des supports possibles pour l’investissement du lecteur en face de cette absence qui est de structure pour tout être en tant qu’il parle. L’attitude d’Ayscough cherchant la clé de l’énigme, désirant savoir à tout prix ce qui est advenu à Mr Bartholomew, correspond à un refus de cette béance et relèverait en fin de compte de « l’angoisse de la rencontre de l’absence du phallus ». 176

Dans son article sur le Réel en psychanalyse Pierre Kaufmann nous dit que selon Freud « est réel non ce qui est trouvé mais ce qui est retrouvé » 177 , illustrant ainsi le caractère régressif du fantasme à l’œuvre dans le roman. La jouissance première ou jouissance d’être que recherche le sujet pris dans un fantasme originaire est donc au-delà des limites du possible et elle est interdite à qui parle en tant que tel. Tout au plus peut-il espérer la (re)trouver sous forme de fragments, de restes, qui ne peuvent former un tout. Cela pourrait être les fragments d’un mythe perdu, “last remnants of a lost myth”, que John Fowles évoque dans son prologue.

La question qui fait problème dans l’œuvre romanesque de John Fowles est comment articuler ce Réel à l’Imaginaire d’où surgissent les images et le Symbolique qui les formule. Qu’est-ce que cela implique pour le sujet ? La nécessité d’articuler les trois termes rend inopérantes les oppositions binaires conçues comme complémentaires ou oppositionnelles, illusion-réalité, masculin-féminin, ou le système de question-réponse qui prédomine dans le roman. Aucune de ces oppositions ne peut produire de synthèse adéquate.

Il nous semble opportun dans notre analyse d’examiner dans un premier temps du point de vue narratologique, la structure du roman, la temporalité, la pluralité des voix et les éléments métafictionnels.

L’importance du conflit père-fils est le moteur du récit, à la fois la cause du voyage de Mr Bartholomew et la raison de l’enquête sur sa disparition. Il faut analyser dans une deuxième partie pourquoi ce rapport-là ne fonctionne pas. Est-ce que le roman parvient à suppléer à ce manque ?

La curieuse éclipse du personnage masculin au profit du personnage féminin qui fait basculer le roman suggère deux pôles d’opposition ou de complémentarité. Comment s’articulent ces deux pôles dans le texte et quelle position du sujet en découle ?

En conclusion nous chercherons à voir comment s’inscrit dans ce texte l’esthétique de l’inachevé que nous avons relevée dans les trois romans de John Fowles étudiés.

Notes
175.

Jean-Pierre Cléro, op. cit., p. 57.

176.

P. Salvain, « Trace » in L’Apport freudien (op. cit., p. 596).

177.

Pierre Kaufmann, op. cit., p. 466.