Du dialogue à l’alphabet

Un des aspects déroutants de A Maggot est la présence minimale de l’instance narrative qui, après avoir donné consistance à l’image que Fowles dit être à l’origine du roman, disparaît laissant le lecteur face à une série de documents dont certains sont des documents authentiques de l’époque et d’autres sont des éléments de fiction qui revêtent la forme de documents du dix-huitième siècle. Elle ne réapparaît que de façon épisodique dans de courts passages de récit qui parsèment le texte entre les divers documents qu’ils commentent ou qu’ils relient à l’ensemble.

Dans la majeure partie du roman le récit cède alors la place à la transcription de dialogues qui représentent les dépositions des différents acteurs dans le drame.

James Acherson prend au pied de la lettre l’affirmation de Fowles, répétée dans plusieurs entretiens, qu’il s’agit d’un handicap qu’il s’est imposé, “trying to prove I can do with one arm, what, in the past, I’ve done with both” 187 et écrit que cela relève d’un défi que l’auteur s’est lancé :

‘For Fowles it was a challenge to write a novel in which we hear the characters rather than see them, and in which we learn from their answers to questions only what we might expect to learn from witnesses under oath. 188

Il ajoute qu’il s’agit peut-être d’un moyen pour lui de se défaire du narrateur omniscient :

‘Conventional omniscient narration is unacceptable in the twentieth century (…) because it is inappropriate for a contemporary novelist to pretend that he is analogue to God in a century characterized by scepticism and doubt. 189

Cependant cette ligne de raisonnement réduit le choix de Fowles à une question purement formelle. Or, ne peut-on pas apercevoir derrière ce que cherche l’auteur en voulant repousser les limites de son art un désir d’aller au-delà de la mimésis afin de s’approcher au plus près de ce réel impossible ?

Mahmoud Salami conçoit différemment l’utilisation de dialogues qui constitue, selon lui, un moyen de mettre en cause l’autorité derrière le texte et de la problématiser :

‘The importance of dialogue is thus to help the reader overcome the absence of everything but the language itself (…). 190

Il rejoint en partie l’analyse d’Acherson mais pour lui il s’agit avant tout de donner plus d’importance au lecteur :

‘Dialogue thus enables the reader to formulate the meanings of the situations instead of receiving such narrative information from an authoritative narrator. 191

Puis se fondant sur Bakhtine il affirme :

‘Indeed the novel’s mutual animation of its dialogic discourses serves to emancipate both characters and readers from the hegemony of any one totalizing discourse. 192

Toutefois, dans son argumentation Salami reste au niveau de la diégèse et de la signification produite. Or, l’importance du langage, qu’il avait auparavant signalée, peut laisser supposer que quelque chose se trame à ce niveau-là, au-delà des événements racontés, et qui ne se réduit pas à un effet de signification. La recréation de dialogues dans le style du dix-huitième siècle produit à la fois un « effet de réel » qui authentifie ce qui est dit, et en même temps, par son étrangeté, met à distance le lecteur attirant son attention autant sur le « dire » que le « dit ».

Nous pouvons alors comprendre que la mise en garde de Rebecca ne s’adresse pas seulement à Ayscough mais également au lecteur, “Thee hast thy alphabet and I mine.” (p. 317). La formulation même de cette mise en garde ouvre une problématique qui dépasse la signification. Cette phrase résiste à une traduction du type « nous n’avons pas la même conception des choses » car le mot “alphabet” utilisé par Rebecca ne se rapporte pas simplement à la façon de s’exprimer. Cela indique que ce qui fera la différence dans le texte n’est pas de l’ordre du lexique qui, un signifiant renvoyant toujours à un autre, produit du sens à n’en plus finir, mais plutôt quelque chose qui relève de la lettre qui marque une rupture dans le signifiant. La lettre se situe du côté du Réel, de l’absence de sens, mais étant ce sur quoi se fonde le signifiant elle permet de nouer ce Réel aux semblants articulés par le langage.

Le discours d’Ayscough est également composé de « lettres » mais, à la différence de « l’alphabet » de Rebecca qui place son discours sur le versant de la lettre, les lettres d’Ayscough sont les missives qu’il envoie à ses interlocuteurs et notamment au père du disparu. Elles constituent une tentative d’imposer un sens aux événements et surtout à la disparition mystérieuse de Mr Bartholomew. Ce sont des signifiants qui suppléent à l’absence et tentent de combler la béance qu’elle ouvre. La dernière lettre en particulier élabore les conclusions qu’il tire des différentes dépositions et fait état de son impuissance :

‘Your Grace, I cannot positively say it was so. Yet must I guess it most likely so, and with only this to commend it: that coming to recognize he had sinned most heinously, he must condemn himself to no less than he did, as the only proper expiation of his awful crimes. (p. 449)’

Ainsi la reconstitution qu’il fait des événements ne tient qu’à une seule chose, “with this only to commend it”, la reconnaissance hypothétique par Mr Bartholomew, qu’ayant bafoué la volonté paternelle, il ne pouvait plus vivre. Cette fiction élaborée par Ayscough pour se protéger de la vérité qui trouble l’illusion d’un ordre stable fondé sur l’autorité paternelle ne peut se soutenir que d’elle-même, autant dire de rien. Sa conclusion paraît bien boiteuse et trouve un écho dans la sortie du texte du père de Mr Bartholomew qui s’en va claudiquant à la suite de sa rencontre avec Rebecca.

Par deux fois, face à Ayscough et face au père, le discours masculin qui repose sur une rationalité rassurante est mis en déroute par Rebecca. Son alphabet se joue du fonctionnement linéaire. Elle parvient à se défaire de son nom de prostituée, Fanny, qui l’inscrivait à une place fixe dans le discours masculin la constituant comme un objet du désir sexuel, et assume son propre nom, Rebecca.

Son parcours pour retrouver son nom la distingue de ses compagnons de voyage qui assument des faux noms pour cacher leur véritable identité. Rebecca utilise la fiction comme vecteur de vérité puisque le fait d’assumer un deuxième faux nom pour le voyage, Louise, lui permet de se défaire de la fausse identité sous laquelle elle vivait pour retrouver son nom d’origine. Plutôt qu’une façon de maintenir le semblant, qu’un moyen de tromper autrui, la fiction avec la part de vérité qu’elle recèle permet d’articuler le semblant à son identité retrouvée, inscrite sur le bord du vide central du roman.

Dans ce texte fortement marqué par l’empreinte de la religion érigée en garantie de l’ordre social où l’autorité paternelle reflète l’autorité divine de Dieu le Père, le nom Rebecca revêt une signification particulière. Epouse d’Isaac dans la Bible Rebecca est considérée comme la deuxième matriarche du peuple juif. Frappée de stérilité elle conçoit grâce à l’intercession d’Isaac. De même, dans le roman, le voyage dans l’ouest, qui emmène Rebecca loin du bordel où sa stérilité est un atout, est organisé par Mr Bartholomew en fonction de la date des règles de Rebecca afin qu’elle puisse concevoir. En révélant ceci à Ayscough lors de son interrogatoire elle infirme l’hypothèse de sorcellerie basée sur la date de la disparition, le 1er mai, lendemain de « Walpurgisnacht », la fête du diable :

‘Q. Was he pressing that you should resolve yourself to this western journey ? In all this did he rather sollicit, or did he dragoon?
A. He pressed, but did not force. I told him the time of my courses was near. He accepted it must pass first, as happened.
Q. You say, the time of your going depended no more than upon the season of your menison?
A. Yes.
Q. It was not so appointed, that you should be in Devon on the first of May?
A. Not that I know. (p. 312)’

Elle déplace également le centre d’intérêt du roman de la disparition de Mr Bartholomew vers ce qui s’ensuit : sa transformation et l’événement qui clôt le roman, la naissance de sa fille.

Rébecca, son éponyme dans la Bible, est également celle par qui passe la transmission en permettant à son plus jeune fils, Jacob, d’obtenir la bénédiction du père à la place de son frère aîné, Esaü. Elle s’immisce ainsi dans le domaine paternel et détourne la loi du père. En cela son rôle semble analogue à celui des femmes dans les romans de Fowles. Ne représente-t-elle pas une continuité qui passe par le féminin, car il est précisé dans le livre de la Genèse qu’Isaac se console dans l’union avec Rébecca de la mort de sa mère ? Un amour continue l’autre et touche à l’origine (la mère) par le biais du féminin. Dans A Maggot, texte fortement imprégné du patriarcat, à l’instar de l’Ancien Testament, Rebecca s’inscrit en porte-à-faux par rapport à cette loi et, enceinte de Dick qui s’est soustrait du texte en se donnant la mort, devient l’agent de la transmission. D’ailleurs étymologiquement Rebecca signifie « attelage ». Elle est celle qui permet de rétablir un lien là où défaille la loi paternelle.

Mr Bartholomew, le père spirituel de l’enfant car il est responsable de la fécondation de Rebecca par l’entremise de son serviteur et alter ego Dick, disparaît du roman une fois accompli le but de son voyage. Le fait que Dick soit le père et non Mr Bartholomew donne l’assurance que Rebecca ne tombera pas sous la loi du père de celui-ci car l’enfant n’a aucun lien de parenté avec lui. La transmission qui relève désormais du féminin est alors assumée par Rebecca qui, au grand dam de son mari, donne elle-même le nom à son enfant. Il est significatif qu’elle appartienne à une religion dissidente et résiste à maintes reprises au discours masculin que semble soutenir la Bible :

‘Q. Is it not divinely appointed it is sin to rebel against the authority of man? Witnessed in the Almighty’s first act, and ever after?
A. ’Tis reported so, by men.
Q. The Holy Bible is false witness?
A. Witness from one side alone. (p. 428)’

Si le discours d’Ayscough se fonde sur le discours masculin de la Bible sur lequel s’appuie le discours social basé sur le patriarcat, celui de Rebecca s’en écarte et est incompatible. Sommée de répondre par Ayscough elle ne peut que répéter “I cannot, in thy alphabet” (p. 420).

La position de Rebecca ouvre sur un autre fonctionnement de la langue qui ne passe pas nécessairement par le défilé du sens. Les dernières paroles qu’elle profère dans le roman sont dénuées de toute signification : “it is clear they are not rational words, and can mean nothing” (p. 454). Son langage fonctionne par la musicalité car l’une des significations possibles de “a maggot” n’est-elle pas un morceau de musique ? L’association du signifiant « maggot » et Rebecca se trouve renforcé par le fait que son prénom contient le nom d’un instrument de musique, le rebec.

L’alphabet de Rebecca réduit les signifiants à la lettre et l’associe à celui qui lui a permis de se transformer, Mr Bartholomew dont le nom se trouve souvent abrégé à l’initiale, Mr B., à partir de la page 139. Cette abréviation enlève ou du moins affaiblit la signification qui pourrait se rattacher au nom Bartholomew, et souligne que l’identité du personnage, sa place de sujet, dépend non plus du Nom-du-Père mais de la lettre. Sa « féminisation » pose problème à son père et à Ayscough qui s’interrogent sur une possible relation homosexuelle entre maître et serviteur. Ils réduisent la féminisation à un élément de la diégèse, lui attribuant une signification, et de ce fait méconnaissent la fonction de la lettre et le caractère symbolique de la position féminine. Le clerc de l’homme de loi met en garde Rebecca après sa rencontre avec le père : “He’ll hear aught but that” (p. 348). Lorsque Ayscough reprend son interrogation il la questionne sur cette possibilité :

‘Q. (…) Know you what the vice of Sodom betokens?
A. Yes.
Q. Saw you ever, at any time since first you met his Lordship, any sign that he and his man were its victims ? (p. 353).’

Cette position symbolique féminine est davantage mise en évidence par l’effet de miroir qui joue entre Mr B. et Rebecca. Mr Bartholomew affirme à Rebecca que la raison du voyage est de rechercher la guérison de son impuissance sexuelle. Or, c’est Rebecca qui est guérie de sa stérilité et qui se trouve enceinte. Ce glissement de l’impuissance avouée de Mr Bartholomew à la stérilité avérée de Rebecca insiste sur ce qui lie les deux protagonistes et prépare la disparition du personnage masculin et l’émergence subséquente du personnage féminin. Il dit quelque chose sur la position symbolique du sujet que fait advenir le roman.

Notes
187.

James Baker, « A Interview with John Fowles », Michigan Quarterly Review, 25, Fall 1986 (cité par James Acherson, op. cit., p. 77).

188.

James Acherson, op. cit., p. 77.

189.

Ibid., p.  79.

190.

Mahmoud Salami op. cit., p. 220.

191.

Ibid., p. 220.

192.

Ibid., p. 223.