Quelle lecture ?

Le lecteur a beaucoup de difficultés à se situer par rapport à ce texte du fait de sa construction complexe. Deux positions principales semblent s’offrir à lui. En premier lieu il y a la position d’Ayscough qui enquête sur la disparition de Mr Bartholomew et dont la démarche de recoupement et d’interprétation des dépositions des différents témoins est celle du lecteur qui dispose des mêmes éléments que l’homme de loi. C’est ce point de vue qu’adopte James Acherson qui écrit :

‘As we read A Maggot , we sympathise with the lawyer, for we share his desire to discover what happened to the young man who has disappeared (…). 197

Cependant, il est obligé de constater les limites de l’interprétation d’Ayscough, “Ayscough has his limitations” (p. 89), et situe ces « limites » dans les préjugés de l’époque où la classe sociale à laquelle on appartient importe davantage que les sentiments et le libre arbitre de l’individu. Ainsi Acherson fait de Rebecca et de sa fille Ann les précurseurs du romantisme et met en avant l’importance de l’expérience individuelle.

Il est nécessaire de constater l’inadéquation de l’interprétation d’Ayscough mais il faut aller plus loin et regarder aussi ce sur quoi il bute. Ses premières investigations et l’interrogation des différents témoins des événements semblent faire progresser son enquête jusqu’à ce qu’il retrouve Rebecca, dont le témoignage constitue la pierre d’achoppement.

A partir de ce moment-là, l’intérêt se déplace de la mystérieuse disparition vers la confrontation de l’homme de loi et de l’ancienne prostituée. Rebecca, en effet, offre une autre position au lecteur car son récit qui comporte des choses inexplicables, des apories, et qui n’offre pas de solution rationnelle à l’énigme de la disparition de Mr Bartholomew, semble plus conforme au tracé général du roman qui refuse de se soumettre à un ordre pré-établi.

Par l’intermédiaire de Rebecca le roman lui-même se divise au niveau de la diégèse entre la mystérieuse disparition de Mr Bartholomew et puis l’émergence ou la renaissance de Rebecca. Cependant l’effet n’est pas une simple opposition binaire comme dans The Collector où le discours figeant du récit au prétérit de Clegg s’oppose au discours de Miranda au présent et tourné vers l’avenir. Là le discours qui se veut convenu de Clegg tente de s’approprier le discours dérangeant de Miranda en l’enchâssant dans le sien, à l’image de Miranda, qu’il a enfermée comme prisonnière dans sa cave. Dans A Maggot,lorsque le récit tourne court, il se fractionne, se brise comme sur un récif et ses bribes parsèment le texte. D’autres documents de nature diverses viennent s’intercaler dans les interstices : témoignages, lettres, extraits de périodiques, fournissant au lecteur une multitude de pièces d’un puzzle mais qui ne s’emboîtent pas toutes et où manque, semble-t-il, la pièce maîtresse, la clé du sens.

L’un des éléments sur lesquels le lecteur s’interroge est l’inclusion de plusieurs extraits de The Gentleman’s Magazine. Font-ils partie intégrante du roman et doit-on les lire, ou sont-ils là simplement comme illustration pour signifier l’époque historique où les événements sont censés se dérouler et dont on note la présence sans y attacher grande importance ? Le fait que Fowles les reproduit dans leur typographie d’origine, qui en rend la lecture difficile, pourrait accréditer la deuxième hypothèse.

Diverses explications sont proposées par les critiques. Acherson suggère d’abord que Fowles cherchait à donner au lecteur un aperçu de la vie réelle au dix-huitième siècle :

‘He also reproduced passages from The Gentleman’s Magazine of 1736 in A Maggot, in the interests of fostering a sense of what life was like in the early eighteenth century. 198

Cette explication est trop commode et le point de vue trop réducteur ; Acherson s’interroge alors sur le contenu de certains de ces extraits:

‘But what are we to make of some of the magazine’s truly bizarre stories – for example the one in the October number, about a peculiar fish thrown ashore in Devon? It is ‘4 foot long’, The Gentleman’s Magazine tells us, ‘has a head like a Toad, 2 feet like a Goose and the Mouth opens 12 Inches wide’. Did this freak of nature really exist? Are we truly to believe that ‘One of this Kind was dissected at the College of Physicians in the presence of K. Charles II’? Or is this just a rather juicy story some journalist made up in order to sell magazines? 199

Il établit finalement un lien entre ces histoires incroyables et la disparition de Mr Bartholomew, et conclut, sans que cela nous éclaire vraiment, que toutes deux font partie du mystère du monde. 200

Ne pourrait-on pas dire que ces histoires recouvrent un noyau obscur, un réel qui ne peut se dire, et pour conjurer l’effroi du vide on tire un voile dessus en y dessinant un Autre monstrueux qui en bouche l’accès, à l’instar de ce qui se passe dans le roman lorsque Rebecca donne un premier compte-rendu des événements dans la grotte à Jones afin de l’induire en erreur, “to blind him” (p. 329). Ainsi la lecture du roman par Acherson n’est guère satisfaisante et ressemble quelque peu à l’attitude d’Ayscough pour qui seul le discours de la science peut éclaircir le mystère.

Katherine Tarbox relève la contradiction entre les extraits du périodique qui représentent la linéarité, “a linear history of its time” 201 , et le roman où les récits des différents personnages font que le voyage en question relève davantage de la bande à Moebius, “is more like a Möbius strip than a straight line” 202 . Ainsi, malgré le caractère aléatoire du choix des extraits, le dernier crée l’illusion que les événements racontés parviennent à une conclusion :

‘The last entry creates the illusion that these stories are coming to an end, that loose ends are being tied up, whereas the seven extracts represent only a slice of history, excised at random from the larger picture. 203

Elle en conclut que:

‘The author and the reader create arbitrary endings in their desire to order experience. 204

Ce qui est à l’œuvre ici, dans le roman propre comme dans les extraits du périodique, souligne Katherine Tarbox, est une façon de s’accommoder du Réel, de lui imposer un ordre. Tout comme la réponse scientiste d’Acherson, cette démarche est fondée sur une illusion et le roman travaille à la défaire. La juxtaposition entre textes authentiques du dix-huitième siècle et textes de fiction souligne la futilité d’essayer de tout faire tenir dans un ensemble cohérent ; chaque texte a ses apories propres que l’autre ne peut remplir.

L’intérêt de Rebecca comme personnage incarnant une position de lecture ne réside donc pas dans le sens de ce qu’elle dit, qui peut être interprété de différentes façons : de façon idéologique pour justifier les opinions religieuses des Shakers, de façon rationaliste à la manière d’Ayscough pour imposer une clôture qui fait sens et qui soit en conformité avec sa logique, ou de façon contemporaine par le lecteur du vingtième siècle pour imposer un sens qui dépasse les conceptions du dix-huitième, en faisant de la rencontre dans la grotte une rencontre avec des extra-terrestres ou avec des voyageurs dans le temps. D’ailleurs même si le lecteur peut s’identifier au refus de Rebecca de se soumettre, les différentes interprétations du sens de ce qu’elle dit ne peuvent le satisfaire. Les formes archaïques qui caractérisent son discours contribuent à créer un écart entre Rébecca et lui.

Ce qui est commun à toutes ces façons de lire le texte est la volonté d’en cerner le sens final qui apporterait une complétude au récit. Or, Rebecca fait une différence fondamentale entre sa façon de dire les événements et la façon dont Ayscough les interprète. Elle le répète à plusieurs reprises pour insister sur son importance. Ce qui différencie les deux protagonistes relève des lettres. Pour Ayscough il n’y a qu’un seul alphabet qui vaille qui est le langage : “Mistress, there is one and one only alphabet, that is plain English” (p. 420) répond-il à Rebecca qui souligne l’incompatibilité de leurs langages respectifs. Empêtré dans la réalité telle qu’il la conçoit, il ne peut qu’enchaîner signifiant à signifiant dans une quête herméneutique sans fin. Le lecteur doit abandonner la quête d’une interprétation ultime qui figerait le texte et apprendre à lire autrement selon l’alphabet de Rebecca, et renoncer à la clôture du sens.

Notes
197.

James Acherson, op. cit., p. 82.

198.

Ibid., p. 77-78.

199.

Ibid., p. 81.

200.

“The only way we could be certain whether this story is true would be to compare it with whatever first-hand accounts of the fish have survived. If there are no first-hand accounts extant, or if the surviving accounts (whether first-hand or second-hand) are unreliable, we would be obliged to accept that this story is a minor mystery which, together with a host of other mysteries, both major and minor, contributes to the enormous ‘general mystery’ posed by the world at large. It is important to bear this in mind, for the unanswered (and ultimately unanswerable) question of his Lordship’s disappearance, together with the many other mysteries in the fictional parts of A Maggot, are, as Fowles has said, ‘symbolic of the general mystery in cosmic … terms’.” (ibid., p. 81).

201.

Katherine Tarbox, op. cit., p. 142.

202.

Ibid., p. 142.

203.

Ibid., p. 142.

204.

Ibid., p. 142.