Présent ou prétérit ?

L’autre aspect de la temporalité est le temps grammatical utilisé dans le récit initial et dans les fragments de récit éparpillés dans le roman. Il s’agit d’un aspect minimisé par les critiques qui ne semblent pas y attacher beaucoup d’importance.

Katherine Tarbox préfère gommer la distinction :

‘From the beginning Fowles defines the limits and weaknesses of ordinary perception. The first teller is a present-tense narrator (who occasionally lapses into a past-tense mode that is merely a disguised present) who reports events as they unfold before him. 205

James Acherson lie l’emploi du présent au refus de Fowles d’utiliser une instance narrative dotée d’omniscience :

‘Fowles’s dissatisfaction with conventional omniscient narration is most evident in the introductory section of A Maggot (…). Throughout, he uses the present tense rather than the past, as if to suggest that his characters’ future is something that he has not yet witnessed and is therefore unable to reveal to us. 206

Nous devons nous interroger pour savoir si la question est aussi limpide que semblent le dire ces deux critiques. Tout d’abord nous pouvons constater que le récit initial est divisé en plusieurs épisodes dont certains sont narrés au présent, d’autres au prétérit. Les fragments de récit parsemés dans le texte sont tantôt au présent, tantôt au prétérit. Derrière cet emploi il ne semble pas y avoir de système ; il n’y a pas d’alternance stricte des deux temps et ni le présent ni le prétérit ne correspond à un personnage, un lieu ou un point de vue différent. Néanmoins, ce jeu des temps installe une division qui devient plus patente dans le fragment de récit qui décrit la rencontre entre Rebecca et le père de Mr Bartholomew. Le fragment commence au prétérit puis bascule dan le présent. Cette rencontre constitue un nouveau point de rupture dans le texte après la disparition de Mr Bartholomew. Elle fait émerger Rebecca, qui pouvait jusque-là être considérée comme personnage accessoire, comme pivot central du roman, et à partir de ce moment-là tous les fragments de récits sont au présent.

Nous pourrions peut-être mieux comprendre l’emploi des temps en faisant de nouveau un détour par The Collector où nous trouvons la même opposition entre le prétérit du récit de Clegg et le présent du journal de Miranda. Le récit au prétérit tente d’enfermer celui au présent, lui ôtant son caractère de devenir, le consignant au passé révolu. Clegg, ayant trouvé le journal de Miranda après sa mort s’en empare, le fait sien, l’enchâssant même à l’intérieur de son propre récit.

Un effet similaire est également produit dans le dernier chapitre de The Magus où l’emploi du présent dans le premier paragraphe crée un effet de rupture avec le prétérit du récit. A la différence de The Collector c’est le présent qui met en échec le prétérit. Cela se manifeste de nouveau, à la fin du chapitre, où le présent est employé pour mettre en échec la narrativité, et figer le récit et les personnages dans : “this frozen present tense” (p. 656).

Une lutte similaire s’engage dans A Maggot, où Ayscough déploie le discours dominant de l’époque et préfère ignorer le potentiel du discours de Rebecca. Son rôle lui confère une position de maîtrise apparente car c’est lui qui mène les débats et qui décide quand y mettre un terme. Les deux modalités de discours sont clairement associées à des positions symboliques différentes qui sont la position masculine et la position féminine.

Rebecca démontre à plusieurs reprises le mécanisme du langage et du positionnement d’Ayscough qui, pour imposer sa maîtrise de la situation, cherche à enfermer Rebecca dans un rôle correspondant à ses idées préconçues afin de neutraliser ce qui le dérange dans son discours. La société sur laquelle se fonde le discours d’Ayscough ne peut se tenir qu’en homéostase dans le passé en opposition binaire avec le futur, et en excluant le présent. C’est dans ces termes que le narrateur formule l’opposition entre Ayscough et Jones :

‘Jones is a liar, a man who lives from hand to mouth, by what wits he has, not least by what creeping deference he can muster when faced with such real power as Ayscough holds. Pride he has not, nor can he afford it. Yet in many ways (and not only in that millions will copy him, later in the century, in deserting country and province for city) he is the future, and Ayscough the past; and both are like most of us, still today, equal victims in the debtors’ prison of History, and equally unable to leave it. (p. 237) (mes italiques)’

Une autre possibilité existe en dehors de cette opposition, qui est représentée par ceux qui occupent une position analogue à celle de Rebecca qui refuse l’opposition binaire passé/futur et ne cherche pas à imposer un ordre ou à tout maîtriser :

‘Like Rebecca, they are poor at reason, often confused in argument; their sense of time (and political timing) is often defective. They tend to live and wander in a hugely extended now, treating both past and future as present, instead of keeping them in control and order, firmly separated (…). (p. 430) (mes italiques)’

Lorsque Ayscough met en doute son récit, Rebecca souligne l’écart qui les sépare, la non-compatibilité de ce qui fonde leurs discours respectifs:

‘That is, thee art man. Thee’d make me mirror of thy sex. Dost know what harlot is, master Ayscough? What all men would have all women be, that they may the easier think the worst of them. (p. 360)’

Elle l’interpelle nommément pour la première fois, et dans cette altercation elle l’affuble du titre de maîtrise qui caractérise sa position subjective masculine, associant “man” à “master”. Ironiquement le signifiant “master” est également le titre que l’on utilise pour désigner un garçon qui n’a pas encore atteint l’âge adulte. Elle souligne en même temps le changement qui s’est opéré en elle ; auparavant prostituée ou “harlot” elle se plaçait là où le discours masculin voulait la mettre, position que maintenant elle rejette.

Elle dénonce le caractère figeant d’un tel discours qui refuse toute possibilité de changement :

‘Thee’d keep me still cunning harlot, thee’d keep his Lordship still disobedient son, and Dick mere beast. (p. 423)’

Dans cette vive réaction aux accusations d’Ayscough elle tisse un lien entre la position de Mr Bartholomew et la sienne. Lien que le texte a déjà établi par la réduction du nom de Mr Bartholomew à la lettre initiale, Mr B., ce qui le soustrait de fait du discours d’Ayscough et le place dans « l’alphabet » de Rebecca. Elle montre que le discours qui tente de les brider est un discours qui se soutient de la loi du père qui ne voit en Mr Bartholomew qu’un fils désobéissant.

Ayscough, bien sûr, est employé par le père dont l’autorité n’existe que si le fils est là pour s’y plier. Le fils, tel une canne pour un infirme, est le soutien du père, à condition de rester sous sa main. Cette opposition entre Mr Bartholomew et son père est évoquée lors de l’interrogatoire de Lacy qui rapporte les discussions qu’ils ont eues sur ce sujet pendant le voyage :

‘For might a better world come, he [Mr Bartholomew] said, if this one may not change? (…). Though I durst not tell my father such things. To that I replied that I feared fathers would ever have their sons in their own close image. To which he answered, And nothing change to the end of time – alas I know it, Lacy. If in this a son doth not bow to every paternal Test and Corporation Act, he is damned, he hath no being. (pp. 142-143)’

La visée du discours paternel est donc de reproduire le même : “fathers would ever have their sons in their own close image”. Le père ne reconnaît pas l’existence du fils s’il ne s’y plie pas. Ainsi Mr Bartholomew ne pourra trouver une identité propre qu’en posant une barre sur le désir du père et en brisant ce rapport duel. Il marque ici sa différence avec son père et avec le discours que tient Ayscough. Le désir de changement qu’il exprime s’accorde avec la position qu’occupera ultérieurement Rebecca.

Un extrait particulier de The Gentleman’s Magazine, enchâssé dans un passage de récit, donne une illustration du discours d’Ayscough. Cet extrait se distingue des autres extraits car il ne se présente pas sous la forme d’un fac-similé de l’époque mais est reproduit dans la typographie du texte. La forme de cet extrait ressemble d’ailleurs à la transcription des procès-verbaux puisqu’il s’agit d’une série de questions et de réponses intitulée “Pretty Miss’s Catechism”. Ce portrait d’une jeune fille libertine en fait le miroir de l’homme. La “pretty miss” en question affirme son droit au plaisir sans tenir compte de la religion ni de ses vœux de mariage, et quoiqu’elle fasse son mari n’aura le droit que de se taire :

‘And lastly, as for my Husband, that I shall hereafter condescend to bubble, I do verily believe he ought not to have the least Superiority over me; therefore am determined, that tho’ Quadrille be my Religion, and Cuckoldom ev’ry Sabbath’s Meditation; tho’ I ruin him in Plays, Masquerades, Fashions, Housekeeping, &c, tho’ I should even accept of my very Butler as a coadjutator to him, he shall be Mum. (p. 321)’

Ayscough est choqué par la franchise brutale de ce texte et voit dans le regard de Rebecca — même si elle est n’a rien en commun avec ce que représentent ces “pretty miss” — une semblable absence de respect pour les institutions et pour les croyances qui sont le fondement de la société :

‘Both religion and matrimony were revealed in the catechism as mocked, as was respect for man’s superior status vis-à-vis womankind. What he saw in Rebecca’s eyes, as indeed in some of her answers, was a reflection of this; that is, the effect of published laxity on high among the lower orders. (p. 322)’

Il s’agit d’une perversion du discours masculin par le discours féminin qui s’en approprie tous les traits, et se met à sa place dans une opposition binaire. Cette inversion des rôles est soulignée par le signifiant qui consigne le mari au silence : “he shall be Mum”. Qu’Ayscough confonde ce discours avec le discours de Rebecca montre ses limites et la fragilité du discours masculin.

La position féminine, avons-nous dit, correspond à “the extended now” ou à l’emploi du présent, et la position masculine à celui du prétérit. Le représentant de cette dernière position dans le roman est l’homme de loi Ayscough dont le nom par homophonie, “I scoff”, évoque l’attitude de dédain vis-à-vis tout ce qui met cette position en question. Cela fonctionne tant qu’il a en face de lui des personnes qui reconnaissent son autorité, puisque le discours qu’ils déploient est analogue au sien. Ainsi Jones acquiesce lorsque Ayscough lui dit, “You are a plague among the decency of nations. A nauseous boil upon this kingdom’s arse” (p. 272); et Mother Claiborne, qui affirme son droit de propriété sur Fanny/Rebecca, “I have a right to recover what is mine”, ne trouve rien a redire lorsqu’Ayscough la dépossède en disant, “That wench is mine, now. (…) Now take thy putrid painted cheeks out of my sight, madam.” (pp. 164-165).

Seule Rebecca résiste à Ayscough et refuse, à la fin de sa déposition, l’argent qu’il lui offre de la part de son commanditaire :

‘‘I am instructed to give thee this against thy lying in.’
Ayscough feels inside a waistcoat pocket, then pushes a small golden coin across the table, a guinea.
‘I do not wish it’
‘Take. It is commanded.’
‘No.’ (p. 439)’

L’impuissance d’Ayscough est soulignée par Rebecca qui, se plaçant en dehors de son système d’échange basé sur l’argent, lui donne en partant ce qui n’a pas de prix : “Thee’s need also, master Ayscough, I give thee more love.” (p. 439). Ainsi s’énonce à la fin du parcours le non-rapport entre les deux discours.

Notes
205.

Ibid., p. 136.

206.

James Acherson, op. cit., p. 79.