Une rencontre décisive

Cependant, le point culminant de l’affrontement entre les deux discours se passe ironiquement sans qu’une parole ne soit échangée. Lors d’une pause dans sa déposition Rebecca se trouve face à un homme d’un certain âge, qui ne sera pas nommé dans le texte, mais qui n’est autre que le père de Mr Bartholomew. Dans cette rencontre, qui n’en est pas une puisqu’il n’y a pas de communication entre Rebecca et l’homme, tout se passe dans le regard et se traduit par un changement de temps grammatical qui se révèle définitif et met fin à l’alternance entre le prétérit et le présent.

Ce passage se situe au milieu de la première journée de la déposition de Rebecca qui s’étale sur deux jours. Seule dans une chambre où elle doit dîner, Rebecca satisfait d’abord ses besoins naturels. Nous nous demandons alors pourquoi l’auteur trouve nécessaire d’en donner les détails. Est-ce par souci de réalisme ou pour permettre à l’instance narrative de se manifester et de marquer la distance entre le temps de la diégèse et le temps de l’énonciation ? Il y a effectivement une digression sur le port de la culotte qui explique qu’en 1736 les femmes anglaises n’en portaient pas et n’ont commencé à en porter qu’au début du dix-neuvième siècle. Mais cette digression fait long feu, car un signifiant inhabituel apparaît dans le texte lorsque Rebecca range le pot de chambre :

‘Rebecca stood relieved, and pushed the earthenware jordan back beneath the bed, and straightened the coverlet. (p. 343)’

Le signifiant “jordan” pour désigner le pot de chambre rappelle ce que Rebecca vient de raconter à Ayscough et son geste banal revêt une signification autre. Mr Bartholomew oblige Rebecca à se soumettre à un rite de purification, qu’il compare à un baptême symbolique dans le Jourdain, pour la préparer à rencontrer les personnes mystérieuses dans la grotte où le même signifiant est répété deux fois :

‘A. His Lordship said I must bathe, before I donned my new clothes.
Q. You must bathe!
A. That I must be pure of my body, with no taint of my former world upon me. And he did point a little back, to where the stream did deepen a piece, as a pond, albeit not so deep, and small; for most it ran shallow upon stones.
Q. What thought you to this?
A. That it was too cold. To which he said I must, this stream should be my Jordan.
Q. He said these words: This stream shall be thy Jordan?
A. Yes. (pp. 349-34).’

L’allusion biblique suggère que Mr Bartholomew est dans la position de Jean le Baptiste, le précurseur qui annonce la venue du messie qu’il baptise dans le fleuve Jourdain. Cela s’accorde à son effacement subséquent du texte qui laisse Rebecca au devant de la scène.

Le texte nous incite également à comparer les deux épisodes et leur impact sur le récit. Une première différence peut être constatée entre le bain dans le ruisseau qui est une forme de baptême qui annonce la transformation, voire la renaissance de Rebecca, et le geste qui ici précède une rencontre qui ne produira rien, soulignée par le passage de la majuscule à la minuscule. Nous trouvons là un reflet du contraste entre deux discours dont l’enjeu est la possibilité de transformation.

D’autres similarités apparaissent entre cette rencontre et la rencontre mystérieuse dans la grotte. Avant qu’apparaisse le père de Mr Bartholomew Rebecca décrit ce qu’elle voit par la fenêtre de la chambre :

‘A private coach was drawn up, its four horses still harnessed, as if it had just arrived, on the far side. Its nearer door bore a painted coat of arms, supported by a wyvern and a leopard; its motto and closer detail, beyond two quarters of red diamonds, impossible to read. (p. 344)’

Or, interrogée par Ayscough, Rebecca décrit l’objet qu’elle a vu dans la grotte qu’elle appelle “the maggot” (p. 359) et qu’elle compare à un carrosse : “large as three coaches end to end” (p. 359). Elle décrit les marques sur le flanc de l’objet mystérieux qui font penser au blason sur la portière du carrosse :

‘Q. This preposterous maggot – bore it no marks other?
A. Upon its side was a wheel with figures thereafter, in a line; and yet another upon its belly, the same. (p. 361)’

L’homme avec qui elle se trouve face à face dans la chambre ne semble guère moins mystérieux que les personnages rencontrés dans la grotte. Les habits noirs et gris de l’homme en font une apparition sinistre que renforce le syntagme le décrivant, “doom in the doorway” (p. 344). Le signifiant “doom ” évoque l’idée de mort et de jugement, surtout du Jugement dernier qui se dit “doomsday” en anglais. Il renforce ainsi le caractère divin du personnage anonyme qui se tient dans l’embrasure de la porte. Tel le Dieu de l’Ancien Testament dont on ne doit jamais prononcer le nom, Ayscough interdit chaque fois qu’il en est question que son nom soit prononcé ; il enjoint Mother Claiborne de taire le vrai nom de Mr Bartholomew : “He whose name I forbid you to utter” (p. 159). Il en fait de même lors de son interrogatoire de Jones et ordonne au clerc de ne pas transcrire le nom : “Tell me the name you were told, no more and no less. Do not write his answer.” (p. 211). Le père représente à la fois un pouvoir qui ne connaît pas de limites étant “above all law” (p. 345), mais son regard laisse apparaître également la perte, “almost at a loss” (p. 345). La disparition du fils fait que la loi du père peine à imposer son ordre.

Dans ses mains l’homme en noir tient un objet étrange dont le texte souligne le caractère religieux :

‘He wore a plain black hat, and his right hand gripped a strange thing, a shepherd’s crook, its foot on the ground. However this was no shepherd; where the top of a working crook is of wood or horn, here it was of polished silver, like some staff of office; closer to a bishop’s crosier than anything else. (p. 344)’

Il contraste ainsi avec l’aîné des deux hommes vus par Rebecca d’abord à Stonehenge, ensuite dans l’appareil étrange :

‘(…) the two men that waited beneath the tree were clothed in white (…) and the older man bore a white beard and stood with in his hand a staff of wood (…). (p. 376)’

Rebecca croit reconnaître dans ces derniers Dieu le père et son Fils :

‘I tell thee, undeserving sinner I may be, there was I brought certain, most certain, within the presence of the Father and the Son. (p. 379)’

Ainsi la scène dans la chambre semble être une parodie de la rencontre que fait Rebecca dans la grotte, et renforce l’impression de l’impuissance de l’homme en noir qui se dégage de cette scène.

Le geste de l’homme qui se sert de sa « crosse » pour faire venir Rebecca plus près de lui, au lieu de les rapprocher semble les séparer définitivement :

‘Yet they seemed no closer; not just divided by age and gender, but by belonging to two eternally alien species. (p. 345)’

Cet échec se manifeste par le changement abrupt de temps, et le récit se poursuit dorénavant au présent :

‘And now, as abruptly as he appeared, the man ends this wordless interview. The crook is jerked impatiently clear, and set firmly to the ground again as he turns away, as if disappointed. (p. 345)’

Le passage du prétérit au présent devient la marque de l’impuissance d’un discours qui peut, nous l’avons vu, se définir comme un discours masculin et homéostatique. Il est manifeste ici que ce discours, qui est celui d’Ayscough, est avant tout celui de la loi du père dont Ayscough n’est que le serviteur.

Suite à cette rencontre sans parole, qui tourne autour de ce qui ne peut se dire, le père s’en va claudiquant comme Oedipe, et l’instance narrative signale alors sa véritable identité :

‘Rebecca has time to see that he walks with a heavy limp. The crook-staff is no mere eccentric adornement, it is a necessity; and has just time to see the clerk step back with a deep bow, and Mr Ayscough also, with a lesser one, then turn to follow his master. (p. 346)’

Ce bâton ou crosse, qui semblait être le symbole de son pouvoir, se trouve vidé de cette substance dans la débandade qui met fin à sa puissance phallique, soulignée par la connotation sexuelle du signifiant “limp” qui indique la fin ou l’absence d’érection. Redevenue une simple canne qui soutient le père défaillant, la « crosse » montre le vide sur lequel repose cette autorité paternelle dont le pouvoir n’est que semblant. La vacance de ce pouvoir était déjà visible dans l’image du carrosse portant le blason du père, dont la devise impossible à lire laissait entendre une absence de signification. Il n’y a d’ailleurs aucune trace des occupants du carrosse : “There was no sign of its passengers or coachmen” (p. 344). Le vide du carrosse en fait un signe qui ne recouvre rien.

La disparition de Mr Bartholomew du roman le soustrait au pouvoir du père et prive en même temps le père de sa toute-puissance. Cela se passe par l’entremise de Rebecca qui, lors de cette rencontre avec le père organisée par Ayscough, lui signifie sa perte. Le père paraissait au-dessus des lois, “above all law” (p. 345) et sur son visage se lisait un pouvoir qui n’admet aucune contradiction, “the aura of absolute right”. Il semblait savoir que la disparition de son fils faisait planer sur lui la menace d’une castration symbolique que suggèrent les syntagmes qui tempèrent cette description : “almost at a loss” et “a hint of morose doubt”. La fin de l’entrevue constitue un renversement puisque ce qui caractérise le père au moment de sa sortie est l’impuissance, la perte de son pouvoir contenue dans le signifiant “limp”.

Qu’est-ce qui reste après cette déroute de la loi du père ? Il reste Rebecca qui a enlevé toute consistance à l’image du père tout-puissant et qui doit terminer de témoigner. Que les fragments de récit restant soient au présent marque la prééminence de ce que nous pouvons appeler le discours féminin qui supplée à la défaillance du discours masculin, rétif à tout changement et ancré dans le passé.

Ce qui est en cause dans ce passage-clé du roman relève de la vérité. A la question de savoir « qu’est-ce que la vérité ? », question posée par Ponce Pilate dans le Nouveau Testament lors de l’interrogation du Christ, le clerc d’Ayscough répond :

‘‘There are two truths, mistress. One that a person believes is truth; and one that is truth incontestible. We will credit you the first, but the second is what we seek.’ (p. 348)’

Rebecca affirme sa vérité en disant “I must tell what I believe” (p. 349). Cette prise de position se renforce de ce que le clerc lui avait précédemment avoué concernant l’exactitude douteuse de ses transcriptions, qui défait la prétention d’atteindre “truth incontestible”.

La poursuite de la confrontation Rebecca-Ayscough tourne maintenant à la déroute de ce dernier qui ne peut qu’élever une piteuse fiction qu’il envoie à son maître, mais qui ne parvient pas à clore le récit.

Adopter la position de lecteur à la recherche du fin mot de l’histoire qui est sa « vérité incontestable », à l’instar d’Ayscough, ne permet pas de cerner totalement le roman. Le lecteur, comme Ayscough, est confronté à une absence qui est de structure ; elle est cause du roman mais n’apparaît que rétroactivement parce que c’est le roman qui en dessine les contours et permet de la poser comme cause.

Ainsi nous pouvons avancer que deux démarches se font jour dans A Maggot et connaissent des fortunes diverses : celle de Rebecca, fondée sur l’absence et qui ouvre la possibilité de changement, et celle d’Ayscough qui se fonde sur la loi du père pour masquer cette absence, faire clôture et empêcher que cela bouge.

Ayscough formule une hypothèse pour donner un sens à l’histoire et pour contenter le père, son employeur. Le lecteur moderne, s’il adopte la démarche d’Ayscough, en formulera une autre tout aussi dérisoire. Selon Katherine Tarbox :

‘The Maggot experience is a metaphor of unassigned meaning. The modern reader will generally see in it spaceships and beings from other planets, for such is the alphabet of contemporary life. 207

Cependant le sens de A Maggot est justement ce trou dans le sens et la façon de s’en accommoder.Ce trou dans le sens fait figure de l’infini qui, selon M. Keith Booker, est ce que l’homme moderne doit affronter à visage découvert depuis que Nietzsche a décrété la mort de Dieu 208 . En d’autres termes, dans un temps ou l’Autre n’existe pas, l’homme doit faire face à l’absence de garantie.

Lorsque tombe la fiction du sens qui enferme tout, où chaque mot correspond à une signification, un autre fonctionnement du langage est nécessaire et enfin possible. Le seul accès à cet infini, ou à ce Réel impossible à dire, passe par la résonance produite par la non-rencontre. C’est ainsi que Josiane Paccaud-Huguet parle du souvenir-écran :

‘C’est que du fait de son inadéquation à l’absence qu’il vise et masque à la fois, il se répétera indéfiniment d’un texte à l’autre, et se repèrera par le spectre lumineux ou sonore qui se dégage au moment de la collision avec… rien. 209

L’échec du sens fait entendre quelque chose d’irréductible et qui relève de la première entrée du sujet dans le langage. C’est ce que Jacques Lacan appelle en un mot « lalangue », marquant l’échec du langage articulé à mettre la main sur l’objet introuvable que représente ici le trou dans le sens. La fiction ne devient foncteur de vérité que lorsqu’elle fait apparaître ce manque.

Notes
207.

Katherine Tarbox, op. cit., p. 152.

208.

M. Keith Booker, “Fowles’ Postmodern Infinity”, Novel: a Forum on Ficxion, XXIV: Winter 1991, pp. 178-198.

209.

Josiane Paccaud-Huguet, « La Fiction littéraire : l’écran et le spectre », (communication au Congrès PERU (Psychanalyse et Recherche Universitaire) à Rennes, mars 1997).