3. Le rôle paternel

Ce qui fait énigme dans le roman est la disparition de Mr Bartholomew qui s’articule à un dysfonctionnement du rôle paternel. Le père anonyme se soutient d’un représentant de la loi pour tenter de restaurer un ordre mis à mal par la désobéissance du fils et que cet homme de loi définit comme “the father’s right to bestow his son’s hand where he pleases.” (p. 134).

Le dysfonctionnement se reflète dans l’impuissance sexuelle du fils qui pourrait en être une conséquence, tant les deux éléments sont liés. Jones dans sa déposition affirme à Ayscough la version des faits qu’il tient de Rebecca, que le but du voyage est de trouver remède à cette impuissance :

‘That he would carry her upon a tour he proposed to make there, for he had heard of new waters, recent found, and reputed excellent for his failing. (p. 250)’

La problématique que nous trouvons alors dans A Maggot est celle que nous avons déjà rencontrée dans les deux romans précédents et relève des rapports père-fils où la défaillance du père constitue un obstacle qui empêche le fils de trouver sa place dans le système d’échange symbolique. Rappelons-nous que pour Jacques Lacan l’infans, pour se subjectiver, doit être séparé de cet Autre originel qu’est la Mère :

‘La castration ne signifie rien d’autre que ceci : tout être humain, tout être qui parle, est assujetti à la Loi de l’interdiction de l’inceste et doit renoncer à l’objet premier et absolu du désir qu’est la Mère. 210

Cette castration symbolique est effectuée par ce que Lacan appelle le Nom-du-Père, ou la métaphore paternelle qui est :

‘L’instance symbolique porteuse de la loi sous l’effet de laquelle l’enfant renonce à une relation duelle avec la mère, afin d’accéder lui-même à l’ordre symbolique, marquant par là les limites de son désir. 211

Pour l’enfant l’accès au langage signifie la perte de la jouissance d’être que Lacan formule ainsi : « le signifiant, c’est ce qui fait halte à la jouissance ». 212 La division se situe dans le langage même car, continue Lacan, « le signifiant ne se pose que de n’avoir aucun rapport avec le signifié ». 213 Le signifiant s’articule à une chaîne de signifiants dont le Nom-du-Père est le point d’ancrage : « le signifiant comme tel ne se refère à rien si ce n’est à un discours ». 214 Quant au signifié, dit-il, « le signifié, c’est l’effet du signifiant ». 215 Et significativement « entre les deux, il y a quelque chose de barré à franchir ». 216

Manifestement il y a un bloquage de la métaphore paternelle dans A Maggot , car le père de Mr Bartholomew ne joue pas le rôle de père symbolique, il ne laisse pas une place pour son fils où celui-ci peut s’inscrire comme sujet désirant par rapport au manque dans l’Autre. Au contraire il s’érige comme Autre absolu qui soumet son fils à sa jouissance.

Lors de sa seule apparition dans le texte il incarne le droit absolu, au-dessus de toute loi humaine, et le regard qu’il pose sur Rebecca est un regard qui ne reconnaît pas l’altérité des êtres humains :

‘There was something both imperious and imperial in that look, indifferent to ordinary humanity, oblivious of it, above all law (…). (p. 345)’

La quête de Mr Bartholomew devient alors une tentative de se soustraire du pouvoir de cet Autre absolu que représente son père qui le transforme en objet de jouissance, et de rechercher ce qui peut faire de lui un sujet à part entière. Dans le récit de Rebecca rapporté par Jones l’impuissance de Mr Bartholomew s’articule à ses rapports avec son père :

‘On that or another visit she said he spoke of an unjust curse upon him and the embarrassments he was placed in by it, and in particular by his father, who was much vexed by his seeming disobedience as to a certain marriage and threatened him to stop him of his inheritance and I know not what else. (p. 249)’

Dans les termes utilisés pour désigner le mal dont il souffre le signifiant “curse”, la malédiction, le rapporte à une parole que nous pouvons dire perverse. 217 Car au lieu de lui donner une place cette parole l’en prive.

Ayant refusé de se soumettre à la volonté de son père Mr Bartholomew se fait même expulser de la maison paternelle et son statut de fils s’en trouve menacé :

‘In short, then, Mr Bartholomew, still refusing the other alliance, was commanded out of paternal house and home, and told not to return until he had cooled his temper and learnt his filial duty. With the further threat that should he pursue the course he was on, all his future prospects would be forfeit. (p. 130-131)’

Son voyage à l’ouest revêt le caractère d’un non serviam. La rupture est définitive et il ira jusqu’au bout quoique cela lui coûte.

Que cherche-t-il alors dans ce voyage ? A Lacy il révèle que son objectif est de trouver ce qu’il appelle “life’s meridian” (p. 149). Le terme reste énigmatique et les personnages ne trouvent aucune explication satisfaisante. Interrogé par Ayscough, Lacy le définit comme métaphore :

‘Q. What took you him to mean by finding his life’s meridian ?
A. Why, sir, no more than is conveyed by any such obscure and fanciful metaphor. It may be, some certainty of belief or faith. I fear he found little consolation in religion as we see it practised in this land. (p. 169)’

James Acherson ajoute à l’explication de Lacy la définition du dictionnaire et conclut :

‘What his Lordship appears to be searching for is the moment at which his life will be at its highest splendour – the moment corresponding (metaphorically) to the summer solstice, when the sun in the northern hemisphere is at its highest point in the sky. (…) from Rebecca’s testimony, however, it would seem that his Lordship enters the cavern in the hope that the people (or beings) he is to meet there will help him achieve some sort of transcendental religious experience. 218

Il y a pourtant une autre définition de “meridian” et une autre façon de lire la réponse de Lacy qui peuvent davantage nous éclairer. Le méridien est également une ligne qui effectue une division du globe. L’expression “fanciful metaphor” utilisée par Lacy conjoint deux termes qui renvoient d’abord au titre du roman : “fancy” correspond à l’une des définitions données de “maggot” dans le prologue. Enfin le terme “metaphor” nous informe de la fonction de “life’s meridian ” qui est de suppléer à la défaillance de la métaphore paternelle.

Le discours scientifique qu’utilise Mr Bartholomew pour en parler pourrait n’être qu’un semblant qu’il déploie pour tromper son auditeur. Par ailleurs Lacy met en question tout ce qu’il lui raconte, et cette mise en garde s’adressse également au lecteur :

‘I say this, though I know now I was being duped and gulled. And even when the veil was lifted from my eyes … well, sir, I found another and even darker veil remained. (p. 133)’

Le sens de “life’s meridian” reste énigmatique, néanmoins deux éléments contradictoires peuvent orienter notre lecture. Tout d’abord ce qu’en dit Mr Bartholomew pourrait sanctionner la nature régressive du voyage comme retour aux origines. Il serait en train de remonter à la nuit des temps pour découvrir un secret détenu par les anciens habitants de l’Angleterre qui ont construit Stonehenge :

‘I will tell you this, Lacy, these ancients knew a secret I should give all I possess to secure. They knew their life’s meridian, and I still search mine. (p. 148-149)’

Le but du voyage serait alors de retrouver un savoir à l’origine de la civilisation britannique et perdu depuis. Mr Bartholomew semble tenaillé entre deux forces également puissantes : la volonté de son père de le soumettre et son propre désir de retrouver une complétude perdue 219 sur lequel il ne veut pas céder. Le caractère régressif de son désir fait du savoir qu’il espère obtenir un « ça-voir », une rencontre avec la Chose interdite.

Mais d’autres éléments conterdisent cette lecture qui ferait de Mr Bartholomew un homme qui poursuit un but unique. Rebecca, interrogée par Ayscough sur l’objectif supposé du voyage qui est la guérison de l’impuissance sexuelle de Mr Bartholomew, répond “his Lordship had more than one purpose, and one a far greater” (p. 336). Une lecture univoque semble alors inappropriée et peu conforme à l’architecture du roman.

Rebecca devient de fait le véritable objet de sa quête. Elle rapporte à Ayscough ce que Mr Bartholomew lui a confié la nuit à Stonehenge où ils se sont rendus secrètement en la compagnie de Dick : “You are she I have sought” (p. 328). Si tel est le cas, ne serait-elle pas celle qui pourrait suppléer à la défaillance de la métaphore paternelle ? Cette lecture semble d’autant plus justifiée si l’on rétablit la chronologie de la diégèse car cette déclaration de Mr Bartholomew suit de quelques heures sa discussion avec Lacy sur les mêmes lieux ou il avait évoqué sa recherche de “life’s meridian”.

A Maggot retravaille, en la personne de Rebecca, ce qui fonctionnait déjà dans les deux romans précédents où Alison et Sarah jouaient un rôle analogue. Alors qu’à la fin de The Magus Nicholas et Alison se trouvaient face à face, laissant ouverte la possibilité de leur éventuelle réunion et que The French Lieutenant’s Woman proposait deux clôtures contradictoires du récit dans l’avant-dernier et dans le dernier chapitre, A Maggot déplie la problématique de façon radicalement différente puisque, tout en ébauchant deux versions contradictoires des faits, l’objet des récits, le personnage masculin, s’éclipse au milieu du roman.

Ce qui émerge alors est un discours d’un autre type. La disparition de Mr Bartholomew met fin au récit linéaire qui ne peut plus progresser. Ayscough, sous l’injonction du père, revient sans cesse à ce point nodal, mais doit à la fin s’avouer impuissant à découvrir avec certitude la vérité de la disparition et se trouve contraint de formuler des hypothèses : “In such matters, where we have no certainty, we must judge with probability.” (p. 445). Dans l’explication qu’il fournit des événements le modal “ may ” est répété à maintes reprises signalant l’incertitude sur laquelle il fonde sa croyance. Son récit est ponctué à cinq reprises par “I must believe” indiquant son refus d’envisager d’autres possibilités. Cette croyance est cependant affaiblie par la répétition compulsive du syntagme qui subit une modification lorsqu’il conclut : “Yet must I guess” (p. 449). Le changement de verbe superpose la conjecture à la croyance et fait apparaître alors sa véritable nature.

Cette mise à mal d’un discours fondé sur la position symbolique masculine de maîtrise met en lumière le renversement qui s’opère dans le roman où le personnage féminin, Rebecca, qui jouait un rôle subalterne dans la première partie, prend une dimension nouvelle. Là où Mr Bartholomew fuyait la confrontation avec le père, Rebecca lui fait face et élabore un discours autre, son “alphabet” qui vient suppléer au dysfonctionnement du discours masculin.

Notes
210.

Nestor Braunstein, op. cit., p. 88.

211.

Patrick Badonnel, Claude Maisonnat, La Nouvelle Anglo-Saxonne, initiation à une lecture psychanalytique, (Paris, Hachette, 1998, p. 63).

212.

Jacques Lacan, Encore (Paris, Points Seuil, 1999, p. 34).

213.

Ibid., p. 41.

214.

Ibid., p. 41.

215.

Ibid., p. 45.

216.

Ibid., p. 27.

217.

La première définition de “curse” dans The Shorter Oxford English Dictionary souligne le caractère de parole divine : “an utterance of God, or of a person invoking God, consigning or intending to consign a person or thing to destruction (…)”.

218.

James Acherson, op. cit., p. 83.

219.

Ainsi Mr Bartholomew parle d’une « faille » dans sa nature qu’il souhaiterait réparer : “there was a great fault in his nature” (p. 248).