4. Masculin/féminin

Mr Bartholomew est un personnage énigmatique, insaisissable. Ses contradictions se révèlent particulièrement dans son attitude envers Rebecca. Susana Onega le décrit ainsi :

‘Alternatively brutal and kind with Rebecca, Mr Bartholomew enjoys the baffling oxymoronic quality shared by her, to appear as both devilish and celestial. 220

En effet dans le récit initial, la veille de sa disparition, il fait venir Rebecca qui voyageait alors sous le faux nom de Louise dans sa chambre. Interprétant mal ses intentions elle se comporte en tant que prostituée dont Mr Bartholomew a loué les services pendant son voyage. Elle s’y prépare en se maquillant pour se rendre désirable mais l’accueil qu’elle reçoit est plutôt froid. Mr Bartholomew l’appelle par son nom de prostituée, Fanny, et la traite comme un objet : “he examines her as he would an animal” (p. 47). Il semble en colère contre elle et sans que la raison soit apparente il l’insulte avant de l’obliger ensuite à une sorte de confession de ses péchés :

‘Modesty sits on thee like silk on dung (…). Even the pox is afraid to touch thy morphewed carcase. (pp. 47-48).’

Le texte souligne son aspect démoniaque :

‘There seems something demonic now in that face beneath the bald head; demonic not in its anger or emotion, but in its coldness, its indifference to the female thing before him. It speaks of a hitherto hidden trait in his character: a sadism before Sade, still four years unborn in the dark labyrinths of real time; and as unnatural as the singeing smell of burnt leather and paper that pervades the room. Had one to represent in a face the very antithesis of human feeling, it is here, and frighteningly so. (p. 49).’

Le comportement de Mr Bartholomew semble ici incongru car après avoir malmené Rebecca il l’aide à se relever et lui baise la main comme il le ferait d’une dame qu’il respecte.

Le même incident est raconté à deux reprises par Rebecca qui donne deux versions des faits diamétralement opposées. Dans la version qu’elle donne à Ayscough elle affirme que la cruauté n’était qu’un masque :

‘He called me to him when we had supped, by Dick, and I thought for his old purpose. However Dick was dismissed as soon as I was brought, when his Lordship would have me make myself naked before him; which I was obliged to do, expecting he would at last try his prowess upon me. But he would not, he made me sit on a bench before him, as I were a penitent, and called me impertinent as I say, for the violets; then a whore, I know not what else, more cruel than ever before, like he was half mad, for he forced me to kneel, and make an oath that all he said was true. Then all of a great sudden he changed, and maintained his cruelty was no more than a test, that on the contrary he was well-pleased with me. (p. 334-335).’

Cependant à Jones elle affirme que sa courtoisie n’était qu’un masque qui cachait sa vraie nature :

‘She found his lordship soon altered, his former courtesy had been but a mask upon his real face. (p. 250)’

Quand elle lui raconte la même scène elle inverse tout et met l’accent sur la cruauté de Mr Bartholomew :

‘(…) his Lordship spoke again apart with her in his chamber, and behaved without reason as ever before, first to revile her for some insolence that lay in his fancy, for she was sure she had given none in the flesh; and then of her being so great a whore, she was certain for hell, I know not what else. (…). And said ’twas as if he was not one man, but two, when she looked back on all her dealings with him (…). (p. 254).’

La faille dans le personnage de Mr Bartholomew, attribuée auparavant à une impuissance sexuelle, se traduit ici par une division en deux personnes distinctes. Le voyage serait alors une tentative de suturer les deux parties pour trouver une complétude. Cependant, si nous suivons Susana Onega nous pouvons également avancer que ces deux aspects non conciliables du personnage relèvent de l’oxymore. Ce qui semble être la clé de voûte du problème est la position symbolique féminine car l’oxymore, avons-nous constaté, est le trope associé aux personnages féminins dans les romans de Fowles.

Le côté diabolique de Mr Bartholomew est développé dans la version des faits donnée par Rebecca à Jones qui l’interroge sur ce qu’est devenu “his Lordship” :

‘He is gone to the devil, Farthing. He has brought me to great sin by force, against my will. (p. 243)’

Le récit qu’elle fait des événements qui se sont déroulés dans la grotte est un récit d’horreur. Mr Bartholomew l’aurait entraînée pour l’offrir au diable. Puis elle raconte comment, dans un rêve, le diable et Mr Bartholomew semblent se fondre en une seule personne.

Cette version des faits montre un personnage dont le désir n’est pas tempéré, et qui va jusqu’au bout, succombant « à la fascination du sacrifice » 221 . Ainsi, à l’instar de Kurtz dans Heart of Darkness de Conrad, sa quête impossible le mène au cœur de l’horreur et à l’annihilation. Le désir régressif de retour à la mère ne serait autre que la pulsion de mort.

Une autre lecture de la contradiction apparente dans l’attitude de Mr Bartholomew est pourtant possible si nous comparons deux rencontres : le tête-à-tête entre Rebecca et lui à l’auberge d’une part et la rencontre de son père et Rebecca pendant l’interrogatoire d’autre part. Car, signale le narrateur, le regard du père diffère du regard d’un homme normal. En cela il s’apparente à celui que son fils pose sur Rebecca :

‘Nor was his stare that of a normal man; much more that of a person sizing an animal, a mare or a cow, as if he might at any moment curtly state a price that he considered her worth. (p. 344).’

Tous deux, père et fils, sont alors à la recherche de quelque chose qui leur manque. Le fils cherche ce qui lui permettrait de guérir la blessure qui résulte du refus du père de lui reconnaître sa place. Le père cherche à récupérer ce qui lui apporterait une garantie de son pouvoir, un fils qui se plie à ses injonctions.

Le père, bien que Rebecca lui révèle le manque qu’il ne voulait admettre et qui est symbolisé par son départ en boitant à la fin de l’entrevue, tente d’établir avec elle le type de rapport qui le caractérise, de donnant-donnant, en laissant à Ayscough une pièce d’or à lui remettre. Rebecca refuse d’entrer dans ce commerce-là, n’accordant au père aucune prise sur elle.

Le fils cherche son “life’s meridian” et croit le trouver dans la femme qu’il a emmenée avec lui dans son voyage. Or Rebecca, à ce moment-là, est encore Fanny, la prostituée, et en tant que telle objet pour le désir de l’homme et miroir qui lui renvoie l’illusion de sa maîtrise. Ce n’est pas ce rapport-là que cherche Mr Bartholomew, mais un rapport à la féminité que Fanny n’incarne pas encore.

Confronté à l’inadéquation de la métaphore paternelle il cherche à désarmer ce père au pouvoir absolu. Pour ce faire il doit le priver de l’objet de sa jouissance, autrement dit de lui-même, et lui signifier ce manque qu’il lui inflige, afin d’en faire un Autre incomplet, un Autre du manque.

Ainsi il entre dans la grotte pour ne pas en sortir. Seule Fanny transformée en Rebecca en sort et joue ensuite le rôle de suppléant de ce fils manquant. C’est à elle qu’il revient, dans la confrontation ultérieure avec le père, de lui faire sentir le manque. L’objet que cherche le père est le fils, et l’objet qu’il trouve, car il regarde Rebecca comme il regarderait une chose, est un objet sur lequel il n’a pas prise.

Lorsqu’elle raconte à Ayscough les événements qui se sont déroulés dans la grotte elle valorise le rôle de Mr Bartholomew, prenant ainsi le contrepied de ce qu’elle avait raconté auparavant à Jones. Elle affirme que Mr Bartholomew a atteint son but et au lieu de faire un avec le diable se confond à la fin avec Jésus Christ :

‘At the far end I espied his Lordship, yet most strange, I first did not know him, for he wore as those from June Eternal wore, their silken smock and trowse, no wig beside. (…). Forget me not, Rebecca, he said, forget me not; at that did kiss me soft upon the brow, as a brother might. Still did he stare into my eyes , and ’twas as if his face had become one with He I had seen in the meadow in June Eternal, that does forgive all sins, and to all despair bring peace. (p. 383).’

Ainsi, tel le Christ resuscité dans la Bible, personne ne trouvera son corps car il est parmi les vivants et non parmi les morts. Le baiser qu’il donne à Rebecca fait d’elle sa sœur, c’est-à-dire une sorte d’alter ego. La disparition de Mr Bartholomew du roman fait émerger Rebecca qui supplée à son absence.

A plusieurs reprises dans le roman Dick est présenté comme faisant un avec son maître. Ainsi Mr Bartholomew confie à Lacy la nature des rapports qui le lient à son serviteur :

‘Then he said that he and Dick were one mind, one will, one appetite. (…). I am his animating principle, Lacy, without me he’s no more than a root, a stone. If I die, he dies the next instant. (p. 171)’

Dick semble représenter ce qui manque à son maître : si Mr Bartholmew est impuissant, Dick couchera avec Fanny/Rebecca et engendrera l’enfant. Néanmoins, le résultat de la rencontre avec la femme mystérieuse dans la grotte est une séparation définitive des deux personnages. La mort de Dick, en signifiant l’impossible complétude, pourrait constituer la véritable division subjective de son maître.

Dans l’élaboration du subterfuge du voyage nous avons déjà constaté que Mr Bartholomew apparaît comme un créateur de fictions. Toutefois il laisse entendre qu’au même titre que les autres il est le jouet d’une volonté supérieure. Ainsi Lacy rapporte à Ayscough ses paroles comparant les voyageurs à des personnages d’un roman :

‘And he said (…) we are like the personages of a tale, fixed it must seem by another intention, to be good or evil, happy or unhappy, as it falls. (pp. 150-151)’

Si tel est le cas, sa disparition pourrait traduire sa seule possibilité d’affirmer une certaine liberté.

La guérison de son impuissance qui s’articule à la complétude qu’il cherche ne pourra se réaliser que par le truchement du semblant qu’il construit. Ce semblant pourtant ne tient qu’à un fil car dès le début Jones pense reconnaître Fanny qu’il avait aperçue auparavant sortant du bordel à Londres. Mr Bartholomew lui-même a été reconnu par un cocher dans une auberge qui confie à Jones sa véritable identité. Ainsi la fiction qu’il crée est ambivalente car tout en cachant la vérité elle se montre comme invention. La complétude qu’il recherche vacille, paraissant plausible dans la fiction mais est rendue incertaine par la mise en question de celle-ci.

Avant de céder sa place dans le roman Mr Bartholomew se débarrasse des attributs qui font son identité fictive. En entrant dans la grotte il jette son épée :

‘(…) he cast his sword aside, as ’twere something he needed to carry no more, its sash and sheath likewise (…). (p. 367)’

Non seulement montre-t-il ainsi son rejet d’une position symbolique masculine qui est une position de domination, mais il jette également le masque de l’identité imaginaire qu’il s’était donné. Car aux yeux de Jones qui épie l’entrée de la grotte, l’épée est le moyen d’assurer cette domination sur la femme et de la contraindre à obéir :

‘(…) quick as a trice [he] draws his sword and points it down at the poor girl’s breast, so to say, your life is lost if you fail me now. (p. 226)’

De même Saint Bartholomew, qui a fourni le nom d’emprunt, est toujours représenté une épée à la main.

Il y a donc un triple abandon ; de son identité fictive de Mr Bartholomew, du rôle de l’auteur de ce qui s’est passé jusque là, et finalement de la position masculine de maîtrise. La grotte est un lieu féminin par excellence et son nom même, “Dollin’s cave”, contient “doll”, un signifiant qui évoque la féminité. Rebecca d’ailleurs donne une explication sexuelle de ce qui s’y passe, et le fruit de la pénétration dans la grotte sera la suite du roman.

Les deux récits que fait Rebecca, d’abord à Jones ensuite à Ayscough ne sont pas compatibles et ne peuvent être réduits pour produire un sens univoque. Le roman ne peut se terminer dans la grotte mais c’est précisément là qu’Ayscough, en tant que représentant de la position masculine, le fait avorter. En fin de compte les récits discordants de Rebecca font de Mr Bartholomew une incarnation de l’oxymore qui est le trope caractéristique de la position féminine dans les romans de Fowles. Nous devons alors, comme le suggère Susana Onega, accorder un pareil crédit aux deux versions des faits données par Rebecca :

‘Only by accepting both versions as true can we find a clue to the mysterious disappearance of Mr Bartholomew within the cave and to the subsequent death of his manservant. 222

Ces deux versions, nécessaires au projet esthétique de John Fowles, se contredisent et s’articulent de la même manière que les deux clôtures de The French Lieutenant’s Woman et rappelle la suspension à la fin de The Magus entre fusion et fission.

Notes
220.

Susana Onega, op. cit., p. 149.

221.

Jacques Lacan, Les Qquatre concepts fondamentaus de la psychanalyse, (Paris, Points Seuil, 1990, p. 306). Lacan poursuit, « le sacrifice signifie que, dans l’objet de nos désirs, nous essayons de trouver le témoignage de la présence du désir de cet Autre que j’appelle ici le Dieu obscur ».

222.

Susana Onega, op. cit., p. 159.