Qu’est-ce qu’être femme ?

Qu’est-ce qu’être femme ? Qu’est-ce qu’être mère ? Ces questions s’écrivent en filigrane dans ce texte complexe sans qu’aucune réponse simple n’y soit apportée. Ce n’est pas une question de sexualité car nous voyons que les “pretty miss” qui inquiètent tant Ayscough sont aux antipodes de la position de Rebecca. Elles essaient au contraire d’occuper une position phallique. Rebecca elle-même occupe des positions différentes dans le texte symbolisées par les différentes identités qu’elle revêt : Fanny la prostituée, Louise la servante et finallement Rebecca la sainte.

Le fait que le voyage de Mr Bartholomew s’annonce comme un retour à la mère met en valeur le rôle maternel dans le roman. Différentes figures de la mère apparaissent qui donnent une résonance à la question sans résoudre l’énigme qu’elle contient. La dernière lettre d’Ayscough au père du disparu évoque également sa mère ; la tenancière du bordel se nomme “Mother Claiborne” ; le personnage mystérieux rencontré dans la grotte s’appelle “Holy Mother Wisdom” ; Rebecca donne naissance à une fille à la fin du roman et devient elle-même mère à son tour.

Tout d’abord la mère de Mr Bartholomew semble être une mère conventionnelle. Elle est mentionnée dans le texte mais n’apparaît pas en tant qu’actrice dans le drame. Ayscough ne la cite qu’en position de dépendance vis-à-vis du père, comme son épouse :

‘Your Grace did also ask me in what manner he should best broach this matter to his most esteemed spouse (…). (p. 449)’

Ayscough suggère de maintenir une fiction pour apaiser les craintes maternelles, “to allay maternal concern” (p. 449). Il propose au père de faire non seulement comme si le fils était vivant mais d’ajouter qu’il reconnaît maintenant la position du père :

‘May it not be said that perchance he lives still in some foreign land, where none may break the secret of an incognito; where he may now acknowledge to himself that he has given Yr Grace great hurt, and would trouble Yr Grace no more? And advanced in hope that he reflects upon the injustice he has done, and shall in due time return to ask Yr Grace’s forgiveness? (p. 449)’

Ainsi se révèle une nouvelle fois la faiblesse de cette position du père qui ne peut se soutenir que du semblant.

Une toute autre image de la mère est donnée par l’appellation des femmes qui règnent en maître sur les bordels : “Mother Claiborne” mais aussi “Mother Wishbourne”. Figures effrayantes pour les filles qui y travaillent comme Fanny/Rebecca, elles s’apparentent aux marâtres des contes de fées. Elles sont, à l’autre bout de l’échelle, dans une position analogue à celle du père de Mr Bartholomew. Elles considèrent que les filles leur appartiennent. Ainsi lorsque Claiborne prétend récupérer Fanny et dit à Ayscough “I have a right to recover what is mine” (p. 164) elle ne fait que refléter l’attitude du père qui entend imposer sa volonté au fils.

Tout comme Mr Bartholomew s’élève contre le dictat paternel, Rebecca refuse de retourner chez “Mother Claiborne” et fait alors émerger une autre conception de la mère et de la position féminine.

D’abord à Stonehenge puis dans la grotte Rebecca et Mr Bartholomew rencontrent des personnages dont la nature mystérieuse déroute et le lecteur et Ayscough qui recueille les témoignages. Ce sont des personnages mais le mystère et l’irréalité qui les entourent leur confèrent également un caractère symbolique. Ainsi lorsque Rebecca revoit dans la grotte les deux hommes qu’elle avait vus à Stonehenge elle attribue une valeur d’universalité à l’homme âgé :

‘[he seemed] of all nations, neither blackamoor nor white, neither brown nor yellow. (p. 376)’

La femme qui les accueille dans la grotte fait partie de la même famille que les deux hommes :

‘(…) and it came to me that he who stood with the scythe was son to the aged man, and she also of a smiting likeness, they were of one family. (p. 378)’

Rebecca affirme que ces personnages n’étaient autres que Dieu le Père et le Fils et tente d’expliquer la relation qui lie les deux hommes à la femme dont elle dit :

‘No woman, but queen of queens, greater than the greatest lady. She without whom God the Father could not have made His works, whom some would call the Holy Spirit. She is Holy Mother Wisdom. (p. 379)’

Cette femme incarne toutes les positions féminines étant à la fois épouse, mère et fille comme l’explique Rebecca :

‘Holy Mother Wisdom, ’tis she the bearing spirit of God’s will, and one with Him from the beginning, that takes up all that Christ the Saviour promised. That is both His mother and His widow, and His daughter beside; wherein lies the truth of those three women grown one I saw first appear. (pp. 379-380)’

Jouant un rôle analogue au saint Esprit qui fait lien dans la trinité divine, “Holy mother Wisdom” est présentée comme la mère, la fille et surtout la veuve du Christ. Il ne s’agit donc pas d’un rôle de complétude mais d’une façon d’établir une relation avec l’absence. Rebecca confirme qu’elle supplée au dysfonctionnement de la métaphore paternelle lorsqu’elle affirme à Ayscough en subvertissant la formule du « Notre Père », “Her kingdom shall come to be” (p. 380). “Holy Mother Wisdom” s’oppose alors au Dieu de la religion établie qui demande jusqu’au sacrifice de son propre fils. L’échange qui s’ensuit entre Rebecca et Ayscough montre bien ce qui est en jeu – la position féminine par rapport à la position masculine :

‘Q. Woman, this is rank blasphemy. ’Tis writ clear in the Book of Genesis that Eve came of Adam’s seventh rib.
A. Were thee not born also of a mother? Thee’s nothing without her, master, thee are not born. Nor was Eden born, nor Adam nor Eve, were Holy Mother Wisdom not there at the first with God the Father. (p. 380)’

“Holy Mother Wisdom” illustre le nouveau rôle de Rebecca dans le roman après la disparition de Mr Bartholomew. Elle n’est plus la prostituée, l’objet de plaisir soumis au désir masculin, la chose féminine, “the female thing” (p. 49), du début. Elle occupe maintenant, à l’instar de “Holy Mother Wisdom”, les trois positions féminines : fille, épouse et mère. Suite aux événements dans la grotte elle est retournée chez ses parents qui l’ont accueillie ; elle est mère d’un enfant à naître ; le géniteur de l’enfant étant mort, son mari en sera le père adoptif et Rebecca est à la fois épouse et veuve.

En tant qu’elle occupe tous les rôles, elle définit la place de chacun dans la constellation familiale, tout comme son éponyme dans la Bible qui, par la ruse, subvertit la continuité comme prérogative masculine en définissant la place de ses fils Jacob et Esau, permettant au plus jeune de supplanter l’aîné et obtenir la bénédiction du père. De par ses trois fonctions elle ne peut être tout à une seule fonction. Cela fait d’elle une femme « pas-toute », pouvant être à la fois objet du désir mais impossible à saisir en tant qu’entité. Comme Alison dans The Magus nous pouvons dire que “her sum was extraordinarily more than her parts” (TM. p. 31). C’est elle que Mr Bartholomew avait désignée comme “a bride – or my Muse” (p. 42) conjoignant sexualité et textualité. Incarnant la féminité elle assigne à Mr Bartholomew sa place le soustrayant au pouvoir absolu du père et en même temps au pouvoir de l’auteur du roman.

Le discours religieux du roman n’est que l’un des semblants que manie Rebecca, tout comme le faisait Mr Bartholomew dans la première partie du roman dont Lacy comparait les subterfuges à autant de voiles qui une fois enlevés ne donnaient à voir qu’un autre voile encore plus sombre (p. 133). En dessous se dessine la question de quelle position subjective est possible dans le monde contemporain caractérisé par la chute des certitudes et dans l’absence de garantie de l’Autre.

L’accusation d’Ayscough pourrait se comprendre différement. “This is rank blasphemy”, que la traductrice rend en français par « voilà un bien grossier blasphème », 223 ne pourrait-il suggérer par polysémie que ce que Rebecca met en cause relève du « rang », de la position des uns et des autres dans l’ordre social ? Les allusions faites par Ayscough à la Genèse s’inscrivent dans le mouvement régressif du texte, lequel devient objet de contreverse. Pour Ayscough le retour signifie la recherche de quelque chose qui garantit un ordre immuable tandis que Rebecca, comme son éponyme biblique, est porteuse d’un ordre transgressif. Ce nouvel ordre qu’annonce Rebecca se fonde, de toute évidence, sur la position féminine.

Lorsqu’à la suite des événements mis en scène par Mr Bartholomew Rebecca se trouve enceinte de Dick et donne naissance à une fille, elle confirme le nouveau rôle de la position féminine dans le processus de symbolisation en nommant sa fille au grand dam de son mari :

‘I tell thee, John Lee, when the Lord Jesus come again, He shall be She, and the mother must know her name. (p. 453)’

Le nouvel ordre qu’elle annonce est fondé sur le mouvement et non la stase, et s’oppose à l’immobilisme de la loi du père, inscrite dans le signifiant “must”, et contre laquelle le Christ, dont elle prédit le retour, se lève :

‘Christ’s kingdom is not must. If a thing must be, it is not of Christ. A harlot must be always harlot, is not Christ. Man must always rule over woman, is not Christ. (…). No must by this world’s lights is Christ. (p. 423)’

Ce royaume-là, affirme-t-elle, est féminin, “Her kingdom” (p. 380).

Ainsi Rebecca se métamorphose au cours du roman. Elle est d’abord Fanny, la prostituée dans la maison de passe de “Mother Claiborne”, objet du désir des hommes. Elle passe ensuite par une étape intermédiaire représentée par le voyage et par son nouveau nom, Louise que Mr Bartholomew lui donne. Puis elle devient Rebecca après sa « renaissance », à sa sortie de la matrice que représente la grotte, et peut enfin assumer le rôle de mère, préfigurant un déplacement structurel dans l’ordre symbolique.

Notes
223.

John Fowles, La Créature traduit de l’anglais par Annie Saumont, (Paris, Albin Michel, 1987, p. 485).