CONCLUSION

La lecture que nous faisons des trois romans de John Fowles fait émerger ce qui nous semble être les caractéristiques fondamentales de sa fiction qui sont, d’une part, l’utilisation de l’écriture comme moyen de répondre à l’énigme d’une contradiction qui ne peut se résoudre et qui trouve son expression dans la figure de l’oxymore, et, d’autre part, l’inachevé qui est sa réponse esthétique et éthique à la complexité du monde contemporain.

Dans chacun des trois romans deux modes de discours distincts émergent, liés à un positionnement sexuel, et tentent à leur façon d’y faire face. L’instance narrative est invariablement masculine.The Magus est le récit de Nicholas Urfe qui fait retour sur ses expériences étranges sur l’île de Phraxos. Le narrateur de The French Lieutenant’s Woman qui intervient directement dans le texte et qui se manifeste à deux reprises comme persona qui croise le protagoniste se présente comme un double de l’auteur. A Maggot , où l’instance narrative se fait fort discrète au point de disparaître derrière les procès-verbaux des interrogations, dialogues bruts sans commentaire, est tout de même solidement encadré par un prologue signé par John Fowles lui-même et un épilogue qui, bien que non signé, semble en toute logique constituer la conclusion de l’auteur.

La puissance narrative de John Fowles est reconnue par les critiques 225 et attestée par le succès que rencontrent ses romans auprès du public. Néanmoins, des obstacles se dressent face au discours narratif trop huilé qui vise le sens final afin de faire taire ce qui pousse à écrire. Alison, la jeune fille qu’il pensait trop bien connaître et dont il pouvait prévoir tous les faits et gestes, échappe à Nicholas dont les ultimes efforts pour reprendre le contrôle de la situation échouent dans le dernier chapitre de The Magus . Leur dernière rencontre est marquée par la gifle qu’il donne à Alison, répétant le geste par lequel il tentait d’affirmer sa maîtrise dans l’hôtel au Pirée lors de leur précédente rencontre qui se termine par la rupture. Devant la réaction d’Alison qu’il juge hystérique Nicholas la gifle pour la ramener à la raison, c’est-à-dire à la soumission au discours masculin :

‘I forced her on her side. Someone in the next room banged on the wall. Another nerve-splitting scream.
‘I HATE YOU!’
I slapped the side of her face. She began to sob violently, twisted sideways against the bed-end, fragments of words howled at me between gasps for air and tears. (...).
She began to bang the bedrail with her fists, as if she was beyond words. (p. 276)’

Mais le discours, ou du moins le discours masculin, ne fait plus lien. Alison semble s’en soustraire “as if she was beyond words”. Nicholas s’absente alors pour chercher à boire, car l’alcool est ce qui a permis de nouer une relation lors de leur première rencontre, mais là encore il échoue car à son retour Alison refuse même de lui ouvrir la porte. Elle part le lendemain sans que Nicholas la revoie et il apprend par la suite qu’elle s’est suicidée à son retour en Angleterre.

Quand ils se rencontrent à Londres à la fin du roman il semble à Nicholas qu’un abîme les sépare : “I had a sense of an abyss between us that was immeasurably deep (…).” (p. 653). Au moment où la rupture semble devenir définitive Nicholas la gifle une nouvelle fois :

‘I do not know why I did what happened next. It was neither intended nor instinctive, it was neither in cold blood nor in hot; but yet it seemed, once committed, a necessary act; no breaking of the commandment. My arm flicked out and slapped her left cheek as hard as it could. The blow caught her completely by surprise, nearly knocked her off balance, and her eyes blinked with the shock; then very slowly she put her left hand to the cheek. We stared wildly at each other for a long moment, in a kind of terror: the world had disappeared and we were falling through space. The abyss might be narrow, but it was bottomless. (p. 654)’

Cette fois-ci la gifle ne s’apparente pas à une tentative d’imposer le discours masculin: “no breaking of the commandment”. Le commandement dont il est question et que Nicholas n’a pas enfreint est un commandement féminisé que lui a transmis Lily de Seitas : “Thou shalt not inflict unnecessary pain” (p. 641). Ce commandement, nous informe Nicholas, supplée au décalogue de l’Ancien testament rendu caduque par l’histoire : “History has superseded the ten commandments of the Bible (…).” (p. 641).

La gifle fait apparaître ici le vide de la force masculine car, au lieu d’imposer l’ordre, l’effet qu’elle produit est de dissoudre la réalité : “the world had disappeared”. Nicholas, déstabilisé, perd pied et a l’impression de tomber dans l’abîme avec Alison. La brutalité masculine se trouve impuissante devant la position féminine. Sa relation à Alison reprend alors là où elle s’était interrompue à Athènes, car d’une voix brisée elle réaffirme sa haine :

‘(…) then her voice, broken, hardly audible, in despair, almost self-amazed.
‘I hate you. I hate you.’ (p. 655)’

La brisure de la voix anticipe la fragmentation des signifiants qui met en déroute le sens, et infirme la signification de l’énoncé. Les paroles suivantes qu’elle prononce sont par conséquent empreintes d’ambiguïté puisque l’affirmation “I do” (p. 655) qui reprend “I hate you” est également la phrase de consentement que prononcent les époux lors de la cérémonie du mariage.

Le parcours de Nicholas a défait sa position imaginaire de maîtrise et l’amène à accepter son incomplétude et à se positionner par rapport à un autre discours, le discours féminin : “‘I understand that word now, Alison. Your word.’” (p. 655). Il reconnaît explicitement la division que cette parole féminisée opère en lui : “(I) ’ll never be more than half a human being without you” (p. 655). La tête baissée d’Alison, “the bowed head”, qui rappelle l’assiette (“the Bow plate”) cassée dont les deux parties ne pouvaient plus constituer un tout, laisse ouverte la possibilité d’une relation qui se tiendra à jamais entre fusion et fission. Refusant la binarité du choix, ou…ou…, le roman se termine sur une position que nous pouvons qualifier d’oxymoronique dont l’inachèvement ouvre un espace pour une nouvelle écriture.

Dans The French Lieutenant’s Woman le discours masculin du narrateur se trouve dans une impasse face au protagoniste féminin qu’il ne parvient pas à comprendre. Cette incapacité le déstabilise et rend impossible sa maîtrise du récit. Le célèbre chapitre treize commence par une dénégation qui trouble le pacte de lecture, car ayant donné consistance au personnage de Sarah le narrateur affirme maintenant ne rien en savoir : “Who is Sarah ? Out of what shadows does she come? (…). I do not know.” (pp. 84-85). La question est séparée de la réponse par la rupture d’un chapitre à l’autre. Le déchirement dans le texte se double du déchirement de l’instance narrative, ouvrant un espace qui permet que quelque chose circule. Une rupture structurelle est introduite dans le roman qui jusque là s’accommodait fort bien de la combinaison d’un récit du dix-neuvième siècle et une voix narrative contemporaine.

En contrepartie les personnages obtiennent une autonomie relative car, concède le narrateur :

‘We know a world is an organism, not a machine. We also know that a genuinely created world must be independent of its creator; a planned world (a world that fully reveals its planning) is a dead world. It is only when our characters and events begin to disobey us that they begin to live. When Charles left Sarah on her cliff-edge, I ordered him to walk straight back to Lyme Regis. But he did not; he gratuitously turned and went down to the Dairy. (p. 98)’

Même si le romancier reste un dieu, “the novelist is still a god”, le narrateur omniscient, tout-puissant, de la fiction victorienne se transforme :

‘There is only one good definition of God: the freedom that allows other freedoms to exist. And I must conform to that definition. (p. 99)’

Dans le cadre de ce nouveau pacte de lecture s’inscrit un affrontement entre deux types de discours dont les liens avec le discours narratif sont distendus. D’une part le discours Victorien de contrôle social qui cherche à tout figer dans un ordre immuable, véhiculé surtout par Mrs Poulteney et par le père d’Ernestina, Mr Freeman. Et d’autre part le discours féminin incarné par Sarah qui résiste à toute tentative de contrôle que ce soit au contrôle social exercé par son employeur Mrs Poulteney ou aux tentatives de Charles de lui imposer une ligne de conduite conforme à ses propres désirs et surtout au contrôle du narrateur qui ne peut qu’avouer son incapacité à la cerner.

La position de Charles est équivoque car il s’inscrit lui-même dans cette société par son rang social qu’il ne songe nullement à mettre en question et par son mariage avec Ernestina qui établirait un pont entre la société ancienne représentée par le titre de noblesse que Charles se croit appelé à porter et la société nouvelle incarnée par les « self-made men » à l’image de Mr Freeman. Néanmoins son intérêt pour la paléontologie et son adhésion aux théories de Darwin constituent une tentative de sa part de se créer une identité qui, dans son imaginaire, le place à contre-courant de cette société.

Cette position se révèle intenable et elle est menacée de toutes parts. Son oncle, dont il attendait la mort pour hériter de son titre, se marie privant Charles de cet espoir. Celui-ci ne semble alors avoir d’autre choix que d’embrasser la carrière commerciale que lui propose son futur beau-père et d’assumer un rôle dans la nouvelle société. La rencontre avec Sarah, véritable paria, ouvre une autre voie. Sarah est le grain de sable qui trouble le rapport Charles-Ernestina mais elle lui refuse en même temps la possibilité de reconstituer avec elle d’autres liens imaginaires. Chaque fois que Charles tente de le faire il échoue. Il s’imagine dans un double rôle, s’identifiant en même temps au lieutenant français qui abuse d’elle et au chevalier qui lui porte secours : “He was at one and the same time Varguennes enjoying her and the man who sprang forward and struck him down” (p. 153). Sarah, cependant, détruit ces identifications imaginaires. Lorsque enfin ils couchent ensemble Charles découvre, à son horreur : “he had forced a virgin” (p. 307). L’analogie avec le lieutenant français s’effondre. Puis, ayant retrouvé Sarah à la fin du roman, il se voit de nouveau dans le rôle du chevalier qui vient au secours de la demoiselle en détresse, mais une fois de plus ce rôle imaginaire perd sa consistance :

‘He had come to raise her from penury, from some crabbed post in a crabbed house. In full armour, ready to slay the dragon – and now the damsel had broken all the rules. No chains, no sobs, no beseeching hands. He was the man who appears at a formal soirée under the impression it was to be a fancy dress ball. (p. 381)’

Sa véritable position, Charles doit la constituer lui-même, non pas à travers une femme conçue comme objet de son désir qui lui renvoie l’image de lui-même qu’il souhaite voir, mais par rapport au réel insondable devant lequel Sarah le place : “the unplumb’d, salt, estranging sea.” (p. 399)

A Maggot présente autrement la confrontation des deux discours. Bien qu’incarnées essentiellement par un personnage masculin, Ayscough, et un personnage féminin, Rebecca, les deux positions sont vraiment les discours tenus par l’un et par l’autre car la voix narrative leur laisse la parole. L’énigme du roman est contenue dans « l’alphabet » de Rebecca, “the enigma she hid” (p. 429), et s’oppose au crible d’Ayscough qui pour découvrir “the truth incontestible” (p. 348) dit “I work slow, but I sift small” (p. 103). Le crible, qui se dit « riddle » en anglais n’apportera pas de réponse définitive et au lieu de la vérité incontestable Ayscough ne peut formuler que des hypothèses.

A Maggot élève la dénégation au rôle moteur du roman et constitue un développement par rapport aux deux autres romans étudiés. Dans ce roman rien n’est validé car ce qui est affirmé d’abord est ensuite contredit sans qu’une version des faits puisse prévaloir sur l’autre. Un écart se creuse entre les deux récits des événements dans la grotte, celui fait par Rebecca à Jones puis celui fait à Ayscough. Ce dernier met en doute le témoignage de Jones et lui dit que Rebecca “knows her men, and thee and thy failings, and the tale thou art most like to swallow” (p. 267). Rebecca reconnaît avoir menti à Jones “to blind him, that he should think the worse of what was done, and dare not to speak, for fear he should be thought part of it” (p. 329). Elle précise par la suite qu’elle a menti également pour détourner Jones de ses intentions à son égard: “He made it plain he would use me still, and I would not be used. I must make service of my wits, to escape his design.” (p. 385-6). Mais si elle ment pour échapper à l’emprise de Jones, n’est-il pas imaginable qu’elle fasse de même pour échapper à Ayscough ? Aucun des deux récits ne peut donner un sens final.

Il nous semble alors que quelque chose échappe à la représentation, et à la maîtrise de l’auteur, et que le roman s’inscrit comme pas-tout, subissant la coupure de la féminisation. Les lettres d’Ayscough qui relèvent de la représentation imaginaire sont décomposées par le réel des lettres de l’alphabet de Rebecca. Pourrait-on dire alors de ce dernier roman de Fowles qu’il construit une fiction qui s’annule pour nous laisser une figure du « rien » qui le sous-tend ?

L’aboutissement du voyage de Mr Bartholomew et Rebecca est la grotte qui est par définition un lieu vide. Ce lieu est à la fois « womb » et « tomb » car Rebecca conçoit un enfant et Mr Bartholomew disparaît. Il articule ainsi la vie et la mort et permet l’émergence de la position symbolique féminine qui s’affirme par la suite.

A la différence des deux précédents romans A Maggot ne propose pas des fins alternatives mais constitue une dissolution métonymique du récit. Avec la disparition inexpliquée de Mr Bartholomew la linéarité se brise et rien ne permet de colmater le récit et le mener à son terme. C’est la tâche impossible à laquelle s’attelle Ayscough. Ce qui est en jeu au niveau de la diégèse est de l’ordre de la maîtrise, car pour Ayscough il s’agit d’affirmer la loi du père qui doit s’imposer au fils. Au niveau de l’écriture ce qui est en jeu est la possibilité de mettre le mot « fin » au récit, qui est la marque de l’autorité (« authorship »).

Seule Rebecca pourrait être en mesure de fournir la clé mais elle ne s’en soucie pas. Elle n’est pas tournée vers l’origine inconnaissable mais tirée vers l’avenir par la naissance de sa fille. Le changement de temps grammatical du prétérit au présent au moment de sa confrontation avec le père qui cherche à savoir la vérité sur le passé en témoigne. Le nouage se fait par son alphabet qui défait le sens et qui reste après l’échec de la quête d’Ayscough et fait terminer le récit sur l’absence de sens : “it is clear they are not rational words, and can mean nothing.” (p. 454). Le réel de la lettre décompose ainsi le voile des mots, les vidant de leur substance signifiante, révélant leur fonction de faire touche entre la représentation et le vide sur lequel elle se dresse. Cette suspension provisoire entre sens et non-sens est l’aboutissement provisoire de l’esthétique de l’inachevé de John Fowles.

Ecrire est un acte éthique où le sujet s’engage dans une confrontation avec le vide structurel et avec le manque de garantie dans l’Autre. Le tracé des lettres évoque une origine toujours hors d’atteinte, elles dessinent « la rature d’aucune trace qui ne fut d’avant » et construisent une réalité là où auparavant il n’y avait rien. La page blanche, figure de l’origine, de l’ex nihilo nécessaire à la création, est le lieu où le sujet fait consonner le langage dont l’existence le précède, avec la béance du réel.

Notes
225.

James Acherson, par exemple, affirme que « Fowles has tremendous narrative drive, the ability to compel his readers’ attention from the beginning of his novels to the end.” (op. cit., p. 1)