Psychophysique : mise en évidence de l’"Optimal Viewing Position"

D’un point de vue psychophysique, la lecture est une forme particulière d’expertise visuelle, permettant de décoder des symboles écrits avec une efficacité remarquable. Grâce à cette capacité particulière, un lecteur expert peut identifier un mot de plus de 20 caractères en une seule fixation du regard d’une durée inférieure à 100 ms (voir (Nazir and Montant, 1996)). Les mouvements des yeux, durant la lecture, sont caractérisés par une succession de saccades et de fixations. Les saccades permettent de progresser dans le texte et les fixations sont nécessaires pour extraire l’information. En psychologie expérimentale, l’utilisation de la technique de la position de fixation variable du regard dans le mot a permis de mettre en évidence un phénomène qui pourrait servir à explorer la nature des processus prélexicaux impliqués dans la reconnaissance visuelle des mots : l’efficacité de reconnaissance d’un mot dépend de la lettre fixée dans le mot (O'Regan et al., 1984). La reconnaissance optimale d’un mot est obtenue avec fixation du regard sur la lettre à gauche du centre du mot, pour des langues lues de gauche à droite (Farid and Grainger, 1996; Holmes and O'Regan, 1987; Nazir, 1993; Nazir et al., 1998; O'Regan and Jacobs, 1992; O'Regan et al., 1984; Vitu, 1991; Vitu et al., 1990). Ce phénomène est appelé ‘Optimal Viewing Position’ ou ‘OVP’.

En raison de la décroissance continue de l’acuité visuelle au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la fovéa (Anstis, 1974; Levi et al., 1985; Nazir et al., 1992), la probabilité de reconnaître une lettre est fonction de l’excentricité de sa position sur la rétine. Si la chute de l’acuité visuelle était le seul facteur influençant significativement la reconnaissance d’un mot, l’OVP devrait être au niveau du centre du mot avec une décroissance égale et progressive de part et d’autre du centre du mot (McConkie et al., 1988; Nazir et al., 1991). Du fait de l’aspect asymétrique de la courbe d’OVP, on peut supposer que d’autres facteurs interviennent. Un certain nombre de facteurs ont été proposés pour expliquer l’asymétrie de la fonction, une fois combinés avec l’effet de base de l’acuité visuelle :

La direction de lecture : selon Rayner et al. (Rayner et al., 1980), l’empan perceptif pendant la lecture s’étendrait plus vers la droite (environ 15 lettres) que vers la gauche (environ 4 lettres) pour les langues lues de gauche à droite, l’inverse étant vrai pour les langues lues de droite à gauche. Les courbes typiques d’OVP (i.e. décalées sur la gauche) ont été observées pour différentes langues lues de gauche à droite (Faust et al., 1993) ; pour des mots arabes, par contre, la courbe observée est plutôt symétrique (Farid and Grainger, 1996). Ainsi, la direction de lecture d’une langue donnée pourrait être un facteur influençant la courbe d’OVP.

La distribution de l’information lexicale à l’intérieur du mot : en français, la plupart des mots sont plus facilement reconnus à partir de leurs premières lettres que de leurs dernières. Il s’agit de l’"effet de supériorité du début du mot" (Holmes and O'Regan, 1987). Cet intérêt à fixer plutôt le début d’un mot pourrait influencer la courbe d’OVP.

La spécialisation hémisphérique (voir (Brysbaert, 2004)) : les personnes ayant une dominance hémisphérique gauche pour le langage tirent plus profit des fixations en début de mots que ceux ayant une dominance droite, l’inverse étant vrai pour des fixations en fin de mots (Brysbaert, 1994). Ces résultats suggèrent que l’asymétrie cérébrale serait un facteur important pour la compréhension de l’effet de l’OVP. Brysbaert et al. (Brysbaert et al., 1996) ont suggéré que l’identification des lettres présentées dans le champ visuel droit était favorisée, du fait de la projection directe de ces informations à l’hémisphère gauche, prédominant pour le traitement du langage chez 95% des droitiers.

L’asymétrie de visibilité des lettres : L’hypothèse est qu’il y aurait une asymétrie dans la visibilité des lettres (due à leurs formes majoritairement non symétriques), à gauche ou à droite de la fixation (Bouma, 1973; Kajii and Osaka, 2000; Nazir, 1991; Nazir et al., 1992; Nazir et al., 1998). L’asymétrie dans la reconnaissance des mots en fonction de la fixation pourrait venir de l’asymétrie de visibilité des lettres composantes du mot (Nazir et al., 1992; Nazir et al., 1998).

Fréquence positionnelle des lettres : D’autres données (Peressotti and Grainger, 1999; Stevens and Grainger, 2003) sont en faveur d’un codage positionnel des lettres : les positions des première et dernière lettres d’une séquence seraient codées précisément, et une position relative à l’intérieur de la séquence serait affectée aux autres lettres. L’étude de Stevens et Grainger montre qu’une combinaison de la visibilité des lettres et d’une mesure spécifique de la fréquence positionnelle des lettres permet de rendre compte très précisément de la forme typique asymétrique de la fonction OVP obtenue avec des mots.

Apprentissage perceptif : Puisque la distribution des sites de position du regard dans la lecture experte ressemble à la fonction d’OVP, l’asymétrie de cette fonction pourrait s’expliquer comme résultant de la fréquence avec laquelle les mots ont été vus aux différentes positions de fixation (Nazir, 2000) : le fait qu’un mot soit mieux reconnu s’il est fixé à gauche de son centre pourrait provenir du fait qu’il a été le plus souvent vu, au cours de l’apprentissage, dans cette position donnée.