D.2. Historique et modèle neurologique du XIXe siècle

Localisation des fonctions cérébrales selon la théorie phrénologiste
Localisation des fonctions cérébrales selon la théorie phrénologiste

La tentative de localisation des aires cérébrales du langage a débuté au XVIIe siècle avec la phrénologie, introduite par Franz Gall. Cette science décrivait le cerveau comme l’organe de la pensée, avec les facultés mentales et morales localisées dans des aires spécifiques de sa surface. Les phrénologistes tentaient d’établir une carte des fonctions cognitives basée sur la corrélation des dons et du comportement des individus avec certaines protubérances du crâne, les capacités linguistiques étant, par exemple, localisées au niveau des lobes frontaux.

A partir du XIXe siècle, le travail de localisation des aires cérébrales du langage prend un nouvel essor, grâce à l’étude des aphasies. Le propos central de l’étude des aphasies est de déduire d’un dysfonctionnement le substrat neuro-anatomique correspondant à la fonction langagière défaillante, et ainsi d’établir une carte des aires cérébrales responsables du langage.

En 1861, Paul Broca (neurochirurgien français) rapportait le cas d'une étude post-mortem sur un patient ayant des problèmes d'articulation et d’expression du langage, sans paralysie des muscles bucco-phonatoires, et avec une compréhension relativement épargnée (Broca, 1861). Ce patient avait une lésion de la troisième circonvolution frontale de l’hémisphère gauche (gyrus frontal postérieur inférieur gauche, correspondant aux aires de Brodmann 22 BA 44/45). L'aire décrite, appelée plus tard aire de Broca (voir la figure 1.8), fut associée par déduction aux images motrices de la parole, sa destruction entraînant une aphasie de Broca – ou aphasie motrice.

De manière similaire, Carl Wernicke (neurologue allemand) rapportait en 1874 le cas d'une étude post-mortem d'un patient ayant des problèmes de compréhension de la parole (Wernicke, 1874). Le dommage fut identifié dans le cortex temporal supérieur postérieur gauche (BA 22/42), et cette région nommée plus tard aire de Wernicke (figure 1.8) fut associée aux images auditives de la parole, sa perte entraînant une aphasie de Wernicke – ou aphasie sensorielle. Wernicke postula par ailleurs l’existence d’une connexion directe entre les aires de Broca et Wernicke, et qu’une lésion de la matière blanche connectant ces deux aires cérébrales provoquerait chez un patient une incapacité à répéter ce qu'il entend, mais avec une compréhension et une production de la parole intactes. Ce type de syndrome de dysconnexion – appelé "aphasie de conduction" – fut rapporté par Ludwig Lichtheim (physicien allemand) en 1885 (Lichtheim, 1885). Une connexion privilégiée entre le lobe frontal postérieur et le lobe temporal supérieur avait déjà été décrite par Karl Burdach (médecin allemand), et fut confirmée ensuite par Joseph Déjerine (neurologue français) qui nomma ce "chemin" le faisceau arqué de Burdach (Dejerine, 1892).

En 1885, Lichtheim proposa aussi une extension du modèle existant "Broca - faisceau arqué - Wernicke", grâce à l’observation de différents symptômes d’aphasie. Il fit l’hypothèse d’un "chemin" additionnel entre les aires de Broca et Wernicke au travers d’un troisième ‘centre’ théorique, dédié au traitement sémantique, et appelé ‘concept center’ (Lichtheim, 1885).

En ce qui concerne la neuropsychologie de la lecture, la première contribution majeure vient de Déjerine (Dejerine, 1891; Dejerine, 1892) qui distingua deux principaux syndromes d'alexie : "l'alexie avec agraphie" et "l'alexie sans agraphie". Les alexies regroupent l’ensemble des troubles acquis de la lecture qui résultent d’une dysfonction cérébrale et qui interfèrent avec la capacité à décoder ou à transposer à haute voix le message linguistique écrit. L’alexie avec agraphie est un trouble de la lecture associé à un trouble sévère de l’écriture, avec un langage oral préservé. L’alexie sans agraphie est un trouble spécifique de la discrimination et de la reconnaissance des stimuli visuels qui constituent la langue écrite. Le trouble de la lecture affecte la compréhension du langage écrit et la transposition visuo-phonatoire (lecture à haute voix).

Déjerine publia en 1891 le premier cas de patient souffrant d’alexie avec agraphie, ayant une perte totale de la faculté de comprendre le langage écrit (alexie) associée à une perte de l’expression écrite (agraphie), à la suite d’une lésion dans le gyrus angulaire gauche. Déjerine proposa donc que le gyrus angulaire gauche soit associé à la mémoire des formes visuelles des mots. L'alexie sans agraphie – associée à des lésions dans le lobe occipital gauche et dans le splenium du corps calleux – proviendrait quant à elle d'une dysconnexion entre le gyrus angulaire gauche et le cortex visuel (Damasio and Damasio, 1983) (voir la figure 1.8).

Figure 1.8 : Principales aires du langage situées dans l’hémisphère gauche cérébral.
Figure 1.8 : Principales aires du langage situées dans l’hémisphère gauche cérébral.

D’après ces différentes observations, l’anatomie de la répétition de mots entendus impliquerait des traitements acoustiques dans le cortex auditif primaire, la connexion aux images auditives de la parole dans l’aire de Wernicke et aux images motrices de la parole dans l’aire de Broca, et enfin la génération de la parole dans le cortex moteur (gyrus précentral). La lecture d'un mot impliquerait quant à elle une interaction entre le traitement visuel – dans le cortex visuel – et la mémoire des formes visuelles des mots – dans le gyrus angulaire. Les connexions entre le gyrus angulaire et l'aire de Wernicke permettraient de faire le lien entre la forme visuelle d'un mot et sa forme auditive correspondante, permettant la production de parole lors de la lecture à haute voix, sous-tendue par l’aire de Broca (Geschwind, 1965). Il en découle qu’au XIXe siècle, le modèle dominant de l’organisation cérébrale du langage est celui des courants ‘associationniste’ et ‘néo-associationniste’ illustrés par les descriptions de Lichtheim (Lichtheim, 1885) et Déjérine (Dejerine, 1892). La figure 1.9 illustre les composantes cognitives et anatomiques de ce modèle neurologique du langage.

Figure 1.9 : Composantes cognitives et anatomiques du modèle neurologique du XIX
Figure 1.9 : Composantes cognitives et anatomiques du modèle neurologique du XIXe siècle (adapté de (Price, 2000)).

Notes
22.

Les hypothèses localisationnistes supposent qu’à chaque zone du cerveau correspond une fonction cognitive particulière. Ces hypothèses ont conduit au début du siècle dernier à l’édification de cartes du cerveau en territoires. La principale carte de référence est aujourd’hui celle de Brodmann (1909), définissant un certain nombre d’aires, appelées aires de Brodmann, chacune numérotée et référencée selon la fonction cognitive qu’elle engage (voir Annexe 1.2).