Traitement lexical

(A) Pour ce qui est de la modalité auditive, l’aire de Wernicke serait le lieu de stockage de la ‘forme auditive des mots’, comme stipulé par le modèle neurologique (Giraud and Price, 2001; Howard et al., 1992; Petersen et al., 1988; Price et al., 1996c) (voir le paragraphe D.2 pour la description de ce modèle).

Certaines études montrent une activation de l’aire de Wernicke pour l’écoute de parole versus écoute de sons non langagiers (Binder et al., 2000; Mummery et al., 1999; Scott et al., 2000) mais pas pour la dénomination de sons vocaux (rires, éternuements etc.) ou de sons de l’environnement versus écoute de sons modulés ou de sons langagiers brouillés (Belin et al., 2000; Giraud and Price, 2001) : les auteurs s’accordent alors à dire que cette région serait le siège du lexique mental auditif.

Mais certaines études montrent des activations dans la même région, durant des tâches n’impliquant pas de traitement de parole. Par exemple, Celsis et al. (Celsis et al., 1999) observent une activation de l’aire de Wernicke en réponse à des sons inattendus, et Bischoff-Grethe et al. (Bischoff-Grethe et al., 2000) observent cette même aire activée en l’absence de tout input ou output langagier.

Ainsi, l’activation de l’aire de Wernicke ne correspond pas qu’aux demandes de traitement de forme auditive des mots. Il est possible que des aires fonctionnellement différentes soient très proches dans la région temporale postérieure supérieure, trop souvent confondues sous le terme ‘aire de Wernicke’. Il est possible aussi qu’une même aire sous-tende différentes fonctions, selon les aires avec lesquelles elle interagit. Par exemple, l’aire de Wernicke pourrait jouer un rôle dans le traitement de la forme auditive des mots quand elle est co-activée avec l’aire de Broca, et avoir d’autres fonctions si elle est en interaction avec d’autres aires. Des études supplémentaires sont nécessaires pour pouvoir répondre à cette question (Price et al., 2003). Mais nous pouvons d’ores et déjà noter que la première hypothèse est fortement plausible. En effet, d’autres aires cérébrales (l’aire de Broca par exemple) ont déjà été subdivisées de la sorte. Les aires corticales sont de plus en plus définies comme des ‘territoires’ avec différentes fonctionnalités plutôt que comme des aires très restreintes, localisées et spécifiques d’une unique fonction cognitive (voir (Catani et al., 2005)). Ceci n’exclue bien sûr pas la seconde hypothèse, les deux n’étant pas incompatibles.

(B) En modalité visuelle, les données sont beaucoup moins concordantes. Trois propositions de localisation de l’aire de la ‘forme visuelle des mots’ s’opposent actuellement, sans réel consensus :

(1) Petersen et al. (Petersen et al., 1988; Petersen et al., 1990) ont observé une activation du cortex extra-strié médian gauche spécifique à la présentation de mots et de pseudo-mots en comparaison à la présentation d’un point, cette aire ne s’activant pas à la présentation d’une chaîne de caractères non linguistiques ou d’un non-mot. Les auteurs concluaient à l’époque que cette région jouerait un rôle crucial dans l’accès au lexique visuel.

Dans une autre étude en TEP, Howard et al. (Howard et al., 1992) ont proposé aux sujets une tâche de lecture de mots à haute voix comparée à la vision de séquences de caractères non alphabétiques, et n’ont pas observé d’activation significative du cortex extra-strié médian gauche. De plus, d’autres études ont montré que cette même région extra-striée gauche était activée par la présentation visuelle d’objets ou d’autres stimuli complexes (e.g., (Bookheimer et al., 1995; Indefrey et al., 1997; Moore and Price, 1999)).

Ainsi, l’activation extra-striée médiane gauche ne semble pas être spécifique aux inputs orthographiques et semble refléter un traitement visuel précoce, modulé par les demandes de la tâche (Mechelli et al., 2000).

(2) La deuxième localisation possible de l’aire de la ‘forme visuelle des mots’ a été proposée par Howard et al. (Howard et al., 1992). Dans leur étude présentée précédemment, les auteurs n’observaient pas d’activation "mot-spécifique" dans le cortex extra-strié gauche, mais dans la partie postérieure du gyrus temporal moyen gauche, qu’ils interprétaient comme étant le siège du lexique visuel. Seulement, cette région n’était pas significativement plus activée en lecture qu’en répétition de mots entendus. Il n’y a donc aucun moyen de dire que cette région est plus impliquée dans le traitement de la forme visuelle des mots que dans celui de leur forme auditive.

Afin de définir à quel point les différences méthodologiques pouvaient être à l’origine des différences observées entre les études de Petersen et Howard, Price et al. (Price et al., 1994) ont réalisé une étude en TEP pour déterminer l’impact sur les résultats des variations de temps de présentation et de type de tâche. D’après Price et al. (Price et al., 1994), en accord avec Howard et al. (Howard et al., 1992), les aires temporales supérieures et moyennes gauches joueraient un rôle primordial dans le traitement des mots présentés en modalité visuelle. Le circuit cortical temporal gauche serait activé préférentiellement en tâche de lecture de mots, alors que les activations occipitales seraient dues à la complexité visuelle des stimuli ressemblant à des mots plutôt qu’à leurs caractéristiques lexicales (voir (Indefrey et al., 1997); paragraphe précédent sur le traitement orthographique).

Ainsi, bien que l’idée soit encore discutée aujourd’hui, l’activation du cortex occipital serait liée au traitement orthographique des séquences de lettres, et le cortex temporal gauche serait activé lors du traitement lexical de ces séquences (mais sans aucune certitude de l’existence d’une aire spécifiquement dédiée au traitement de la forme visuelle des mots).

(3) La troisième région corticale supposée sous-tendre le système de traitement de la forme visuelle des mots est le cortex temporal inférieur postérieur gauche (Cohen et al., 2000). Cohen et al. ont réalisé une tâche lecture de mots présentés dans les hémichamps visuels droit ou gauche (versus fixation), qui implique dans les deux cas l’activation d’une aire temporale inférieure postérieure gauche, cette même aire étant fréquemment endommagée chez des patients souffrant d’alexie sans agraphie.

Cette aire – le gyrus fusiforme médian gauche –, activée préférentiellement pour les mots versus non-mots (Cohen et al., 2002) a été baptisée la ‘Visual Word Form Area’ (VWFA) – aire de traitement de la forme visuelle des mots, notion introduite par Petersen et al. en 1990 (Petersen et al., 1990). Cohen et al. (Cohen et al., 2000; Cohen et al., 2002) proposent que la VWFA soit une aire cérébrale spécifique de la représentation en mémoire des mots, activée pour aucun autre type de stimuli (voir aussi (McCandliss et al., 2003)). Le gyrus fusiforme gauche est en effet plus activé pour des séquences de consonnes que pour des séquences de chiffres (Polk et al., 2002) ou des formes géométriques (Tagamets et al., 2000).

Cependant, dans l’étude en TEP de Rumsey et al. (Rumsey et al., 1997a), les lectures de mots et de pseudo-mots impliquaient toutes deux l’activation bilatérale du gyrus fusiforme. Ainsi, aucune certitude n’existe aujourd’hui quant à la spécificité de cette région à la lecture de mots. Une des principales objections à cette hypothèse est que cette aire serait impliquée dans la représentation de la forme visuelle d’autres stimuli que les mots (Price and Devlin, 2003). La dénomination d’images, de lettres et de couleurs (Moore and Price, 1999; Price and Friston, 1997a) impliquerait aussi l’activation du cortex temporal inférieur postérieur gauche. De plus, il peut être activé lors de la répétition de mots entendus, autant que pendant la lecture (Price et al., 2003).

Hillis et al. ont proposé récemment une synthèse des différentes hypothèses quant au rôle de la VWFA (Hillis et al., 2005) : l’activation de la VWFA et de son homologue dans l’hémisphère droit serait impliquée dans les traitements pré-lexicaux. Son activation unilatérale, associée à celle du gyrus angulaire et du gyrus frontal inférieur, permettrait l’accès au lexique mental. Selon Pernet et al. (Pernet et al., 2005), et en accord avec Cohen et al. (Cohen et al., 2004), la VWFA pourrait être une région dédiée à la fois à la catégorisation de lettres et à la reconnaissance de séquences de lettres familières. Il resterait alors à définir si deux circuits neuronaux proches mais indépendants sont activés dans ces deux phases de traitement, ou si un seul réseau est impliqué.

Dans l’étude de Price et al. citée précédemment (Price et al., 2003), les auteurs remettent en question l’idée même d’une région corticale spécifiquement dédiée au traitement de la forme visuelle des mots, chacune des régions potentielles – le cortex extra-strié gauche, cf. (Petersen et al., 1990); l’aire temporale moyenne postérieure gauche, cf. (Howard et al., 1992); l’aire temporale inférieure postérieure gauche, cf. (Cohen et al., 2000) – étant activée dans d’autres types de tâches.