E.3.a. Traitement du langage : combinaison des données d’imagerie fonctionnelle, des études neuropsychologiques et des modèles cognitifs

Le modèle de traitement du langage présenté figure 1.13 (voir (Price, 2000)) est basé sur le modèle neurologique du XIXe siècle, complété et corrigé grâce aux apports de la neuropsycholinguistique et de la neurolinguistique. 

Le traitement auditif des mots entendus active les gyri temporaux supérieurs bilatéraux. L’accès au sens des mots active les cortex temporal postérieur médian gauche, temporopariétal postérieur et temporal antérieur inférieur (ces différentes régions peuvent être impliquées dans différents types de procédures sémantiques).

Quand une expression orale est requise, une activation se produit dans les sulci temporaux postérieurs supérieurs et dans le cortex temporal postérieur inférieur gauche.

Les sulci temporaux postérieurs supérieurs (aire de Wernicke) pourraient sous-tendre l’expression orale non sémantique. A l’inverse, le cortex temporal postérieur inférieur gauche, qui est très proche de l’aire sémantique fusiforme médiane, serait impliqué dans l’expression orale avec utilisation du lexique et de la sémantique.

Quelles que soient les aires temporales sous-tendant l’expression orale, la planification articulatoire active l’insula antérieur gauche ou bien une région adjacente dans l’opercule frontal. La procédure de récupération phonologique implique l’intégration de l’activité de l’insula antérieur/opercule frontal avec celle des sulci temporaux postérieurs supérieurs ou du cortex temporal postérieur inférieur gauche. Enfin, le contrôle moteur de l’expression orale active les cortex sensori-moteurs bilatéraux, et l’entente des sons de la réponse orale augmente l’activation dans les gyri temporaux supérieurs.

Pour les mots écrits, le même ensemble de régions est activé. Les seules aires activées par le traitement de la lecture et pas par celui des mots entendus sont le gyrus fusiforme postérieur et le gyrus lingual. Ces aires ne sont pas spécifiques de la lecture puisqu’elles sont aussi activées dans des tâches de dénomination d’images.

Ce qui est spécifique à la lecture est la cooccurrence d’activation dans le cortex visuel et dans les sulci temporaux postérieurs supérieurs.

Figure 1.13 : Schéma de synthèse : Voies de traitement de mots isolés lus ou entendus
Figure 1.13 : Schéma de synthèse : Voies de traitement de mots isolés lus ou entendus

Ce modèle apporte donc un certain nombre d’informations complémentaires au modèle neurologique du XIXe siècle : (1) le site correspondant à la fonction de l’aire de Wernicke est le bord supérieur du sulcus temporal postérieur supérieur. (2) Le site critique pour la planification de l’articulation est l’insula antérieure et non la troisième circonvolution frontale (aire de Broca). (3) Le gyrus angulaire n’est pas spécifique de la forme visuelle des mots, mais est engagé dans les processus d’associations sémantiques. (4) Le sens des mots est aussi distribué le long des cortex temporaux inférieur gauche et médian. (5) Les tâches de lecture et de récupération de noms activent le lobe temporal postérieur inférieur gauche. En accord avec les composantes cognitives du modèle du XIXe siècle, l’activation dans les sulci temporaux postérieurs supérieurs correspond aux "représentations auditives des mots", l’activation dans l’insula antérieure gauche/opercule frontal correspond aux "représentations motrices des mots" et l’activation dans les régions extrasylviennes temporopariétales correspond au "concept center". Le désaccord tient dans les composantes de la lecture. Il n’existe pas de données d’imagerie fonctionnelle permettant de définir avec certitude une région anatomique correspondant aux "représentations visuelles des mots" (voir paragraphe sur le ‘Traitement lexical’). La fonction de la ‘visual word form area’ pourrait ne pas être localisée dans une aire corticale spécifique, mais émerger de l’interaction entre des traitements visuels, phonologiques et sémantiques. En terme de modélisation, la boite de "représentation visuelle des mots" du modèle neurologique serait remplacée par une boite de "traitement visuel" et une autre de "récupération de mots", avec une connexion ultérieure aux boites de "représentation auditive des mots", "concept center" et "représentation motrice des mots".

La correspondance entre les données d’imagerie fonctionnelle et les composantes cognitives du modèle de Coltheart est plus spéculative (voir figure 1.2, paragraphe C.3.c). D’après le modèle de lecture double-voie (Coltheart et al., 1993), la conversion graphèmes/phonèmes des pseudo-mots est réalisée grâce à la voie phonologique sub-lexicale alors que la lecture des mots se fait grâce à la voie lexicale visuelle, induisant une représentation phonologique directe du mot. La principale critique faite au modèle neurologique du XIXe siècle est qu’il ne peut expliquer ces deux voies de lecture et la double dissociation des troubles dyslexiques. L’absence du cortex temporal postérieur inférieur gauche du modèle peut expliquer cette lacune. Cette absence est due au fait que les lésions touchant sélectivement le cortex temporal postérieur inférieur gauche sont rares puisque l’apport en sang dans cette région provient à la fois des artère cérébrales postérieure et médiane, ce qui protège cette région des dommages ischémiques profonds. Quand le cortex temporal postérieur inférieur gauche est inclus dans le modèle neurologique, deux routes de lecture sont alors possibles : l’une relie l’input visuel à l’opercule frontal via l’aire de Wernicke, et l’autre via le lobe temporal inférieur gauche. Cette suggestion coïncide avec la dissociation des sites de lésions reportée pour les dyslexies de surface et phonologique : la dyslexie de surface est associée à des lésions temporales inférieures gauches (Vanier and Caplan, 1985) et la dyslexie phonologique est associée à des lésions plus supérieures comprenant le gyrus supramarginal (Marin, 1980). La fonction du cortex temporal inférieur gauche est ainsi associée à la voie directe de lecture, celle du cortex temporal postérieur supérieur gauche, à la voie indirecte. Par contre, il n’existe pas de données de neuroimagerie suffisamment claires pour définir des sites anatomiques exacts pour les lexiques orthographique et phonologique.

Le rapprochement des données de neurolinguistique peut se faire aussi avec les modèles connexionnistes, comprenant trois blocs essentiels pour le traitement des mots : sémantique, orthographique et phonologique. La principale critique qui peut être faite à ce type de modèles est qu’ils ne sont pas contraints par les faits physiologiques et ont une faible validité biologique. Par exemple, les données physiologiques reportées dans ce chapitre indiquent qu’il existe plus d’un système anatomique impliqués dans la récupération phonologique ou sémantique des mots, et qu’il n’existe pas d’aire spécifique à l’input orthographique.