D.2. Discussion

Cette nouvelle analyse apporte un résultat important supplémentaire : l’efficacité d’identification d’une lettre varie en fonction de la position de cette lettre dans la séquence.

Dans un contexte de non-mots, les lettres externes sont significativement mieux identifiées que les lettres internes, la position centrale étant particulièrement défavorable. Cette observation est à mettre en relation directe avec l’effet de masquage latéral (Clark and O'Regan, 1999; Townsend et al., 1971) : une lettre est moins bien reconnue si elle est entourée d’autres lettres, qui “bruitent” l’information visuelle, par masquage latéral. Ainsi, une lettre au centre d’une séquence est difficilement identifiable de par le ‘bruit visuel’ environnant, et à l’inverse, une lettre à l’extrémité d’une séquence sera plus facilement identifiée car une quantité moindre d’information viendra masquer cette lettre cible. Cet effet typique de masquage latéral est mis en évidence dans notre expérience : en dehors de tout effet lexical (contexte ‘Non-mot’), les taux d’erreurs en identification de lettre sont plus faibles pour les positions de lettres externes plutôt qu’internes (la position centrale étant particulièrement défavorable).

Dans la condition d’identification de lettre dans un mot, les performances maximales sont obtenues, à l’inverse, pour les positions de lettre centrales. Plus précisément, l’identification d’une lettre dans un mot de 5 caractères est optimale si cette lettre est en 2ème position, soit pour une position de regard juste à gauche du centre du mot 42 . Cette position optimale d’identification de lettre peut être mise en relation avec la position optimale de reconnaissance d’un mot, appelée “Optimal Viewing Position” ou OVP (voir chapitre 1 ; paragraphe D.3.b Psychophysique). O’Regan et al. ont découvert, dans les années 80, qu’il existe une position optimale de première fixation d’un mot pendant la lecture (O'Regan and Lévy-Schoen, 1987; O'Regan et al., 1984) : le temps de fixation total d’un mot durant la lecture est minimal quand la première fixation des yeux sur le mot est proche du centre du mot. De plus, la probabilité de reconnaître un mot présenté brièvement est plus grande si la fixation du regard est placée sur cette position particulière dans le mot.

D’après les résultats de psychophysique sur l’OVP, un mot de 5 lettres est mieux reconnu si le regard est fixé sur sa seconde lettre. D’après les résultats de notre étude, une lettre est mieux identifiée, au sein d’un mot de 5 lettres, si elle est en seconde position dans ce mot. Ainsi, la lettre la mieux identifiée d’un mot est celle située en position optimale de reconnaissance de ce mot.

A partir de ce constat, nous pouvons émettre deux hypothèses : (1) le phénomène d’OVP pourrait résulter du fait que la position quasi centrale du regard sur un mot favorise les effets "Top-down" lexicaux, et donc l’identification d’une lettre ou d’un mot entier. (2) A l’inverse, il est possible que du fait de l’existence de l’OVP (pour une autre raison), les mots sont stockés en mémoire en ayant été vus en position quasi centrale, et l’effet facilitateur de ces mémoires des mots est donc ensuite majeur pour cette position.

Si l’on compare maintenant les deux contextes lexicaux, on voit que l’effet d’incertitude de la reconnaissance des lettres internes à une séquence par rapport aux lettres externes – dû au masquage latéral – peut être complètement renversé grâce aux effets “top-down” lexicaux intervenant lorsque l’identification se fait dans un contexte lexical. Les lettres centrales de la séquence sont alors mieux identifiées que les lettres externes, malgré le masquage latéral.

L’effet de lexicalité observé sur l’amplitude moyenne de la N1 dans l’analyse précédente est du à la position de lettre centrale et pas aux deux positions extrêmes : quel que soit le contexte lexical, la N1 ne varie pas en amplitude lorsque la lettre à identifier est la première ou la dernière d’une séquence de 5 lettres. Par contre, lorsque la lettre à identifier est en position centrale, la N1 est significativement plus ample si la lettre est contenue dans un mot par comparaison avec un non-mot.

Par ailleurs, les effets "Top-down" facilitateurs n’induisent pas une N1 plus ample pour la position 3 par rapport aux positions 1 et 5 (voir figure 4.9). C’est plutôt l’effet de masquage latéral – défavorisant la reconnaissance des lettres centrales – qui est ‘amoindri’ grâce aux effets "Top-down" lexicaux. La technique des Potentiels Evoqués ne nous permet pas de discerner quel serait le corrélat de cet ‘amoindrissement’ du masquage latéral.

Notes
42.

Rappelons que dans ce paradigme expérimental, ‘position de lettre dans la séquence’ et ‘position du regard’ sont identiques.