B. Paradigme expérimental et hypothèses

Dans cette expérience, nous avons utilisé un paradigme particulier testé en Potentiels Evoqués (Thierry et al., 1998; Thierry et al., 2003b) permettant d’étudier la course temporelle de la discrimination entre mots et pseudo-mots, en faisant varier le contexte attentionnel.

Dans ce paradigme – appelé paradigme du "Hold/Release" – les participants doivent décider si deux stimuli présentés de manière séquentielle (paire d’items présentés successivement) appartiennent à une même catégorie – précédemment spécifiée – ou non (e.g., ‘identifier les paires de stimuli constituées de deux mots’). Lorsque le premier item est incongruent avec la catégorie cible (e.g., l’item est un pseudo-mot), les sujets peuvent immédiatement prendre une décision puisque la paire de stimuli ne peut pas être une paire cible (condition ‘Release’). Lorsque le premier stimulus d’une paire est congruent avec la catégorie cible (e.g., l’item est un mot), les sujets doivent maintenir leur attention jusqu’à ce qu’ils aient traité le second item pour pouvoir prendre une décision (condition ‘Hold’).

Ce paradigme permet de tester trois facteurs principaux :

(1) le soutien de l’attention :

Lorsque le second item d’une paire est affiché, le sujet peut se trouver dans deux conditions différentes : (a) ou bien le premier item était incongruent avec la cible (condition ‘Release’), le sujet n’a donc pas à traiter le second item pour réaliser la tâche (la prise de décision a déjà eu lieu ou est en train d’avoir lieu). (b) Si le premier item de la paire était congruent avec la cible, le sujet devra attendre de traiter le second item (condition ‘Hold’) afin de prendre sa décision.

Ainsi, en comparant les PE induits après présentation du second item d’une paire, entre les conditions ‘Hold’ et ‘Release’, nous pourrons définir les variations de traitement qu’il y ait soutien ou non de l’attention (et donc charge, ou non, d’information lexicale en mémoire de travail).

De nombreux auteurs ont montré que le complexe P1/N1 est sensible aux effets attentionnels : les stimuli ‘cible’ induisent un complexe P1/N1 plus ample que les stimuli inattendus (Hopfinger and Maxwell, 2005; Kutas and Dale, 1997; McCarthy and Nobre, 1993; Van der Lubbe and Woestenburg, 2000; Wijers et al., 1997). Ainsi, nous faisons l’hypothèse que le soutien d’attention manipulé dans notre expérience induira de la même manière des variations d’amplitude du complexe P1/N1 : les ondes P1 et N1 devraient être plus ample pour des stimuli traités volontairement que pour des stimuli vus passivement, sans ‘aide’ attentionnelle.

De plus, nous analyserons l’onde P300, connue pour refléter les phénomènes attentionnels (pour une revue voir (Donchin et al., 1986)) : cet évènement devrait être fortement dépendant de l’état attentionnel du sujet, voire être inexistant si le sujet ne traite pas volontairement l’item (prise de décision après le premier item ; condition ‘Release’).

(2) l’attention sélective :

La consigne de la tâche peut être de détecter parmi l’ensemble des quatre combinaisons possibles, par exemple les paires de mots ou bien les paires de pseudo-mots : le sujet se verra présenter un mot, ou un pseudo-mot (en tant que premier ou deuxième item d’une paire) en ayant focalisé son attention sur l’une ou l’autre des catégories.

Ainsi, en comparant les conditions ‘cible Mot’ et ‘cible Pseudo-mot’ après présentation du premier ou du deuxième item d’une paire, nous pourrons comparer les traitements des mots et des pseudo-mots, selon que l’attention du sujet était dirigée sur une catégorie ou l’autre.

De même que pour les effets de soutien d’attention, nous supposons que le complexe P1/N1 est dépendant de l’attention sélective (Kutas and Dale, 1997; McCarthy and Nobre, 1993).

Par ailleurs, il est probable que l’attention sélective portée sur la catégorie des mots induise une ‘pré-activation’ du lexique mental. Or, les stades de traitement des lettres (N1) et de catégorisation des items (P300) devraient être influencés par le fait que cette pré-activation du lexique soit engagée ou non. Ainsi, nous devrions observer une modulation des évènements N1 et P300 sous l’influence de l’attention sélective et de sa cible, lexicale ou non.

(3) la congruence de l’item avec la catégorie cible :

Lorsque les sujets ont reçu la consigne de focaliser leur attention sur une catégorie (e.g. ‘identifier les paires de mots’), ils peuvent être confrontés à deux situations différentes, après la présentation du premier comme du deuxième item : l’item affiché à l’écran peut être congruent avec la catégorie cible (e.g. l’item est un ‘mot’) ou bien être incongruent (e.g. l’item est un ‘pseudo-mot’).

Ainsi, en comparant les conditions de ‘congruence’ et ‘incongruence’, après le premier ou le second item, nous pourrons définir l’incidence de l’incongruence d’un stimulus avec le type d’items attendu, et ce indépendamment de la nature de la cible (mots ou pseudo-mots).

Le stade de traitement des lettres, reflété par la N1, permet de différencier des lettres par rapport à tout autre symbole (Salmelin et al., 2000). Par contre, nous supposons qu’aucun traitement lexical n’a lieu à ce stade, ne permettant pas de différencier les mots des pseudo-mots (Fiebach et al., 2002). Si tel est le cas, la N1 ne devrait pas être sensible à la congruence de l’item avec la cible, cet item n’ayant pas encore été catégorisé à ce stade comme appartenant à une catégorie ou l’autre. Il en est de même pour l’onde P1 – qui reflète le traitement des traits visuels – qui ne devrait pas être sensible à la congruence d’un item avec une catégorie cible.

En revanche, les items incongruents avec la cible devraient entraîner des temps de catégorisation plus longs et une charge attentionnelle plus importante que les items ‘attendus’. La P300 devrait donc être plus ample et retardée pour les items incongruents (Kramer and Strayer, 1988; Kutas et al., 1977; McCarthy and Donchin, 1981; Polich, 1986; Wickens et al., 1983).

Nous allons donc tester un paradigme expérimental particulier nous permettant d’analyser ensemble les différents effets attentionnels (1) du soutien de l’attention, (2) de l’attention sélective et (3) de la congruence d’un item avec une cible ‘attendue’.