2.2. Les processus d'encodage et de stockage

En 1972, Craik et Lockhart ont proposé une interprétation de la mémoire, en termes de niveaux de traitement à l'encodage. Selon eux, la persistance de la trace mnésique est déterminée par la profondeur ou le niveau de traitement du stimulus : « La persistance de la trace est fonction de la profondeur d'analyse, à un niveau d'analyse profond est associé une meilleure élaboration, une meilleure rétention et une trace plus résistante [p. 675] ». Ces auteurs supposaient que la perception d’un stimulus implique une analyse qui peut opérer à des niveaux de profondeur variables. Au niveau superficiel, ou structural, les caractéristiques physiques telles que les lignes, les angles d’une forme visuelle sont analysées. En revanche, aux niveaux plus profonds, il y a reconnaissance de forme et extraction de la signification. Selon cette approche, une trace mnésique est une forme de compte rendu (record) de toute analyse effectuée par le système de traitement de l’information. La persistance de la trace mnésique augmenterait donc en fonction de la profondeur de cette analyse. Une analyse profonde produira une trace qui sera plus élaborée, plus durable et plus résistante à l’oubli.

Une méthode classique pour étudier les processus d'encodage consiste à faire varier le niveau de profondeur du traitement à l'étude afin d'en étudier les conséquences sur la récupération au moment du test de rétention, en rappel ou en reconnaissance (pour une revue : Craik, 2002 ; Lockhart, 2002). Chez les adultes sains, on observe que la persistance de la trace mnésique, sa force ou/et son accessibilité augmentent en fonction du niveau de profondeur de l'encodage. Un tel résultat a été observé en mémoire verbale, pour des mots ou des phrases (Craik & Lockhart, 1972 ; Goldman & Pellegrino, 1977 ; Lockhart & Craik, 1990 ; Tiberghien & Lecocq, 1983). Un encodage profond est des plus efficaces pour la rétention d’un matériel verbal et de nombreux auteurs se sont demandés, par exemple, si le niveau de profondeur de l’encodage des visages modifiait la trace mnésique qui en résulte (pour une revue : Coin & Tiberghien, 1997). Dans les vingt dernières années, de nombreuses études ont exploré les effets de différentes tâches sur la reconnaissance des visages. Bower et Karlin (1974) ont présenté une série de photographies de nouveaux visages dans une procédure de mémorisation incidente. Dans une des conditions expérimentales, les sujets devaient juger si la personne présentée était honnête ou agréable, dans l'autre ils devaient identifier le genre de la personne. Ces conditions expérimentales peuvent être interprétées comme une manipulation de la profondeur de traitement à l'encodage. La première condition exige un traitement profond de type sémantique. Il faut en quelque sorte donner un sens à un visage. L'identification du genre d'une personne peut, habituellement, être réalisé à partir des caractéristiques perceptives structurales de nature morphologique. Les résultats indiquèrent une meilleure reconnaissance suite au jugement de « personnalité » (voir aussi : Sporer, 1991 ; McKelvie, 1991). Des résultats similaires ont été obtenus chez des enfants entre 7 et 14 ans (Carey, Diamond, & Woods, 1980), chez des sujets âgés de 50 à 70 ans (Warrington & Ackroyd, 1975) et chez des patients souffrant d’un syndrome de Korsakoff (Biber, Butters, Rosen, Gerstman, & Mattis, 1981). Ces résultats, stables d'une population à l'autre, ont toujours été expliqués en termes de niveaux de profondeur du traitement à l'encodage. Les différentes situations dans lesquelles les résultats ont été obtenus ont cependant engendré de nombreuses questions sur la nature des méthodes d'encodage utilisées, incidentes ou intentionnelles, et sur le rôle de la durée d'exposition du stimulus pendant la phase d'étude. Des auteurs ont observé la supériorité d'un jugement d'honnêteté sur un jugement de genre que l'apprentissage soit incident ou intentionnel (Sporer, 1991). Toutefois certains auteurs notent que les jugements portant sur des traits de personnalité demandent plus de temps que des jugements portant sur les traits faciaux ou sur le genre (Daw & Parkin, 1981). Afin de répondre à ces critiques, Bloom et Mudd (1991) ont demandé, par exemple, aux sujets de fermer les yeux dès leur jugement effectué. Les résultats ont montré qu'il n'y avait pas de différence significative entre les temps d'observation pour un jugement portant sur le genre et un encodage sans jugement alors qu'un jugement d'honnêteté entraînait un temps plus long d'encodage. Seules des expériences dans lesquelles les variables indépendantes seraient à la fois les consignes d'encodage et le temps de présentation pourraient permettre de dissocier ces deux facteurs (Coin & Tiberghien, 1997).

L’encodage explicite est significativement atteint dans la schizophrénie (Aleman et al., 1999). Brébion, Amador, Smith et Gorman (1997) et Brébion et al. (2000) ont montré, dans une situation de reconnaissance verbale, que les patients schizophrènes ont des difficultés à réaliser un encodage profond des propriétés sémantiques des mots et de leur organisation en catégories (Gold, Randolph, Carpenter, Goldberg, & Weinberger, 1992 ; Gold et al., 2000). Mais Clare et al. (1993) ont montré, qu’après un jugement profond, de nature hédonique (plaisant/non-plaisant), portant sur des mots ou des visages, les patients schizophrènes présentaient des performances inférieures à celles des participants contrôles, mais aucune interaction n’a été montrée, dans une situation de reconnaissance à choix forcé – aucune différence n’étant apparue entre les deux types de matériel. Ragland et al. (2003) ont montré qu’un encodage profond d’un matériel verbal, était bénéfique aussi bien pour les patients schizophrènes que pour les sujets contrôles. Très récemment, Paul, Elvevag, Bokat, Weinberger et Goldberg (2005) ont mis en évidence des résultats similaires. Les patients schizophrènes montrent de meilleurs résultats dans un test de reconnaissance de mots après un encodage sémantique des mots (« Est-ce vivant ? ») plutôt qu’après un encodage perceptif («  Y-a-t-il la lettre A ? »). Toutefois Heckers et al. (1998, 1999) observent un effet d’interaction entre le facteur groupe et le facteur profondeur d’encodage. Les patients schizophrènes, comme les participants contrôles, présentent de meilleurs résultats en complétion de trigrammes lorsque l’encodage des mots a été profond (compter le nombre de sens que peuvent avoir chaque mot) plutôt que superficiel (compter le nombre de lignes perpendiculaires dans les lettres de chaque mot). Ils ont des performances significativement inférieures aux contrôles après un encodage profond, mais leurs performances sont significativement supérieures à celles des contrôles après un encodage superficiel.

Les différences obtenues entre les expériences pourraient venir du fait que, dans un cas, les auteurs infèrent les effets de la profondeur d’encodage uniquement au moment de la récupération (Brébion, Amador, Smith et Gorman, 1998 ; Brébion et al., 2000), c’est-à-dire en les mesurant via la capacité à former des catégories sémantiques lors du rappel, alors que dans l’autre cas, la profondeur d’encodage est manipulée lors de la phase d’étude elle-même (Heckers et al., 1998, 1999 ; Ragland et al., 2003 ; Paul et al., 2005), c’est-à-dire que le matériel subit un traitement plus ou moins profond lors de l’encodage.