4.1. La familiarité et la récollection

La méthode développée par Yonelinas consiste à tenter de dissocier, par des procédures diverses, la familiarité de la récollection – en les mettant en opposition (pour une revue récente, Yonelinas 2002). Une telle dissociation de processus a été observée, chez les participants sains, dans de nombreuses études. La récollection est ainsi modifiée par la longueur des listes de mots à mémoriser alors que la familiarité ne l'est pas (Yonelinas, 1994). Il en est de même si l'on contraste les conditions d'attention (divisée et non-divisée), que ce soit à l'étude (Jacoby, 1996 ; Reinitz, Morissey, & Demb, 1994) ou au test (Gruppuso et al., 1997), et aussi en fonction de la longueur des mots (Yonelinas et al., 1995). En reconnaissance des visages, la familiarité ne participe plus à la reconnaissance lorsque les visages sont présentés de manière inversée alors que la contribution de la récollection n’est pas affectée (Mäntyla & Cornoldi, 2002 ; Yonelinas, Kroll, Gobbins, & Soltani, 1999).

Chez les patients schizophrènes, les données obtenues à l'aide de cette méthode de dissociation de la récollection et de la familiarité sont plutôt rares. Toutefois, lors d'un test de mémoire implicite – supposé mettre en œuvre un processus de récupération automatique basé sur la seule familiarité – les performances sont normales. En revanche, lors d’une tâche de mémoire explicite mettant en œuvre un processus contrôlé et conscient de récollection, la reconnaissance est perturbée chez les schizophrènes (Bazin et al., 2000 ; Bazin & Perruchet, 1996 ; Clare et al., 1993 ; Danion & Salamé, 1998 ; Gras-Vincendon et al., 1994). Kazes et al. (1999) et Linscott et Knight (2001), à l’aide de la procédure de dissociation des processus de Jacoby (PDP, 1991), ont également observé que les patients schizophrènes présentaient un déficit de la récollection lors d’une tâche de complétion de fragments de mots alors que la familiarité n’était pas être atteinte. Un déficit de la récollection a également été mis en évidence à l’aide de la procédure « remember/know ». Ces études ont montré chez les patients schizophrènes, une diminution de réponse « je me souviens » (remember) par rapport aux participants contrôles (Huron & Danion, 2002 ; Tendolkar et al., 2002). Toutefois, dans une tâche de reconnaissance de mots et de reconnaissance d’images, Huron, Danion, Rizzo, Killofer et Damiens (2003) ont montré que les schizophrènes ne présentaient pas de déficit de la récollection pour les mots mais uniquement pour les images. De plus, Danion, Kazes, Huron et Karchouni (2003) ont montré non seulement un déficit de la récollection mais également un déficit de la familiarité chez les schizophrènes lors d’une tâche de reconnaissance de mots alors que lors de la reconnaissance de paires d’objets, Danion, Rizzo et Bruant (1999) avaient observé une diminution de la participation de la récollection mais une augmentation de celle de la familiarité chez les schizophrènes par rapport aux participants contrôles.

On sait, par ailleurs, que les patients schizophrènes présentent un problème important et sélectif dans l’encodage et la récupération de l’information contextuelle (Cohen, Barch, Carter, Servan-Schreiber, 1999 ; Cohen & Servan-Schreiber, 1992 ; Schwartz, Deutsch, Cohen, Warden, & Deutsch, 1991) ou dans leur capacité à lier différents aspects d’un même événement, en particulier l’information-cible à son contexte, de façon à construire une représentation cohérente consciemment récupérable (Danion et al., 1999). Récemment, d’autres preuves ont été apportées montrant que le traitement d'informations contextuelles spécifiques, telles que la récence et la source, étaient altérées chez les patients schizophrènes. (Brébion et al., 2002 ; Moritz et al., 2003 ; Nietzanski, 2002 ; Rizzo et al., 1996 ; Vinogradov et al., 1997). Weiss et al. (2000) ont montré que les schizophrènes présentaient un déficit de la récollection qui diminue leur habileté à identifier le contexte temporel et spatial dans lequel les mots sont appris. Leur paradigme était un paradigme de répétition d’items nouveaux. Lors de la phase de test, les items nouveaux sont présentés trois fois, après leur première apparition, ils sont présentés une deuxième fois avec un intervalle (lag) de 2 items puis, une troisième fois, avec un intervalle de 24 items. Pour différencier les items nouveaux des items anciens lors de leur deuxième présentation, les participants doivent se baser sur la récollection. S’ils se basent uniquement sur leur sentiment de familiarité pour discriminer les items alors leur taux de FA augmente. Lors de la première présentation du mot nouveau aucune différence n’apparaît entre le taux de FA des schizophrènes et celui des contrôles (ce résultat est aussi observé aussi par Danion et al., 2001), les schizophrènes sont donc capables de réaliser la tâche. De plus cet effet disparaît lorsque les mots sont encodés sous forme imagée. Dans ce cas-là-là, les schizophrènes seraient capables de différencier les mots nouveaux des mots anciens même à la deuxième présentation des mots nouveaux. Schacter, Israel et Racine (1999) ont déjà étudié ce phénomène chez des sujets normaux. Ils ont nommé cet effet « heuristique distinctive » (distinctiveness heuristic). Cette heuristique se rapporte à un mode de réponse influencé par le rappel de détails précis au sujet des événements précédemment expérimentés. Une incapacité à se rappeler des informations distinctives relatives à un item présenté suggère que cet item est nouveau. Les heuristiques distinctives sont des processus de métacognition, elle exige des sujets une introspection au sein de leur mémoire (par exemple, « si j'avais vu cette image, je pense que je m’en souviendrais ») (Dodson & Schacter, 2001, 2002).

Cette difficulté à traiter les informations contextuelles pourrait certes expliquer le déficit de récollection qui a été classiquement observé. Mais on pourrait aussi renverser l'ordre causal de cette interprétation et soutenir que le patient schizophrène ne peut ressentir la familiarité immédiate qui résulte du liage des informations-cibles à leur contexte. Il serait donc contraint de s'engager dans une activité de récollection du contexte, ou de reconstruction de l'association entre la cible et son contexte, dont l'issue resterait problématique. En effet, il y a une quantité croissante de données qui suggèrent qu’un déficit dans le traitement de différents types d'informations contextuelles est lié à différents aspects de la maladie. Par exemple, le déficit de l’inhibition d'informations non pertinentes (comme dans le test de Stroop) a été associé aux symptômes de désorganisation, comme l’altération de la pensée (Baxter & Liddle, 1998 ; Bazin et al., 2000 ; Guillem, Bicu, & Debruille, 2001), l'affaiblissement de la mémoire de la source, les hallucinations (Bentall, 1990) ; le déficit d'identification d'expression a été, au contraire, associé aux symptômes négatifs (Schneider, Gur, Gur, & Shtasel, 1995 ; Baudouin, Martin, Tiberghien, Verlut, & Franck, 2002 ; Martin, Baudouin, Tiberghien, & Franck, 2005).

Le déficit de la mémoire contextuelle pourrait ainsi être dû à une altération des associations entre l’information cible et l’information contextuelle (Rizzo et al., 1996). Selon cette interprétation, les patients schizophrènes seraient capables de mémoriser les aspects isolés d’un événement. En revanche, leur capacité à établir des liens entre ces aspects serait altérée, rendant difficile l’identification des événements comme des entités distinctes et spécifiques. De ce fait, on peut se demander si cette altération est susceptible de se répercuter sur les aspects les plus intégrés du fonctionnement mnésique, c’est-à-dire sur l’état subjectif de remémoration consciente qui caractérise le souvenir épisodique et qui dépend de la qualité des liens qui unissent l’information cible et l’information contextuelle. Danion et al (1999) ont établi une relation de causalité entre la diminution des associations entre les différents aspects d’un même événement et la perturbation de la remémoration consciente. Ces données renforcent l’hypothèse générale selon laquelle l’altération d’une opération cognitive élémentaire, en l’occurrence l’association entre l’information cible et l’information contextuelle, est susceptible d’avoir des répercussions majeures sur les états de conscience associés à la récupération d’un souvenir en mémoire, c’est-à-dire sur les aspects plus élaborés du fonctionnement cognitif. Il se peut cependant que le déficit d’association soit l’expression d’un trouble plus général des processus stratégiques, les processus automatiques étant préservés (Rizzo et al, 1996). Certains auteurs ont étudié la relation entre le déficit du traitement contextuel et les performances aux tests évaluant le fonctionnement frontal d’une part et les symptômes positifs et négatifs de la schizophrénie d’autre part (Stratta, Daneluzzo, Bustini, Prosperini, & Rossi, 2000). Les résultats confirment l’hypothèse selon laquelle le déficit du traitement contextuel rendrait compte des perturbations cognitives et des symptômes de la schizophrénie tels que les hallucinations et les délires (Bentall, 1990). Phillips et Silverstein en 2003 ont émis l’hypothèse d'une relation entre la perturbation des processus de traitement contextuel dans la schizophrénie et un dysfonctionnement de certains mécanismes de nature biologique. Ils considèrent, en particulier, que la désorganisation schizophrénique résulterait d'une perturbation du traitement de l'information contextuelle résultant d'une hypofonction des récepteurs NMDA (N-methyl D-aspartate) ayant un rôle important dans la potentialisation à long terme (LTP).