1) Pourquoi une reconnaissance basée sur la récollection chez les schizophrènes et sur la familiarité chez les contrôles ?

Pour quelle raison, les patients schizophrènes engagent-ils une récollection dans une situation de reconnaissance où les sujets normaux semblent se satisfaire d'une simple évaluation de la familiarité ? Cette question soulève le problème de la nature cognitive des processus de familiarité et de récollection dans une situation de reconnaissance de visages. Si l'on considère tout d'abord les sujets normaux, on constate qu'ils se basent quasi exclusivement sur la familiarité qu'il s'agisse d'un nouveau visage ou d'un ancien visage. On peut donc émettre l'hypothèse que le sujet normal se base sur la seule familiarité globale du visage et qu'il n'est pas perturbé par une variation de l'expression ou de l’arrière-plan ou qu'il inhibe, sans doute automatiquement, cette variation contextuelle non pertinente dans la tâche. Les participants contrôles sont ainsi capables d’extraire l’identité du visage malgré les changements contextuels. D’ailleurs, dans une tâche d’attention sélective, les contrôles sont capables de porter leur attention uniquement sur le visage sans tenir compte des changements expressifs de celui-ci (Baudouin et al., 2003). Leur reconnaissance est donc bien décrite par la TDS classique. Mais pourquoi les patients schizophrènes ne se comportent-ils pas de la même façon ? Une hypothèse extrême serait bien sûr de considérer que les patients n'éprouvent pas un tel sentiment de familiarité. Mais les ROCs observées, en reconnaissance de visage, montrent à l'évidence que cette hypothèse doit être rejetée : quand le contexte expressif est inchangé, la reconnaissance des schizophrènes peut résulter de la familiarité comme de la récollection. Il en est de même lorsque l’arrière-plan n’est pas modifié ou lorsqu’il est modifié mais que l’encodage a été profond. De plus le nombre de FA pour les schizophrènes et pour les contrôles est identique. Si l’on suppose que la fausse reconnaissance résulte d'une familiarité illusoire (Schacter, Norman, & Koutstaal, 1998), l'absence de différence entre les taux de FA (« oui/ancien » à un visage nouveau) entre les patients schizophrènes et les sujets contrôles semble contradictoire avec l'idée d'un déficit de familiarité dans la schizophrénie. Une interprétation possible des résultats est plutôt que les patients schizophrènes basent seulement leur jugement d'identification sur la familiarité de l'item perceptuel mais ne traitent pas l'image du visage séparément de son contexte intrinsèque, et ne généralisent donc pas à l’identité du visage (comme dans Martin et al., 2005). Les patients schizophrènes encodent le visage comme un tout, c’est-à-dire que l’association entre la cible et le contexte ne constituerait qu’un seul événement. Lorsque le contexte est modifié, les schizophrènes n’éprouvent pas de sentiment de familiarité ou alors un sentiment très faible qui serait insuffisant pour accepter le visage comme ancien (d’où le nombre élevé d’omissions), ils seraient donc obligés de déclencher une recherche précise en mémoire pour retrouver l’association visage-contexte et pouvoir extraire et isoler l’identité du visage. Lorsque le contexte est extrinsèque et modifié, cette recherche en mémoire n’est utilisée de façon exclusive que si l’encodage a été superficiel. Lorsqu’il est profond, la familiarité perceptive du visage et la récollection discriminative du contexte sont suffisantes pour reconnaître le visage. De ce point de vue, les patients ne souffriraient donc pas d'un déficit de la familiarité, mais présenteraient un trouble de la discrimination : ils seraient sur-discriminants, ce qui empêcherait l'apparition, l'évaluation ou l'utilisation correcte du sentiment de familiarité. Cette interprétation est très proche de la proposition faite par Cutting (1985) et Tassin (1999). Les patients schizophrènes présentent des excès de traitement analogiques qui les mènent à concentrer leur analyse sur les détails (Hemsley, 1987), ce qui altère leur capacité à lier et organiser les informations les unes avec les autres (Magaro, 1984).

Une hypothèse plus complexe serait alors que le patient schizophrène ne parvient pas toujours à traiter le visage comme une configuration unitaire dont émerge un sentiment global de familiarité ou à inhiber la familiarité des variations contextuelles non critérielles. Si cette hypothèse est correcte, le visage devrait lui apparaître comme une configuration visuelle composite dans laquelle la familiarité de l'expression pourrait être disjointe de la familiarité globale ou de la familiarité générée par les autres traits faciaux. La mise en œuvre d'un processus récollectif viserait donc à tenter de réactiver l'épisode d'encodage originel et à augmenter ce sentiment parcellaire, et éclaté, de familiarité. Un changement d’arrière-plan aurait le même effet et obligerait les patients à rechercher l’association en mémoire. Le visage pourrait en effet leur apparaître familier, mais une recherche en mémoire leur serait indispensable pour valider l’association cible-contexte, même quand la tâche ne porte pas sur le contexte. Un tel conflit ne se pose pas pour les sujets contrôles qui se basent uniquement sur la familiarité globale du visage, sans prendre en compte le changement éventuel de l'expression et, encore moins, de l’arrière-plan. Dans ces conditions, les patients schizophrènes seraient, au contraire, très sensibles à ce changement d'expression ou d’arrière-plan, ce qui entraînerait un recours systématique à la récollection. Ils recherchent l’association en mémoire pour vérifier que la cible n’a pas changé (ici l’identité du visage) malgré son changement de contexte. Lorsque le contexte modifié est extrinsèque, les schizophrènes s’engagent dans une recherche en mémoire uniquement dans la condition d'encodage superficiel. À partir du moment où l’encodage a été suffisamment profond, l’association cible (identité) et contexte (arrière-plan) est plus forte et la reconnaissance peut s’effectuer sur la base de la familiarité de la cible (invariable perceptivement par rapport à l’encodage) et sur la récollection, sans doute pour vérifier que malgré le changement d’arrière-plan, le visage est identique. Ces résultats sont en accord avec le fait que les schizophrènes ne seraient pas capables de lier différents aspects d’un même événement, en particulier l’information-cible à son contexte, de façon à construire une représentation cohérente consciemment récupérable (Danion et al., 1999 ; Rizzo et al., 1996). Mais elles ne sont pas en accord avec les données qui supposent que les patients schizophrènes présentent un problème important et sélectif dans l’encodage et la récupération de l’information contextuelle (Cohen & Servan-Schreiber, 1992 ; Schwartz et al., 1991).