5) Pourquoi les modifications contextuelles extrinsèques et non intrinsèques ont un effet différentiel sur les deux groupes ?

Nous avons vu que le changement de contexte intrinsèque perturbe à la fois les schizophrènes et les contrôles, alors que le changement de contexte extrinsèque ne perturbe que les schizophrènes. En ce qui concerne le contexte intrinsèque, nous avions déjà observé ce type de résultats dans une de nos expériences (Martin et al., 2005). Elle avait montré que chez les schizophrènes un changement d’expression les conduisait à répondre que la personne était différente. Les résultats observés sont partiellement en accord avec nos hypothèses qui prédisaient qu’un changement d’expression (contexte intrinsèque) allait perturber les patients schizophrènes et, dans une moindre mesure les participants contrôles mais, surtout, qu’une modification du contexte extrinsèque en reconnaissance de visages n’allait avoir que très peu d’influence sur les patients schizophrènes et sur les participants contrôles lors de la reconnaissance de visage (Godden & Baddeley, 1980 ; McKone & French, 2001).

Si l’on compare les résultats quantitatifs (discriminabilité en mémoire, Ag) et les résultats qualitatifs (paramètres F et R du modèle DPSD), on observe une différence de processus quand le contexte est intrinsèque (reconnaissance basée sur la récollection et la familiarité pour les schizophrènes et sur la seule familiarité pour les contrôles). Cela signifie donc que la différence entre ces deux groupes est d'ordre qualitatif. Toutefois cette différence de processus ne se traduit pas par un effet différentiel sur la performance mesurée par Ag (absence d’effet d’interaction entre le groupe et la modification du contexte). Cela ne peut donc être interprété qu'en supposant que les facteurs expérimentaux agissent de la même façon sur la familiarité (principalement chez les contrôles) et sur la récollection (principalement chez les schizophrènes). Un tel résultat a d'ailleurs été observé dans certaines recherches, en reconnaissance verbale, où les variations contextuelles peuvent affecter à la fois la familiarité et la récollection (voir, par exemple : McKensie et Tiberghien, 2004). En revanche, quand le contexte est extrinsèque, on observe toujours une différence qualitative du traitement de l’information (la reconnaissance est basée sur la récollection et la familiarité pour les schizophrènes et sur la seule familiarité pour les contrôles). Cependant on observe également ici une différence quantitative (effet d’interaction entre le groupe et la modification du contexte). Si les processus à l'œuvre chez les contrôles et les patients sont qualitativement différents, comment expliquer que l'effet quantitatif du changement de contexte sur la discriminabilité mnésique de ces deux populations soit similaire dans l’expérience manipulant le contexte intrinsèque. Autrement dit, pourquoi n'observe-t-on pas, sur la discriminabilité, une interaction entre le facteur groupe et le facteur changement du contexte quand le contexte est intrinsèque ? Ce constat implique nécessairement, comme nous l'avons dit précédemment,, que le changement de contexte intrinsèque puisse agir non seulement sur la récollection mais aussi sur la familiarité. L'examen de la valeur des paramètres R et F dans la condition de reconnaissance de visage montre que c'est bien le cas chez les schizophrènes : R et F diminuent quand le contexte intrinsèque ou extrinsèque est modifié entre l'étude et le test. Changer le contexte entre l'étude et le test peut donc perturber à la fois la familiarité et la récollection dans la reconnaissance des visages comme dans la reconnaissance verbale (Yonelinas, 2002, pp. 462-463 ; Guillem, Bicu, & Debruille, 2001 ; McKensie & Tiberghien, 2004). Mais cela n'explique pas la différence absolue de performance observée entre les patients schizophrènes et les sujets contrôles. Cette différence pourrait être due à la nature même des deux sous-processus de reconnaissance. Nous avons vu, en introduction, que la familiarité est décrite par le modèle de détection du signal alors que la récollection l’est par un modèle à seuil. Pour qu’un item soit reconnu sur la base de la récollection, il faut qu’il atteigne un certain seuil au-delà duquel on est sûr que l’item est ancien. La reconnaissance est dans ce cas, décrite par un phénomène de « tout ou rien ». Les modèles de la théorie du signal postulent que les items anciens sont placés sur un continuum de familiarité de telle façon que les items anciens sont à l’extrémité supérieure et les items nouveaux à l’extrémité inférieure de ce continuum. Il n’existe donc pas de seuil à partir duquel on est sûr que l’item est ancien puisque les distributions des items anciens et des items nouveaux se chevauchent. Le biais de réponse, dans le cas d’un modèle à seuil, est donc beaucoup plus important puisque si l’item n’atteint pas ce seuil critique il n’est pas reconnu. La reconnaissance basée surtout sur la récollection est de ce fait moins efficace que la reconnaissance basée sur la familiarité.

Dans le même ordre d’idée, comment expliquer alors que, si l'effet quantitatif du changement de contexte extrinsèque sur la discriminabilité est différent de celui du contexte intrinsèque, les processus engagés dans la tâche manipulant le contexte extrinsèque soient les mêmes que dans la tâche manipulant le contexte intrinsèque. Autrement dit, pourquoi l’interaction entre le facteur groupe et le changement de contexte extrinsèque n’a pas d’effet différentiel sur les processus mis en œuvre ? La réponse à cette question implique par contre que le changement de contexte extrinsèque ne doit pas agir sur F puisque les contrôles ne montrent aucune difficulté lors du changement d’arrière-plan (McKone & French, 2001). L’examen de l’estimation des paramètres des fonctions d’ajustement du modèle DPSD, montre, qu’effectivement, la valeur de F n’est pas modifiée lors du changement de contexte extrinsèque chez les participants contrôles. Ce qui nous amène directement à la troisième question : pour quelle raison, les schizophrènes sont-ils sensibles aux changements de contexte intrinsèque et extrinsèque alors que les contrôles ne le sont qu'aux seules variations du contexte intrinsèque ? Les schizophrènes sont sensibles aux changements contextuels intrinsèque et extrinsèque alors que les effets de contexte intrinsèque sont classiquement plus puissants que ceux du contexte extrinsèque (Godden & Baddeley, 1980) et que la reconnaissance est moins affectée par un changement de contexte extrinsèque (Baddeley, 1976 ; Davies & al., 1979). Les schizophrènes, dans une tâche de reconnaissance de visage dans laquelle le traitement du contexte extrinsèque n’est pas utile pour répondre, sont quand même influencés par son changement. La cible elle-même n’est pas modifiée et pourtant leurs performances sont moins bonnes lorsque l’arrière-plan a changé de couleur. C’est comme si les schizophrènes étaient hypersensibles au changement contextuel, quel qu’il soit. Si l’on regarde la nature des erreurs des patients schizophrènes, on constate que le nombre d’omissions (réponse « non/nouveau » à un visage ancien), pour les visages semblables (ayant changé de contexte), est beaucoup plus élevé chez les schizophrènes que chez les sujets normaux et il est identique quand le contexte est intrinsèque ou extrinsèque pour les schizophrènes comme pour les contrôles. Les schizophrènes ont donc tendance à répondre plus souvent « non » à un visage ancien ayant changé de contexte même quand ce contexte ne modifie pas la définition de la cible. On peut donc penser que les schizophrènes n’encodent pas la cible séparément de son contexte. Si maintenant nous nous intéressons aux nombres de fausses alarmes (FA) (« oui/ancien » à un visage nouveau) des patients schizophrènes, nous remarquons qu’il est identique à celui des participants normaux quand le contexte est intrinsèque. Quand le contexte est extrinsèque, le taux de FA des schizophrènes se maintient (pas de différence entre contexte intrinsèque et contexte extrinsèque) alors qu’il diminue chez les contrôles. Ce résultat indique que les contrôles distinguent mieux les visages similaires des visages anciens lorsque les modifications contextuelles ne concernent pas la cible en elle-même mais le contexte qui lui est associé (arrière-plan). Par contre cette fréquence des FA ne diminue pas chez les schizophrènes ce qui indique donc qu’ils traitent le contexte intrinsèque de la même manière que le contexte extrinsèque. Ainsi le statut du contexte ne modifie pas les résultats des patients schizophrènes (absence de différence au niveau de Ag, du nombre de FA et du nombre d’omissions) ce qui n’est pas le cas pour les contrôles (plus grand nombre de FA et Ag plus élevé quand le contexte est intrinsèque). Les schizophrènes ont tendance à considérer un visage avec une expression de joie par exemple comme différent du même visage avec une expression neutre. Ils éprouvent donc des difficultés à séparer l’identité de l’expression. De même un visage présenté sur un arrière-plan blanc, par exemple, va avoir tendance à paraître comme représentant une personne différente s’il est présenté sur un fond bleu. Ceci serait en accord avec le fait que les schizophrènes sont très conservateurs dans le domaine perceptif et qu’ils présentent des difficultés à inhiber ou à faire abstraction de modifications perceptives survenant lors de la reconnaissance (Bediou et al., 2005 ; Guillem, Bicu, Hooper et al., 2001 ; Mitchell, Elliott, & Woodruff, 2001 ; Waters et al., 2004).

À notre connaissance, c'est la première fois que l'on observe une reconnaissance basée uniquement sur la récollection chez des patients schizophrènes (Martin, Tiberghien, & Franck, 2004 ; Martin, Tiberghien, Guillaume, & Franck, en préparation). Ces résultats diffèrent radicalement des données de la littérature qui montrent toujours un déficit de la récollection (Danion et al., 1999 ; Huron & Danion, 2002 ; Huron et al., 1995 ; Huron et al., 2003 ; Tendolkar et al., 2002 ; Weiss et al., 2002). Danion et al. (1999), par exemple, observent, un déficit de la récollection, et non de la familiarité, chez des patients schizophrènes dans une situation de reconnaissance d'objets et en jugement de source dans un paradigme de type « Remember/Know » (Tulving, 1985 ; Gardiner & Java, 1993). Cependant les résultats qu'ils obtiennent font apparaître un biais de décision clairement révélé par l'importante variabilité du taux de fausses alarmes en reconnaissance entre les contrôles et les schizophrènes : de .17 à .18, pour les premiers, et de .50 à .52 pour les seconds (Danion et al., 1999, pp. 642-643). Les auteurs reconnaissent d'ailleurs que "…the hypothesis that the high frequency of know responses provided by patients might reflect some degree of guessing must be considered" (p. 644). Les expériences qui ont suivi ont pris en compte ce problème en introduisant une troisième catégorie de réponses. L’expérience de Huron et Danion (2002), a ainsi montré que les schizophrènes et les contrôles différaient au niveau du nombre de réponses « Remember » alors que le nombre de réponses « Know » et « Guess » était similaire pour les deux groupes. Ces résultats sont toujours en faveur d’un déficit de la récollection. La détermination des ROCs a pour avantage, dans nos expériences, de permettre la prise en compte du critère de décision. De plus, les Tableaux 5, 7, 12 et 14 font apparaître ici une plus forte homogénéité du taux de fausses alarmes en reconnaissance (de .11 à .32, pour les contrôles, et de .22 à .25 pour les schizophrènes) et en reconnaissance de contexte (de .35 à .49, pour les contrôles, et de .42 à .55 pour les schizophrènes).

La plupart des résultats de la littérature ont été obtenus grâce à la procédure « Remember/Know ». Une difficulté apparaît alors lorsque l’on veut comparer nos résultats avec ceux obtenus à l'aide de cette méthode. La première différence repose sur le postulat de départ quant aux relations qu’entretiennent la familiarité et la récollection. Alors que la procédure « Remember/Know » postule que R et F sont exclusifs - la reconnaissance ne peut se baser que sur R ou sur F mais jamais sur les deux en même temps - le modèle DPSD postule une simple indépendance stochastique entre ces deux sous-processus. Yonelinas, dans sa revue de 2002, a montré que les résultats obtenus à l’aide de la procédure « Remember/Know » recalculés selon sa méthode (Yonelinas et al., 1998) étaient comparables à ceux obtenus grâce au modèle DPSD et aux ROCs. Mais lorsque Danion et al. (2003) calculent les paramètres de récollection et de familiarité selon la méthode de Yonelinas et al. (1998), leurs résultats montrent que les schizophrènes se basent moins sur la récollection que les contrôles (résultats similaires à ceux obtenus en recueillant les réponses Remember) mais qu’ils se basent également moins sur la familiarité que les contrôles ce qui est en contradiction avec ceux obtenus en comptabilisant le nombre de réponse Know. Il est ainsi difficile de comparer les résultats obtenus à l’aide de méthodes différentes et il convient donc de rester prudent. Achim et Lepage (2003) ont réalisé une méta-analyse sur la reconnaissance d’item et la reconnaissance d’association chez les schizophrènes. Dans la reconnaissance d’association, tous les items présentés sont anciens et seule la relation qui les unis peut être ancienne ou nouvelle. La récollection est essentielle pour distinguer les items présentés dans leur association originale de ceux présentés dans de nouvelles associations, la familiarité de chaque item étant équivalente dans chacune des paires. Puisque la littérature indique un déficit de la récollection et une familiarité relativement préservée chez les schizophrènes, Achim et Lepage ont fait l’hypothèse que les schizophrènes présenteraient de plus grands déficits en reconnaissance d’association qu’en reconnaissance d’item isolé (pouvant être réalisée sur la base de F et de R). Les résultats, réanalysant 26 expériences, indiquent que les schizophrènes sont notamment perturbés en reconnaissance d’association mais également en reconnaissance d’item.

Ici aussi, il est probable qu’une réponse de type « Remember » renvoie à la récupération d’informations propres au contexte d’encodage mais appartenant à des domaines de représentation et/ou à des modalités sensorielles différentes. La distinction entre les deux types de jugement peut ainsi être comprise comme un accès à différents niveaux hiérarchiques de représentation. Certains proposent d’ailleurs que les utilisateurs de la procédure « Remember/Know » devraient adopter un modèle de détection du signal à deux critères (Hirshman, 1998 ; Rotello, Macmillan, & Reeder, 2004 ; Wixted & Stretch, 2004). D’autres montrent que c’est le critère de décision et non la discriminabilité qui détermine ces différents jugements dans la reconnaissance à long terme (Postma, 1999). Si le critère est lâche alors le nombre de réponse « know » est plus important et si le critère de décision est strict alors c’est le nombre de réponse « remember » cette fois qui est le plus élevé (Donaldson, 1996).