c. Les problèmes méthodologiques

Bien que le modèle DPSD prédise avec une très bonne approximation les données observées et que l'interprétation théorique qui en est proposée soit compatible avec de nombreuses recherches, sa validité générale peut cependant être questionnée. Une première objection, la plus importante, consiste à supposer que le modèle de la TDS à variances inégales pourrait prédire aussi bien les ROCs observées. Afin de répondre à cette objection, nous avons confronté le modèle à variances inégales aux données observées avec deux paramètres libres : d' (familiarité) et va (variance de la distribution de familiarité des visages, ou expressions, anciennes). On trouvera la Sce calculée entre les x-ROCs observées et les x-ROCs prédites par le modèle à variances inégales pour les différentes conditions dans l'Annexe B1, pour les patients et dans l'Annexe B2, pour les contrôles. Les Sces (somme des carrés des erreurs) du modèle à variances inégales sont inférieures à celles du modèle DPSD, dans 11 conditions sur 12, mais la différence entre les deux modèles est toujours très petite. Plus précisément, la Sce (somme des carrés des erreurs) moyenne pour le modèle TDS à variances inégales est .00078 (écart-type = .00039, max = .0016, min = .00027) et celui du modèle DPSD est .00092 (écart-type = .00047, max = .0017, min = .00029). La qualité de l'ajustement aux données est donc tout à fait similaire pour les deux modèles ; l'écart moyen entre les valeurs absolues des Sces des deux modèles, calculé pour les 12 conditions expérimentales, est de .000025 (écart-type : .00027 ; max : .00077 ; min : .00001). On trouvera aussi, dans les Annexes B1 et B2 la valeur du 2 calculé entre les x-ROCs observées et les x-ROCs prédites par les deux modèles. Aucun de ces 2 n'atteint la valeur critique à p = .05 (2 = 15.51). Ainsi la comparaison entre le modèle DPSD et le modèle à variances inégales montre qu'ils parviennent tous les deux à décrire correctement le comportement des patients et des sujets contrôles et qu'ils demeurent très difficiles de les départager.

Un argument souvent utilisé en faveur du modèle à variances inégales est sa plus grande simplicité. Cependant, même si l'on accepte ce postulat d'économie, il ne permet pas de départager les deux modèles. En effet, en termes de nombre de paramètres libres, les deux modèles ont le même degré de « simplicité ». Les simulations du modèle DPSD ont en effet été réalisées ici avec deux paramètres libres (soit Ra et d' soit Ra et Rn). Notre préférence pour le modèle DPSD résulte, en définitive, de considérations théoriques. Plus particulièrement il nous semble que le modèle DPSD est plus heuristique que le modèle TDS à variances inégales : le premier avance une interprétation cognitive de ses deux paramètres tandis que le second n'offre une interprétation cognitive que pour un seul de ses paramètres (d'). Expliquer la différence observée entre les patients schizophrènes et les sujets contrôles par une différence dans la variance de la distribution sous-jacente de la familiarité des visages anciens est essentiellement descriptif. En particulier cette explication ne nous dit pas pour quelle(s) raison(s) ces variances sont différentes chez les schizophrènes et les sujets contrôles et si cette différence est spécifique ou non à ce trouble cognitif (sur ce débat, voir: Clark & Gronlund, 1996 ; Glanzer, Kim, Hilford, & Adams, 1999 ; Yonelinas, 1999).

Une seconde objection méthodologique met en cause la nature même des ROCs obtenues chez les patients schizophrènes. En effet, on observe que les points qui les constituent sont plus rapprochés que ceux des ROCs observées chez les sujets contrôles. Cette différence pourrait être attribuée à la façon dont les schizophrènes utilisent les niveaux de l'échelle de certitude. Il est facile de vérifier cependant que les patients schizophrènes utilisent la totalité des degrés de l'échelle de certitude mais pas avec la même fréquence que les sujets contrôles. Plus précisément, ils ont tendance à utiliser plus souvent le niveau de certitude maximum que ne le font les sujets contrôles. L'étude du degré de réalisme de la certitude montre d'ailleurs aussi que les sujets contrôles ont tendance à davantage sous-estimer leur certitude que les patients pour les degrés les plus faibles et les patients à davantage surestimer leur certitude pour les niveaux élevés. Mais cette façon d'utiliser l'échelle de certitude est probablement aussi symptomatique du problème mnémonique observé chez les patients schizophrènes, c'est-à-dire de leur tendance à se baser fortement sur la récollection. On sait, en effet, que les reconnaissances issues de la récollection, processus à seuil (discontinu), sont plus certaines que celles qui sont issues de la familiarité (Yonelinas, 2002). De plus, si cet effet n'était que parasite (bruit) on comprendrait mal le fait que les variables manipulées (niveau de profondeur d'encodage, nature du contexte) exercent un effet cohérent sur les ROCs des patients. Il serait évidemment du plus grand intérêt d'obtenir, chez les schizophrènes, des ROCs construites à partir de la variation des gains et de coûts attachés à la réponse ou de la variation de la fréquence relative des items anciens et des items nouveaux. Cela permettrait des estimations de la position du critère de décision des patients sans passer par la verbalisation de leur niveau certitude.

Les résultats obtenus ici diffèrent donc de ceux qui sont observés dans la littérature et montrant un déficit de la récollection chez les patients schizophrènes (Danion, Rizzo et Bruant, 1999 ; Huron & Danion, 2002 ; Huron et al., 1995 ; Huron et al., 2003 ; Tendolkar et al., 2002 ; Weiss et al., 2002). Les patients schizophrènes sont sensiblement moins performants que les contrôles dans les tâches de reconnaissance de visages (nécessitant l’utilisation de la familiarité et de la récollection) et dans les tâches de reconnaissance de contexte (nécessitant l’utilisation de la récollection). Les résultats obtenus en reconnaissance de contexte extrinsèque, pouvant se rapprocher d’une reconnaissance d’association (un visage associé arbitrairement à une couleur d’arrière-plan ou même un visage à un mot, « blanc » ou « bleu ») tendent à montrer que la récollection pourrait être déficitaire dans cette condition particulière. De plus 3 conditions sur 8, en reconnaissance, montrent que les schizophrènes peuvent baser leur reconnaissance uniquement sur la récollection. Mais il est nécessaire d'admettre ici quelques complications qui devront être étudiées ultérieurement : il y a probablement différents types de récollection (discriminative ou associative), mais également différents types de familiarité (perceptive, épisodique ou sémantique), et aussi, enfin, plusieurs types de contextes provoquant probablement des déficits contextuels différents (Elvevag et al., 2000, p. 885). De plus les ROCs ne montrent pas nécessairement ce que montre la procédure Remember/Know.

La validation et l'interprétation des données obtenues reste encore évidemment largement ouverte et elle exige des investigations complémentaires, en particulier de nature psychophysique. Nous avons montré toutefois que le modèle DPSD est susceptible de décrire, de façon appropriée, la performance mnésique des patients schizophrènes. Dans une situation de reconnaissance de visages classique, les participants contrôles présentent des ROCs curvilinéaires et symétriques qui démontrent que la familiarité seule contribue à leur reconnaissance. Au contraire les patients schizophrènes présentent une performance mnésique qui étaye l'hypothèse selon laquelle elle serait basée essentiellement sur la récollection lorsque le contexte intrinsèque ou extrinsèque n’est pas modifié (leurs ROCs sont curvilinéaires et asymétriques) ou sur la récollection lorsque le contexte intrinsèque ou extrinsèque (uniquement après un encodage superficiel) est modifié (leurs ROCs sont alors linéaires). Dans une situation de reconnaissance d'expression ou d’arrière-plan, les processus mis en œuvre par les deux groupes sont beaucoup plus similaires, les schizophrènes comme les contrôles se basant davantage sur la familiarité. Ils présentent donc un déficit, qui se manifeste au moment de la récupération, dans l'émergence du sentiment de familiarité ou dans son utilisation. Il est probablement la conséquence d'un dysfonctionnement dans le traitement global de l'information faciale et dans l'intégration de sources composites à l'origine du sentiment global de familiarité et, surtout des sources contextuelles. Le locus cérébral de ce dysfonctionnement mnésique est probablement à rechercher dans une perturbation spécifique de l'interaction du système hippocampique et du lobe temporal. Cette interaction est sans doute critique de toutes les reconnaissances contextualisées, exigeant à la fois une intégrité des processus de différenciation mais aussi de généralisation. La reconnaissance des visages est sans doute une des situations les plus représentatives de cette classe de reconnaissance et il n'est donc pas surprenant, au fond, qu'elle soit fortement affectée dans la schizophrénie. Il est alors tentant de penser que la schizophrénie est, au moins en (grande ?) partie, la conséquence d'un désordre des mécanismes cognitifs (et affectifs) de différenciation et de généralisation indispensables à la reconnaissance adaptée des variations de l'environnement, des objets et surtout des personnes.