Introduction

Pour communiquer à distance ou dans le bruit, de nombreuses populations vivant principalement dans des zones montagneuses et dans des forêts denses ont développé une version sifflée de leur langue locale. Les biotopes dont elles font partie favorisent l’éloignement en terme de temps de trajet ou de contact visuel. Le sifflement apporte une réponse adaptée à de telles situations en augmentant les distances limites de communication. Les scientifiques ont appelé ce phénomène « parole », « langage » ou « langue sifflée » (Busnel & Siegfried, 1990) car l’information que les siffleurs échangent dans ces conditions est suffisamment riche, complexe et variée pour nécessiter l’usage du vocabulaire, de la grammaire et de la syntaxe de la langue parlée locale. Le sifflement est utilisé comme source sonore à la place des vibrations des cordes vocales car il est bien adapté à la propagation des sons dans des conditions extrêmes. D'après les locuteurs, la parole sifflée est une des multiples manifestations complémentaires de la langue, au même titre que le chuchotement, la parole criée ou chantée. Elle permet un dialogue entre individus relativement isolés, comme un téléphone portable naturel et local. Elle est utilisée pour rendre service dans le cadre d'activités sociales vitales de la vie traditionnelle.

Aujourd’hui, certaines zones encore difficiles d’accès abritent des villages poursuivant la pratique quotidienne de ces langages ou à défaut, dont les plus anciennes générations entretiennent ce savoir oral dans leur mémoire. Notre travail s’appuie sur une enquête de terrain de plus d’un an menée en collaboration avec les responsables culturels d’une dizaine de communautés à travers le monde. Il tire aussi des informations de collaborations engagées avec les principaux acousticiens, linguistes, anthropologues ou musicologues étudiant ou ayant étudié la langue et le mode de vie de villages dont la population utilise ou a utilisé le sifflement langagier. Cette recherche a nécessité la mise en place d’une méthodologie d’investigation adaptée à la fois à l'acoustique des langages sifflés, à leur pratique en voie de disparition et à la volonté de nombreux locuteurs de participer à la sauvegarde vivante de cet aspect de leur tradition orale. En effet, à l’instar de la plupart des langues minoritaires, ces formes de communication sont aujourd’hui toutes menacées d’extinction ainsi que le patrimoine oral qu’elles véhiculent.

Dans chaque pays visité, nous nous sommes rendus dans des lieux où une forme sifflée d’une langue avait déjà été signalée et nous avons cherché de nouvelles sources linguistiques. Nous avons constitué plusieurs corpus plus ou moins spontanés en fonction des opportunités, par exemple en nous promenant avec une personne qui déclenchait des dialogues avec les individus croisés sur le chemin. Mais avant ce type de travail, le corpus que nous demandions de siffler dans un premier temps aux informateurs rencontrés était le suivant:

‘« Dans le monde entier, des hommes parlent en sifflant »’ ‘« Certains vivent dans les montagnes, d’autres dans les forêts »’ ‘« Les sifflements s’utilisent pour parler à distance »’ ‘« C’est un moyen de communication très riche en harmonie avec la nature et le mode de vie »’ ‘« On peut parler d’amour et de toutes choses de la vie »’ ‘« La mélodie ressemble aux chants des oiseaux »’ ‘« Ces langues ne doivent pas mourir car elles racontent l’histoire des peuples de ces terres »’ ‘« Ainsi que celle du langage humain »’

Aucun des bons siffleurs n’a eu de mal à transposer en sifflements les paroles de ce texte, une fois les difficultés de la traduction résolues. Ceci montre qu’ils utilisent aisément des phrases non stéréotypées. Un interlocuteur placé à distance et aguerri en langue sifflée pouvait comprendre leur signification avec plus ou moins de facilité suivant sa pratique quotidienne et suivant la complexité sémantique ou métaphorique de la phrase. Les locuteurs Espagnols ou Grecs ayant une langue dont la structure phonologique et les réalisations phonétique se rapprochent le plus du français parmi toutes les langues analysées, n’ont pas eu de difficulté à siffler des phrases en langue française quand nous leur avons suggéré. Nous avons donc constaté que le sifflement de syllabes n’ayant pas de sens préalablement connu est possible, même si cela paraît incongru. Le français sifflé obtenu est marqué par « l’accent » local car chaque langue possède sa propre répartition d’unités sonores régulières.

Par contre, lorsque des locuteurs de langue tonale mazatèque du Mexique ont essayé de reproduire ce texte en espagnol sifflé, nous avons remarqué que le résultat n’avait rien de commun avec le Silbo espagnol. Nous avons ainsi vérifié que les siffleurs optent pour des stratégies différentes de conversion de la voix classique en parole sifflée en fonction de certaines différences phonologiques clefs de leur langue. En effet, les « Maestros de Silbo » 1 Espagnols de l’île de la Gomera aux Canaries reproduisent les voyelles et les consonnes à travers ce que nous appellerons leur « prosodie interne », qui est organisée rythmiquement dans la phrase. Les Mazatèques, de leur côté, ont sifflé l’intonation et le rythme de l’espagnol ce qui d’après des études sur la prosodie de la parole ne contribue qu’à hauteur de 10 à 15% de l’intelligibilité des langues sans ton de ce type (Sorin, 1989). Pourtant, dans leur langue, les Mazatèques atteignent plus de 80 à 90 % d’intelligibilité en transposant en sifflements la même partie de la voix. Ceci montre que, suivant la structure de la langue, les différentes bandes de fréquences de la voix classique ne portent pas la même contribution fonctionnelle pour l’intelligibilité de la parole.

Ces expériences interlinguistiques n’étaient pas complètement artificielles car un processus de transfert a effectivement eu lieu sur l’île de la Gomera aux Canaries depuis une langue berbère après la conquête Espagnole. De plus, un tel processus semble être actuellement encore en cours dans les montagnes Mazatèques. Il a commencé par les prénoms hispanisés il y a plus de cinquante ans (Cowan, 1948) et nous avons pu observer qu’il était encore hésitant aujourd’hui parmi les plus jeunes générations. Une des raisons principales tient à l’existence de tons phonologiquement distinctifs en mazatèque qui n’existent pas en espagnol. Dès lors, dans le cas d’un transfert de la pratique sifflée d'une langue à une autre, la rapidité dépend de la structure phonologique de chacun des systèmes linguistiques qui se rencontrent. D’une manière générale, le développement d’une nouvelle stratégie de sifflement se fait suivant un processus évolutif lent qui sélectionne petit à petit les constituants phonétiques les plus saillants de la langue en termes d’intelligibilité. Ce phénomène repose sur plusieurs générations de pratique.

Lors de notre travail de thèse dont nous présentons ici un bilan, nous avons cherché à mettre évidence les caractères généraux partagés par les langues sifflées et à souligner les différences phonétiques dues aux propriétés phonologiques de chaque langue. Pour cela nous avons emprunté les outils scientifiques de différents domaines de recherche. Les particularités acoustiques des langues sifflées s’y prêtent bien. La présentation de cette recherche s’articule autour de quatre chapitres que nous décrivons dans les paragraphes suivants.

Dans un premier temps nous avons posé le cadre de notre étude. Nous avons d’abord fait l’historique de la recherche dans le domaine. A cette occasion, nous avons rappelé les principales connaissances sur ce sujet. En particulier la position de ce phénomène de communication par rapport à d’autres aspects plus connus de la communication humaine. Sur ce point, les trois principaux chercheurs ayant effectué des travaux dans le passé sur les langues sifflées (Cowan, 1948 ; Busnel & Classe, 1976) sont unanimes pour reconnaître que les langues sifflées représentent un style de parole complémentaire utilisé à distance (courte, moyenne ou grande). Nous avons ensuite mené une analyse sociolinguistique sur les facteurs influencant la vitalité des langues sifflées. Cet aspect de la réflexion s’est révèlé crucial au quotidien lors de la phase de documentation sur le terrain. En particulier car il existe dans chaque lieu des profils types de siffleurs ayant des compétences différentes. De plus, l’histoire humaine entraîne aujourd’hui le phénomène de la disparition des cultures locales qui a fortement joué sur nos possibilités de documentation.

Dans un deuxième temps nous présentons les biotopes rencontrés, dans leur diversité. Nous verrons que la pratique sifflée est en partie conditionnée par les milieux écologiques. Nous introduisons les forêts denses qui viennent s’ajouter aux topographies montagneuses bien décrites dans les travaux des chercheurs précédents (Classe, 1956 ; Busnel, 1970 ; Busnel, 1974a). Puis nous présentons les techniques de production du sifflement ce qui permet d’initier une réflexion sur la bioacoustique du signal. D’autre part, les propriétés des langues sifflées qui définissent de véritables « systèmes de télécommunication »(Busnel et Classe, 1976, p.108) nous ont poussés à étudier quelques effets du filtre naturel du milieu ambiant sur le signal sifflé. Nous avons aussi cherché, grâce à la mise au point d’expériences pilotes, les liens qui peuvent exister entre les stratégies bioacoustiques utilisées par la voix parlée, la voix criée et la parole sifflée.

Dans le troisième chapitre que nous dédions à l’analyse typologique nous avons fait le bilan linguistique de notre enquête. Cette étape de notre recherche nous a permis de recenser les langues sifflées connues jusqu’à aujourd’hui et d’aller vérifier directement leur pratique actuelle pour certaines d’entre elles. Au final, la diversité des langues sifflées connues est grande et quelques nouvelles langues sifllées ont pu être repèrées. Nous confirmons donc que le phénomène est international. Afin d’approfondir notre compréhension des modalités de transposition de la voix parlée en parole sifflée, nous avons sélectionné sept langues dont nous avons réalisé une analyse typologique détaillée. La comparaison systématique de la forme sifflée et de la forme parlée nous a permis de mettre en évidence trois types de stratégies de transposition de la voix. Nous ne remettons pas en cause la différence entre langues tonales (transposition sifflée des tons) et langues non tonales (transposition sifflée de l’articulation des voyelles et des consonnes) mais nous montrons qu’il existe un groupe intermédiaire de langues qui choisissent une voie médiane entre ces deux options décrites précédemment. De plus, nous montrons que le sifflement ne définit pas de système indépendant de la forme parlée même s’il existe une réduction phonétique que nous analysons. Enfin, nous constatons qu’il y a une grande diversité de stratégies dans chaque groupe. Il s’ensuit que, des langues non tonales aux langues tonales, les différences se situent sur une échelle faite de degrés qui ont pour origine des propriétés de la structure phonologique de la forme parlée.

L’intelligibilité étonnante obtenue lorsque des phrases sont échangées en langue sifflée est l’objet de notre étude dans la dernière partie de cette thèse. Cette faculté s’appuie sur le rôle fonctionnel que jouent les caractères segmentaux et suprasegmentaux de chaque système linguistique. Elle repose aussi sur tout un ensemble de facteurs perceptifs qui ont fait l’objet d’analyses précises. C’est pourquoi nous présentons les résultats de psychoacoustique qui permettent de comprendre une partie du cadre de la perception des sifflements. Ensuite, nous regroupons les enseignements des domaines de « l’analyse de la scène auditive » (Bregman 1990) et de l’analyse de la prosodie du langage. Nous précisons ainsi quels types de relations entre les attributs de la perception marquent le flux de parole écouté par un siffleur. A partir de là, nous avons été en mesure de présenter une analyse progressive de l’intelligibilité des langues sifflées non tonales. Une expérience de psycholinguistique est alors présentée. Elle a consisté à tester l’identification des voyelles sifflées espagnoles par des sujets français. Cette étape de la réflexion nous a permis de revisiter la perception du timbre des voyelles humaines en suivant les indications implicites des siffleurs. Nous avons ensuite expliqué deux analyses de l’intelligibilité des logatomes (Moles, 1970, Busnel, 1970). Ces deux approches sont complétées par une étude de l’intelligibilité des phrases sifflées grecques. Enfin, comme ce type de communication sert avant tout à distance et dans le bruit ambiant, nous avons mis au point une expérience grandeur nature qui nous a permis de rediffuser certains de nos enregistrements turcs, espagnols et grecs. De cette manière nous avons pu observer, de manière contrôlée, les conséquences phonétiques de la dégradation du signal sifflé. Les langues sifflées offrent de ce point de vue un cas d’étude inédit du phénomène de reconstruction cognitive de la parole. En effet, les indices acoustiques qui arrivent à l’oreille du récepteur sont souvent suffisants pour permettre un taux d’intelligibilité élevé.

La somme des informations apportées par les langues sifflées est vaste, c’est pourquoi nous considérons le travail que nous présentons ici comme un début. Nous l’avons appuyé sur les bases scientifiques solides posées par les chercheurs ayant étudié les langues sifflées et par les linguistes ayant décrit les formes parlées des langues que nous analysons. La contribution des locuteurs, des siffleurs et des reponsables culturels locaux a été un facteur essentiel de notre recherche car eux seuls vivent en profondeur la richesse de leur langue. Nous ne pouvons concevoir de travail de recherche sans eux. Leur collaboration est primordiale si l’on veut « épouser du monde leur présence » comme dit si bien Saint-John Perse.

Notes
1.

Maîtres de Silbo