Conclusion : Bilan et perspectives

Les langues sifflées étudiées dans ce travail représentent assez fidèlement la diversité des langues sifflées du monde qui elles-mêmes couvrent un très large éventail des familles linguistiques répertoriées jusqu’ici. Elles nous ont permis de confirmer que la parole sifflée est dans chaque population le résultat de l’adaptation de l’intelligence productive et perceptive humaine à un milieu biologique (conséquences acoustiques) et social (conséquences linguistiques). Pour cela nous avons partagé la vie des siffleurs de plusieurs cultures et ceux-ci nous ont fait l’honneur de nous accepter parmi eux. Ils nous ont aidé à concevoir une méthodologie adaptée à l’étude actuelle des langues locales.

Le premier point à retenir de notre étude est que la voix classique, qui est à l’origine de la parole sifflée laisse dans le sifflement l’emprunte de la manière dont elle est exploitée par les locuteurs d’une langue. Ceci est vrai à la fois en ce qui concerne les éléments clefs de la structure de la langue et en ce qui concerne les stratégies employées couramment par les êtres humains pour que leur voix porte loin. Il est possible de le montrer avec les outils de la linguistique et de la bioacoustique. Notre contribution sur ces deux points a été de montrer qu’il existe une continuité entre la voix parlée et la parole sifflée qui se fait sur plusieurs échelles.

Pour la communication à distance et dans le bruit, la parole sifflée est la suite logique de la voix criée. En effet, l’élévation de la voix par effet Lombard, l’augmentation de la fréquence et de la durée d’élocution poussent rapidement les cordes vocales à leurs limites et il est nécessaire de s’en passer. Le sifflement a été la solution retenue par de nombreuses populations. De cette manière la parole peut rester durablement dans la zone de perception privilégiée de l’oreille humaine, en dehors des zones où le bruit ambiant de la nature est le plus intense. De plus, le sifflement permet d’utiliser le langage humain avec des propriétés qui en font un véritable système de télécommunication: l’amplitude de la dynamique du langage est condensée, la bande de fréquence est réduite. Ces propriétés permettent d’améliorer la netteté du signal à distance en optimisant le rapport signal sur bruit.

Suite à la réduction de la bande de fréquence, les siffleurs doivent choisir de transposer en priorité soit la Hauteur Fondamentale, soit la Hauteur Brute de leur langue qui correspondent respectivement à la fréquence de phonation des cordes vocales et à l’ensemble du spectre de la voix. Ce choix hiérarchique semble préexister dans la version parlée des langues humaines et c’est pour cela qu’il n’affecte pas trop l’intelligibilité de la parole sifflée. Par exemple, c’est lui qui différencie les langues tonales des langues non tonales et il est bien connu que les langues sifflées s’adaptent à ces structures linguistiques. Mais les sciences du langage ont montré également que la distinction tonale/non tonale est parfois difficile à faire pour certaines langues qui donnent un rôle important à la fois à l’accent et au timbre de la voyelle. C’est pourquoi, en élargissant le nombre de langues sifflées étudiées, nous avons montré qu’il existe un groupe intermédiaire de langues qui se caractérisent par la recherche d’un équilibre entre la Hauteur Brute et la Hauteur Fondamentale dans leur forme sifflée. Notre description typologique a donc fait émerger trois stratégies types de transposition qui dépendent de la structure phonologique de la langue d’origine. A l’intérieur de chaque groupe de langues ainsi définis, nous avons observé une grande diversité d’adaptations qui respectent les propriétés particulières de chaque langue. Nous avons conclu que les langues sifflées effectuent naturellement une partie du travail de description typologique qui consiste par définition à faire émerger des caractères généraux communs à des langues différentes. En outre, nous avons observé que le sifflement développe également une véritable description phonétique des caractéristiques vocales des éléments transposés: il définit des classes de consonnes, indique des similarités de timbre des voyelles et précise le comportement des tons.

Le deuxième point important à retenir est que tous ces aspects ont été développés dans les langues sifflées pour des raisons fonctionnelles visant à faciliter l’intelligibilité de l‘interlocuteur. Nous avons montré que leur profil phonétique est avant tout destiné à la communication dans des conditions difficiles. C’est pourquoi les modulations de fréquence et d’amplitude qui les caractérisent rendent compte des points les plus importants mis en valeur par les domaines d’étude de l’analyse de la scène auditive, de la prosodie et de la parole dans le bruit. Il s’ensuit que les langues sifflées représentent des modèles pertinents d’étude des liens entre la perception et la production du langage, particulièrement en contextes contraignants d’écoute. Nous avons identifié plusieurs conséquences à cette réalité :

  1. Les langues sifflées définissent une méthodologie pertinente d’approche de la prosodie : elle est à géométrie variable suivant les propriétés phonologiques qui organisent les indices acoustiques et les relations perceptives les plus saillants d’une langue.
  2. Il est possible de tester des personnes ne connaissant rien des langues sifflées pour montrer que ces dernières exploitent certains aspects clefs des indices acoustiques de toute langue. Du même coup on peut réinterpréter les données d’autres expériences perceptives de la parole, et cela à la lumière de la stratégie sifflée choisie. Nous avons développé cette possibilité lors d’un test psycholinguistique de perception des voyelles sifflées espagnoles par des sujets Français qui a montré que ces derniers catégorisent les fréquences des voyelles sifflées comme les siffleurs eux mêmes. Nous avons conclu qu’un des éléments primordiaux de la perception des voyelles tient à la répartition de l’énergie sonore dans le spectre. La perception du timbre de la voix semble privilégier les zones les plus compactes et intenses du spectre fréquentiel de la parole. Suivant le type de voyelle, ce ne sont pas les mêmes formants qui seront concernés.
  3. On observe pour les langues sifflées, comme c’est le cas pour la perception de la voix parlée, une augmentation des taux d’identification lorsqu’on passe des logatomes (netteté de 20-50%) aux mots (intelligibilité de 70%) et enfin aux phrases (90% d’intelligibilité). Lors de l’identification des phrases, les modulations de AM et FM, qui sont utilisées de manière extensive par les langues sifflées, sont des atouts à la fois pour donner une cohérence d’ensemble à la phrase et pour permettre d’identifier les éléments segmentaux dans le bruit.
  4. Les éléments du signal qui parviennent à l’oreille du récepteur à grande distance sont suffisants pour atteindre un bon taux d’intelligibilité dans les situations usuelles de pratique des siffleurs, malgré la dégradation évidente du signal. Comme pour la voix parlée et la voix criée, la perte d’intelligibilité n’est pas un phénomène qui varie linéairement avec la distance. Une émergence suffisante du sifflement par rapport au bruit de fond contenu dans la bande de fréquence des sifflements est nécessaire pour permettre l’intelligibilité de la langue.

Ces formes de la langue qui peuvent s’appliquer à tout le vocabulaire et permettent un taux d’intelligibilité des phrases de plus de 90 % représentent donc à notre avis une émergence informative de la langue. Le sifflement recu au niveau de l’oreille est alors la partie visible d’un iceberg linguistique et acoustique dont la partie immergée est dans le cerveau des acteurs du dialogue. Malgré tous ces atouts les langues sifflées sont toutes en situation de perte de vitalité, les siffleurs sont de moins en moins nombreux à être très compétents. La mort des langues sifflées emporte le regard alternatif qu’elles permettent de porter sur le phénomène du langage qui a encore beaucoup de choses à dire tant au niveau culturel que scientifique.