Sémantique et musique

Le plus souvent il est reconnu que la différence majeure entre le langage et la musique tient à la sémantique. Mais même sur ce point là, la différence semble être une question de degré plutôt que de distinction nette. Les formes sonores linguistiques sont porteuses de sens d'une manière plus précise et plus conventionnelle que la musique mais cette dernière véhicule parfois des notions très concrètes en fonction du contexte culturel, même si l’on se limite au domaine de la musique occidentale tonale. Tout est alors une question de pratique et d’expérience de l’auditeur.

L’usage traditionnel des musiques parlantes qui survivent encore dans de nombreuses cultures isolées donne quant à lui un témoignage direct de l’imbrication de la musique et du langage dans une même pratique. De nombreux instruments de musiques sont en effet utilisés à la fois pour parler et pour jouer des airs musicaux, parfois dans un même élan.

Dans le cas où la parole est jouée sur l’instrument, les possibilités de production sonores variées de l’instruments sont exploitées dans leur plus grande complexité pour reproduire des éléments phonétiques de la voix parlée. Les plus connues de ces pratiques concernent les tambours mais il n’est pas rare que soient utilisés des flûtes (Asie et Amazonie), des guimbardes (Asie), des orgues à bouches, des didgeridoo (Australie) et même des instruments à cordes comme le dum Akha, le violon Tepehua (Boilès-Lafayette 1973) ou l’arc en bouche (encore très répandu en Afrique et dans certaines populations d’Amazonie comme chez les Gaviaõ) 5 . La plupart du temps, il ne s’agit pas d’engager un dialogue comme dans le cas des langues sifflées, l’objectif principal est d’exprimer son sentiment sur un événement fort de la vie, de rappeler le point de vue de la tradition orale en la récitant, de mettre en scène les acteurs de l’action ou d’organiser un rituel. C’est pourquoi ces modes d’élocution jouent un rôle important dans la transmission de la tradition orale. Ils interviennent en particulier dans la poésie locale qui s’exprime lors des fêtes, lors des demandes en mariage, lors des décès ou lors de la visite d’un étranger. La manière codifiée de l’expression permet de poser un cadre à un événement donné. Nous avons eu la chance de rencontrer ces productions dont nous ne soupçonnions pas l’existence dans certains lieux. Les témoignages recueillis convergent tous vers le même type de pratique: le locuteur musicien alterne moments de parole et moments d’improvisations musicales. Les phrases de paroles ou les phrases musicales parfois répétées.

A partir de ces productions nous avons pu constater plusieurs tendances acoustiques qui semblent distinguer, au moins en partie la pratique musicale de la parole 6  :

  • La dynamique générale des intervalles de parole est plus complexe que ceux qui sont uniquement à caractère musical.
  • Au niveau des fréquences et donc des sensations de hauteur, les passages d’une hauteur à une autre se font de la manière la plus continue possible dans le cas de la parole alors qu’en musique, les intervalles sont marqués par des sauts plus nets.
  • Au niveau des intervalles rythmiques, la périodicité de la langue est bien moins évidente que celle des parties musicales.

Notes
5.

Nous avons été très étonnés de constater que de très nombreux travaux d’ethnomusicologie (à vrai dire la majorité, même parmi les plus récents) analysent parfois en détails des enregistrements de ces instruments sans même évoquer le fait que la parole y est reproduite.

6.

Ces résultats sont issus d’une analyse préliminaire d’enregistrements de flûte Bora, d’orgue à Bouche Akha et de Guimbarde Akha.