Chapitre 1. Politique du poème : Char et le surréalisme

Lorsque Char, en 1945, après la guerre, rédige son avertissement pour la réédition du Marteau sans maître, il ne met pas seulement en perspective ses premiers recueils, mais il fait le geste de placer sous le signe de l’histoire l’ensemble de son œuvre. Il la désigne comme œuvre située et invite le lecteur à chercher dans ce recueil, à y déceler – puisque ce « fleuve radiant […] baptisé Marteau sans maître » est « énigmatique » – les signes ou les traces du rapport de préfiguration à la guerre désigné a posteriori dans cet avant-propos. Ce contrat de lecture non seulement signale la volonté de donner à l’œuvre une forte cohérence mais présuppose aussi une fonction singulière du poème comme « pressentiment », et corrélativement, une conception singulière des rapports du temps de l’histoire au temps de l’écriture. Si ces éléments sont avant tout significatifs de la position de Char en 1945, les recueils des années 30 les ont également, dans une certaine mesure, rendus possibles. Afin de comprendre ce qui a permis, dans l’immédiat après-guerre, une telle relecture du Marteau sans maître, mais aussi tout ce qui l’en sépare au moment même de son élaboration, il s’agit de déterminer, en suivant un ordre chronologique, la manière dont l’écriture se situe par rapport à l’histoire, et par rapport à son temps, à un moment où, rencontrant le surréalisme, Char rencontre aussi une série de débats sur les rapports du poème au politique et à l’engagement.

Ce n’est certes pas de son adhésion au surréalisme, en décembre 1929, que date la révolte de Char. Bien au contraire, une parole tranchante, placée sous le signe de la lutte, s’est progressivement acérée, et resserrée, entre les premiers poèmes des Cloches sur le cœur et l’image de l’arme à feu qui gouverne l’écriture d’Arsenal, paru en août 1929. Mais cette parole meurtrière, qui exerce d’abord sa virulence contre les carcans de la famille et de l’héritage, surgit dans un contexte déterminé : la boucherie de la Première Guerre mondiale d’un côté, l’espoir placé dans la Révolution russe de l’autre, ont contribué, comme le rappelle Benoît Denis, à une « très large politisation du champ littéraire » 39  ; « l’irruption du tropisme révolutionnaire » dans ces années-là, crée un partage non seulement « entre droite et gauche, mais surtout entre écrivains engagés et non engagés ». Quand Char prend la décision d’adhérer au mouvement surréaliste à la fin de l’année 1929, il s’inscrit du même coup au cœur d’un certain nombre de débats ; il ne peut pas ne pas prendre « Position », comme l’indique sans ambiguïté le titre de sa déclaration de décembre 1929. Aussi l’écriture de Char est-elle, dès cette période, une écriture située, indépendamment de l’inscription ou non, dans les poèmes eux-mêmes, de toute visée politique. Mais en outre, la question de l’engagement, direct ou indirect, de la poésie elle-même, se pose avec force, aussi bien dans l’œuvre de Char que pour une large partie du surréalisme. Comme pour ce dernier, on peut affirmer que, dans une certaine mesure, le projet poétique de Char ne prend tout son sens que par rapport à la société qu’il entend combattre 40 . Si l’histoire intervient alors dans Le Marteau sans maître, c’est en relation avec cette dimension politique du poème. Elle n’y a pas encore la forme d’une crise « affectant » l’écriture selon le mot de Feuillets d’Hypnos.

Notes
39.

Benoît Denis, Littérature et engagement de Pascal à Sartre, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 2000, pp. 22-23.

40.

Sur le surréalisme comme « entreprise située », voir Jacqueline Chénieux-Gendron, Le Surréalisme, Paris, PUF, 1984, p. 43 sq.