1. Convergences politiques

Plusieurs points d’accord rapprochent immédiatement Char et les surréalistes, et leur entente se concrétise par la participation de Char aux diverses actions et déclarations du groupe. En 1929, Char écrit pour le numéro 12 de La Révolution surréaliste, qui contient le Second manifeste du Surréalisme, une « Profession de foi du sujet », et répond à une enquête sur l’amour 41 . En février 1930, il mène, avec Breton, le saccage du bar « Maldoror ». En juillet, il participe, avec Aragon, Breton et Eluard, à la fondation de la revue Le Surréalisme au Service de la Révolution et y publie « Le jour et la nuit de la liberté », ainsi que, dans le second numéro, « Les porcs en liberté », texte antimilitariste et anticlérical témoignant d’une exacte convergence de vue et de ton avec les autres textes du numéro. En mai 1931, il signe les manifestes « Ne visitez pas l’exposition coloniale » et « Au feu ! » qui appelle à une « amplification de la lutte antireligieuse » pour soutenir « la Révolution espagnole ». Toujours en 1931, il cosigne une « Lettre ouverte à l’ambassadeur de Chine à Paris » contre la condamnation à mort du secrétaire à l’Organisation internationale des syndicats du Pacifique. Il s’implique pleinement dans l’affaire Aragon au début de l’année 1932 et rédige avec Crevel le tract « Paillasse ! » après la volte-face d’Aragon. En 1933, au retour d’un voyage en Allemagne, il signe le tract de l’A.E.A.R. « Protestez ! » qui dénonce « les provocations fascistes en Allemagne, l’incendie du Reichstag, la terreur, organisée par les chemises brunes, dans laquelle se sont déroulées les élections du 5 mars ». En 1934, il participe à la manifestation antifasciste du 9 février, il signe L’Appel à la lutte lancé par Breton, et en avril signe le tract « La Planète sans visa » contre l’expulsion de Trotsy 42 .

Ce ne sont là que quelques exemples parmi beaucoup d’autres qui pourraient être cités à l’appui de l’activité politique de Char au cours de ces années. Si ce dernier soutient la majorité des actions politiques des surréalistes jusqu’en 1934, c’est qu’il partage avec eux une violente révolte, dirigée contre le monde tel qu’il est. Par ce terme de « révolte », précisément, Char expliquera plus tard, en 1963, son adhésion au mouvement, dans la lettre à Henri Peyre reproduite dans Recherche de la base et du sommet 43 . Révolte encore, dans une lettre à Eluard au sujet de l’affaire Aragon : « comme tout cela me paraît dérisoire, mal foutu. Heureusement que toutes ces épreuves n’arrivent qu’à décupler ma révolte. » 44 Char, comme il le dira lui-même, trouve dans la violence du discours et de l’action surréalistes une expression collective de sa propre violence. Sur ce point, le Second manifeste du Surréalisme, auquel il rend hommage dans son texte « Le jour et la nuit de la liberté », ne pouvait que susciter son adhésion :

‘On conçoit que le surréalisme n’ait pas craint de se faire un dogme de la révolte absolue, de l’insoumission totale, du sabotage en règle, et qu’il n’attende encore rien que de la violence. L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. […]’ ‘Oui je m’inquiète de savoir si un être est doué de violence avant de me demander si, chez cet être, la violence compose ou ne compose pas. 45

Remarquons au passage que c’est précisément sur ces phrases du Second manifeste, que Char reviendra en 1950, dans une lettre adressée à Combat, à la demande de Breton, au sujet du « scandale de Notre-Dame ». On y voit quelle sorte de rupture la guerre a pu représenter :

‘Ceci dit, en 1950, je n’adhérerais plus à cette autre fidélité – déjà forcée à l’époque, – du Second Manifeste de Breton écrivant : « L’acte surréaliste… c’est de descendre, muni d’un revolver, dans la rue, et de tirer au hasard dans la foule » (je cite de mémoire). Non. Chacun maintenant doit savoir pourquoi il ne tirerait pas au hasard dans la foule… Et Breton le premier dont le scrupule et le respect humain sont bien connus de ceux qui l’ont approché. 46

De fait, dès la parution du Second Manifeste en volume, Breton répondit à des attaques en précisant dans une note que cet acte, il n’était pas dans son « intention de le recommander entre tous […] » 47 . Le propos de Char en 1950 montre comment l’épreuve de la guerre et du maquis a infléchi la possibilité d’énonciation du désir de destruction qui sous-tend la poétique des recueils de la période surréaliste, notamment Poèmes militants. L’horreur de la catastrophe, vécue au plus près, constitue une césure nette dans le rapport du langage au réel. Non qu’il s’agisse pour Char de faire de la phrase de Breton une parole inconséquente et de renier sa puissance de refus et sa portée révolutionnaire, mais c’est qu’en 1950 les mots se sont chargés du poids que l’histoire récente leur a donné.

Au début des années 30, Char rencontre chez les surréalistes ce qui va constituer une ligne de force de son œuvre, un « état de refus incroyable », selon une expression qu’il emploie beaucoup plus tard dans un entretien 48 . Sur ce point encore, il peut se reconnaître dans cette phrase du Second manifeste : « Je crois à la vertu absolue de tout ce qui s’exerce, spontanément ou non, dans le sens de l’inacceptation. » 49 L’article qu’il fait paraître dans le premier numéro du Surréalisme au Service de la Révolution (juillet 1930), « Le jour et la nuit de la liberté », donne d’emblée le ton par la référence à la figure de l’anarchiste Ravachol et prend soin de situer l’enjeu du texte par l’expression en italique « Notre temps » 50  :

‘La question se pose comme Ravachol posait ses bombes. Notre temps est décidé moins que jamais à se laisser perdre. 51

La suite du texte ne dément pas la radicalité du propos :

‘Ce qui nous tient à cœur c’est la destruction totale de l’édifice où vient périodiquement se pencher à une fenêtre condamnée la vieille fille tricolore.’

L’autre cible visée par Char dans ce texte, la religion, est elle aussi une cible privilégiée par les surréalistes. Char en dénonce avec ironie les richesses matérielles : « Tandis qu’à une altitude irrespirable les territoires spirituels, fatigués de rouler sur l’or […] ». C’est ici qu’apparaît le sens de la violence revendiquée par le poète. S’il en appelle à « l’être impondérable » qui « rétablirait la barbarie », c’est contre la culture chrétienne dont tout ce qui précède dans le texte a montré à quel point c’était elle la barbare, « feign[ant] d’ignorer qu’à l’étage au-dessous des hommes vivent à petit feu, en proie à la cire et à la chaux, l’horizon barré sur une heure où les aiguilles se confondent », ou bien cherchant à se dispenser de « la vue, au printemps 1930, de forçats dirigés sur la Guyane, balles sur l’éternelle cible. » 52 Dénonçant « l’oppression [qui] fuse de toutes parts », ce texte développe pour la première fois dans l’œuvre une série de métaphores temporelles qui, au cœur de ce temps d’exception que représentera la période du maquis, viendront associer la confusion ou bien la fixité du temps à l’oppression et à l’injustice : à « l’horizon barré sur une heure où les aiguilles se confondent » fera écho le temps des horloges devenues folles de Feuillets d’Hypnos 53 tandis que les yeux maintenus de force « grands ouverts » devant « le soleil de midi » figureront la violence exercée par le soleil « hideux » de la croix nazie (feuillet 37). Il est significatif que ce texte mette en place, dès son titre, l’association de la liberté à l’alternance du jour et de la nuit, de l’ombre et de la lumière, battement souverain des paupières qui signale dans les derniers Feuillets la fin de la vie terrée au maquis, le recouvrement de la liberté 54 .

Encore plus virulent que « Le jour et la nuit de la liberté », le second texte de Char à paraître dans Le Surréalisme au Service de la Révolution, « Les porcs en liberté », s’en prend au clergé, aux militaires et à l’impérialisme, et solidairement avec Breton, dirige ses attaques contre l’hebdomadaire Monde de Henri Barbusse 55 .

Ainsi Char partage-t-il avec les surréalistes un même désir de combattre les valeurs d’une société qu’avec eux il condamne radicalement, et même plus largement les valeurs de la civilisation occidentale 56 . La convergence de vues semble en revanche moins évidente pour ce qui est de la place de l’écriture poétique, et plus généralement de l’activité créatrice, dans ce combat. Certes les positions de Char ne sont pas aussi faciles à établir que celles de Breton dont les mises au point et les explications sont nombreuses, cependant la lecture des poèmes de cette période fait apparaître chez Char une tension au sein même de l’écriture poétique, là où Breton dessine une ligne de partage entre deux versants distincts de sa production écrite.

Notes
41.

Textes reproduits dans René Char. Dans l’atelier du poète, Marie-Claude Char éd., Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1996, pp. 96-98.

42.

Pour un inventaire détaillé des activités politiques de Char durant ces années, je renvoie, d’une part, aux textes reproduits dans René Char. Dans l’atelier du poète, op. cit., et d’autre part, au premier volume du livre de Jean-Claude Mathieu, La Poésie de René Char, op. cit., notamment aux pages 135-136, 153-155 et 270.

43.

« Le mariage d’un esprit de vingt ans avec un violent fantôme, décevant comme nous sommes, nous-mêmes, décevants, ne peut être que le fait d’une révolte naturelle qui se transporte sur un miroir collectif, ou plutôt sur un feu compagnon qu’un rapide divorce des parties éteindra », « Le mariage d’un esprit de vingt ans », Recherche de la base et du sommet, in René Char, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », [1983] 1995, p. 662. Sauf indication contraire, toutes les citations de l’œuvre de Char seront faites dans cette édition. Afin de ne pas alourdir les citations, le numéro de la page ne sera indiqué que pour les textes longs, les poèmes et textes courts étant aisément repérables dans l’édition des Œuvres complètes.

44.

Lettre citée par Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. I, p. 155.

45.

André Breton, Second manifeste du Surréalisme, Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, vol. I, pp. 782-783.

46.

Texte paru dans Combat en avril 1950, reproduit dans René Char. Dans l’atelier, op. cit., p. 612.

47.

André Breton, op. cit., p.782.

48.

Entretien avec Pierre Berger de juin 1952 pour La Gazette des Lettres, repris en grande partie dans « Impressions anciennes », in René Char, Œuvres complètes, op. cit., p. 743.

49.

Loc. cit.

50.

Ici apparaît une des premières occurrences de cette préoccupation constante des textes critiques de Char.

51.

René Char. Dans l’atelier du poète, op. cit., p. 123.

52.

Ibid., p. 124.

53.

Feuillet 26 : « Le temps n’est plus secondé par les horloges dont les aiguilles s’entre-dévorent aujourd’hui sur le cadran de l’homme ».

54.

Feuillet 234 : « Paupières aux portes d’un bonheur fluide comme la chair d’un coquillage, paupières que l’œil en furie ne peut faire chavirer, paupières, combien suffisantes ! »

55.

René Char Dans l’atelier, op. cit., pp. 133-137.

56.

Voir entre autres dénonciations, celle du Second manifeste, op. cit., p. 785 : « […] si nous ne trouvons pas assez de mots pour flétrir la bassesse de la pensée occidentale, si nous ne craignons pas d’entrer en insurrection contre la logique […] ».