3. Violence politique et politique du poème

Ce qu’il y a de singulier chez Char, et qui le distingue de Breton, c’est que très rapidement, dès les recueils qui suivent Artine, la violence politique, violence de la société, investit thématiquement le poème où elle rencontre la violence d’une écriture qui à la fois la dénonce et la porte à son paroxysme, comme pour en précipiter les conséquences. Cette violence va jusqu’à prendre une dimension cosmique, cataclysmique, dont on verra les enjeux révolutionnaires, ainsi que la portée sur le plan de la conception de l’histoire et du temps historique.

Certes, à prendre le terme de politique en un sens restreint et non pas en un sens large englobant le désir de destruction universelle qui envahit ces recueils, le discours politique du poème n’apparaît que fugitivement. On ne trouve pas de référence aux événements politiques contemporains dans L’Action de la justice est éteinte, Poèmes militants, Abondance viendra et si, ponctuellement, le lexique du poème peut faire écho à un engagement de l’auteur, comme dans « L’Esprit poétique », où la phrase « Je ne plaisante pas avec les porcs » rappelle « Les porcs en liberté », les circonstances sont complètement effacées dans le passage au recueil poétique. Ces poèmes ne sont donc pas des poèmes de circonstance, ainsi que Breton qualifiait « Front rouge » d’Aragon ; au contraire, ils montrent le plus souvent une volonté de « prendre de la hauteur », dont témoignent les visions telluriques et cataclysmiques.

Mais ils n’en ont pas moins pour cibles les valeurs dominantes d’une société. Si leur dimension politique ne se manifeste que ponctuellement, c’est avec toute la vigueur d’une dénonciation. Dans le poème « À la faveur de la peau », le lexique politique ne laisse aucun doute sur l’objet de la dénonciation : « Les notions de l’indépendance sucrent au goût des oppresseurs le sang des opprimés » ; le poème « Devant soi » rappelle, quant à lui, l’engagement politique de Char et des surréalistes en faveur de la classe ouvrière : « Ô sordide indicible ! Sommeil d’aliéné commué en réalité ouvrière… ». L’écriture poétique se fait dénonciation, pour bouleverser l’ordre établi qui n’est qu’une « harmonie agglomérée » (« La luxure »), fondée sur les « lois stupides de la réciprocité » (« Fanatisme »). Ainsi que l’a mis en évidence Jean-Claude Mathieu, l’écriture fait appel aux symboles de la profondeur pour subvertir une justice de surface, une immobilité immonde et dénoncer « sous l’harmonie apparente les cycles invisibles qui perpétuent l’exploitation sociale, religieuse, coloniale » 103 .

Adoptant par endroits le ton de la satire, le poème s’en prend à ceux qui thésaurisent, aux « assis » rimbaldiens, qui forment la « classe de l’engrais » dans « L’accomplissement de la poésie ». L’emploi ironique de l’impersonnel « on » dans ce poème met à distance et tourne en dérision une cible visée pour sa cupidité, à l’activité soudainement effervescente « aussitôt que transparaît le disque du caviar sur le dossier de l’écuelle » : « On taille le roc artificiel du bassin/ On lime le robinet vert-de-grisé de la pile/ On siffle la cascade de sublimé depuis l’éboulement de l’aqueduc […] ». Ailleurs, un long poème comme « Domaine » (Abondance viendra) met en scène, dans une série de visions frappantes, la révolution sociale et le renversement du pouvoir aristocratique : « Les nobles disparus ont curé les bassins, vidé les flasques horreurs domestiques, brossé l’obèse. » Ce n’est pas ici l’ironie ou le sarcasme qui ont valeur de dénonciation, mais la force des images elles-mêmes, dont la violence est sous-tendue par la violence historique : « Le leader a tiré la vermine éclairante. C’est la lave finale. Régicide, estime-toi favorisé si une langue de bœuf vient de loin en loin égayer ta cuvette. » La vision dévastatrice de « la lave finale » fait entendre par connotation la collocation révolutionnaire de la « lutte finale », appelée phonétiquement par la chaîne consonantique en « l » et par l’écho donné à l’attaque du syntagme « la vermine ». Autant que par le champ lexical du conflit social et de la révolution, la charge politique d’un poème comme celui-ci tient à la force rhétorique de l’image visuelle. 104

La religion et les prêtres sont les cibles de la dénonciation la plus virulente. En écho à la tradition de critique sociale et politique du XVIIIe siècle, le poème s’en prend au « Fanatisme » selon un titre des Poèmes militants, recueil précisément dominé par la figure de Sade. La dénonciation du christianisme est un des principaux enjeux de la référence à Sade : l’« Hommage à D.A.F. de Sade », texte paru dans le numéro 2 de Le Surréalisme au service de la révolution, salue le philosophe pour sa victoire sur « la morale démasquée », sur « l’hypocrisie » et la « boue du ciel ». De même le poème « L’historienne », dont le titre fait référence à une figure des romans sadiens, affirme « l’indifférence » du « ciel », et fonde la puissance d’affirmation d’un « nous », isolé par le vers, sur son opposition aux conduites hypocrites des chrétiens :

‘Nous
Qui ne confondons pas les actes à vivre et les actes vécus
Qui ne savons pas désirer en priant
Obtenir en simulant’

Dans le poème « À la faveur de la peau », derrière des images qui évoquent des bûchers d’Inquisition, une ironie toute voltairienne se teinte de sarcasme : « Les fainéants crépitent avec les flammes du bûcher/ C’est la transmutation des richesses harmonieuses/ Le langage des porteurs de scapulaire […] ». L’intolérance religieuse et l’hypocrisie chrétienne sont également la cible du poème « Intégration » (Abondance viendra) où, plus encore que dans les autres poèmes, la dénonciation se renforce de sa tournure allusive et indirecte ; elle ne se comprend que par échos d’images, réseaux d’isotopies développés d’un recueil à l’autre. Ainsi de la première phrase du second alinéa, « Banquises indissolubles dans vos mers clôturées se résorbe la honte », qui fait écho à l’isotopie de la mer et des poissons désignant implicitement les chrétiens dans le poème « À la faveur de la peau » : « C’est la transmutation des richesses harmonieuses/ Le langage des porteurs de scapulaire Au crépuscule/ À l’heure où les poissons viennent en troupeau/ Respirer à la surface de la mer […] ». Ce procédé de renvois implicites est un des modes spécifiques par lesquels le poème charien se fait polémique. D’autres moyens, telle l’allusion lexicale, viennent renforcer ce trait dans le poème « Intégration » : la « forteresse défroquée » conforte de manière plus explicite la nature de la cible visée (la « forteresse » religieuse), et permet d’entendre l’objet de la dénonciation dans ce passage, la collusion du refoulement des pulsions se figeant en « perversions » encloses dans les « banquises indissolubles », de l’obscurantisme et de l’intolérance : « […] Songes tirés des perversions immortelles, juste cible au bas du ventre qui déferle, les artères crèvent sur les Tours de Copernic. Forteresse défroquée ».

La violence de la plupart de ces poèmes est à la hauteur de la violence dénoncée. Violence des images, comme dans ces vers de « Fanatisme » où l’antéposition du participe passé rend insistantes les visions de destruction : « Effondrées les lois stupides de la réciprocité/ Piétinée la croûte tiède pulvérisé l’avorton ». Violence suggérée également par certaines figures historiques comme celle de Lacenaire, dans le poème « La main de Lacenaire ». Violence exaltée dans la dernière phrase de l’Hommage à D.A.F. de Sade : « Sade, l’amour enfin sauvé de la boue du ciel, l’hypocrisie passée par les armes et par les yeux, cet héritage suffira aux hommes contre la famine, leurs belles mains d’étrangleur sorties des poches ». Violence verbale enfin qui emprunte au discours polémique du pamphlet ou du tract surréaliste un lexique caractéristique. Par exemple dans « L’esprit poétique » : « Et il se trouvera des imbéciles pour remarquer […] » ; dans « Minerai » : « Au ciel la pluie de crachats perce la croûte de toux » ; dans « L’accident dans la plaine » : « Je vous ai soustraite/ Au suc gastrique de la bêtise infaillible » ; dans « Drames » : « Pour conclure les réactionnaires seront consumés […] » ; ou encore, dans « L’accomplissement de la poésie » : « L’hymen est fêté par les goujats. »

Ces énoncés, qui manifestent entre l’œuvre et la société un rapport de dénonciation et de condamnation, sont donc loin d’être simplement constatifs. L’énonciation participe elle aussi à l’inscription du poème dans un horizon social et politique. Les poèmes désignent en creux, par leur visée performative et parfois leur adresse au lecteur, la place qu’ils accordent à un allocutaire pris à partie dans ce combat. Innombrables sont les injonctions, de diverses formes syntaxiques :

‘Que les métaux voient leur lit déserté par la mollesse des époux
Que la culture pompe sans relâche l’eau du tombeau
Que la ventouse d’immortelle brise les sortilèges de glu dans les silos des asiles d’aliénés
(« Le cheval de corrida »)
Place au fantôme
Du séducteur révolté et abattu
(Ibidem)
A bas la pensée
De confronter l’étagère avec le fruit
(« Vivante demain »)
Hypothétique lecteur […]
Puisse un mirage d’abreuvoirs sur l’atlas des déserts
Aggraver ton désir de prendre congé
(« A la faveur de la peau »)
Donnons les prodiges à l’oubli secourable
Impavide
Laissons filer au blutoir des poussières les corps dont nous fûmes épris
(« Versant »)’

Des poèmes de cette période, « Les Rapports entre parasites » est celui qui exemplifie le mieux cette tendance pamphlétaire de l’écriture poétique.

‘Historien aux abois, frère, fuyard, étrangle ton maître. Sa cuirasse n’est qu’une croûte. Il a pourri la santé publique. Autrement tu sombrais dans la tendresse. Entre les cuisses du crucifié se balance ta tête créole de poète. La lave adorable dissout la roche florissante. ’ ‘L’ennemi barbouillé de rouille est coiffé d’une peau de porc-épic. Il est naturel depuis le naufrage de la justice. Il se passionne pour les infirmes. C’est une loque. Il vole les boueux. C’est une crapule. Il aime se clapir dans les plis des torchons. C’est un solitaire. Ce dieu n’a jamais osé respirer un mort intentionnel. C’est un lâche.’

Le pamphlétaire, comme le montre en détail Marc Angenot dans son ouvrage La Parole pamphlétaire 105 , se caractérise par sa réaction devant un scandale, une imposture : il a « le sentiment de tenir une évidence et de ne pouvoir la faire partager », d’être face à « une vérité à ses yeux aveuglante, mais qu’il est seul à défendre » ; il se distingue du polémiste qui « établit sa position et réfute l’adversaire. » 106 Le discours pamphlétaire, comme d’autres discours agoniques, est reconnaissable à un dispositif énonciatif singulier : « l’allocutaire […] se dédouble en un témoin neutre du débat, plus ou moins identifié à l’auditeur universel, et un adversaire – destinataire qu’il convient alternativement de convaincre et de réfuter, et qui est donc tour à tour un élément actif ou passif du procès d’énonciation. » 107 L’énonciation du poème « Les Rapports entre parasites » présente cette particularité de faire de « l’historien aux abois » à la fois l’allocutaire à convaincre et le témoin de la réfutation du discours chrétien. Car le poème est tissé d’un autre discours implicite, le récit évangélique, dont il prend systématiquement le contre-pied. Cette « présence virtuelle du contre-discours » est un autre trait caractéristique du pamphlet identifiable dans ce poème. Elle s’apparente à ces « figures dialogiques recensées par les rhétoriques anciennes » qui visent « à ironiser le discours adverse en même temps qu’on le réfute », ainsi que le souligne Marc Angenot. Dès la deuxième phrase du poème, la négation restrictive (« Sa cuirasse n’est qu’une croûte ») signale une entreprise de démystification, typique du pamphlet ; elle s’appuie, dans la suite du poème, sur un renversement axiologique systématique à partir d’une lecture démystificatrice. Stylistiquement, cette partie du poème se caractérise par deux figures de l’assertion pamphlétaire, l’anaphore et le paradoxe. La répétition de la tournure présentative « c’est » contribue à renforcer, à chaque occurrence, une proposition visant à dévoiler la vérité de certains épisodes des récits évangéliques et à démystifier la figure du Christ ; lors de la guérison du paralytique par exemple : « Il se passionne pour les infirmes. C’est une loque. » ; ou encore, pour l’épisode du voile de Véronique : « Il aime se clapir dans les plis des torchons. C’est un solitaire. » La répétition d’une même structure syntaxique à l’intérieur d’énoncés brefs évoque un style oral, une parole publique, dont Marc Angenot a montré qu’ils étaient un modèle du discours pamphlétaire. L’auteur a significativement identifié ces éléments dans ce qu’il appelle la « rhétorique surréaliste » 108 , dont Char partage un certain nombre de caractéristiques à cette époque. Le paradoxe et la surprise enfin, associés à des tournures allusives, soutiennent la force de ce discours agonique en jouant sur la connivence du lecteur, dont la complicité est également sollicitée par un procédé typique de l’attaque personnelle et qui consiste à affubler son adversaire : « L’ennemi barbouillé de rouille est coiffé d’une peau de porc-épic. »

Ce poème, par bien des aspects, s’apparente donc à une forme de discours dont la visée est politique : le pamphlet n’a de sens que s’il est, en droit si ce n’est dans les faits, une parole publique, dont les destinataires et les objets de dénonciation configurent un groupe social déterminé. Or il est remarquable que la question de l’histoire intervienne précisément au moment où l’énonciation se fait la plus proche, dans sa forme, du politique. « Les Rapports entre parasites », en effet, tourne en dérision le récit biblique pour mieux opposer au modèle religieux de l’histoire une autre histoire, « antédiluvienne » celle-là, histoire à l’échelle des « règnes », histoire pessimiste et débarrassée de l’espoir d’un salut illusoire : « À la question, le désespoir ne se rétracte que pour avouer le désespoir. » Contre l’emprise de la religion sur la conception de l’histoire, Char convoque, dans la lignée du surréalisme, d’autres cultures (« ta tête de créole de poète ») 109 et, d’une manière toute personnelle, la préhistoire, appelée à jouer un rôle important dans l’œuvre 110 . Le poème « Migration » qui suit immédiatement « Les Rapports entre parasites » vient renforcer le poids de cette contre-histoire. Dès le titre, en effet, une autre vision s’impose, vision en mouvement, antithétique à celle des « parasites », mise en évidence par l’opposition de deux rapports différents à la terre. Dans le premier alinéa, les glissements de couches géologiques, animés par la marche de « bêtes excrémentielles », n’aboutissent qu’à de « l’inerte ». Dans le second alinéa au contraire, pas de course effrénée à « l’ambre jaune », ni de « croûte » imperméable aux larmes des « poissons chrétiens » : la relation à la terre que sut instaurer la préhistoire, désignée comme mouvement d’ensevelissement, est aimantée par une forme de sacré, celui des « quatre doigts tabous de la main-fantôme », qui fonde une « clairvoyance » : « La fabuleuse simulatrice, celle qui s’ensevelit en marchant, qui remporta dans la nuit tragique de la préhistoire les quatre doigts tabous de la main-fantôme, a rejoint ses quartiers d’étude à la zone des clairvoyances. »

La contre-histoire développée dans « Les Rapports entre parasites » se fait au nom de la liberté, histoire « réaliste » faisant pièce à l’intolérance des « bulles » pontificales, à la répression exercée par les mises à la « question », à la censure qui impose des « feux commandés ». C’est ici que se fait la rencontre avec le politique. Le modèle chrétien de l’histoire se révèle imposé par la domination dans l’histoire de l’Église, par son investissement des lieux de pouvoir, le « Parlement » du dernier alinéa par exemple. Elle est bien le « maître » à étrangler de la première phrase : « Historien aux abois, frère, fuyard, étrangle ton maître. » La dénonciation du christianisme, de ses manifestations d’intolérance, une exigence de justice, et de lucidité, conduisent ici la poésie de Char à une écriture de l’histoire à la fois comme contre-modèle et comme réalisation d’une volonté de renversement, d’un désir d’« étrangler » un pouvoir injuste et hypocrite. À partir de cette dénonciation première, Char développe une contre-écriture fixant comme point de départ « le naufrage de la justice » et prenant exactement le contrepied de la conception chrétienne du salut et du rachat de l’humanité par la naissance du Christ. L’irruption de l’histoire dans le poème est appelée par l’enjeu politique de dénonciation, par une exigence de révolte et de justice, orientée tout aussi bien vers le temps présent. Le titre du recueil « Abondance viendra », articulant le quotidien et le prophétique, est exemplaire à cet égard. Comme l’expliquent les notes de l’édition des Œuvres complètes, « Abondance viendra étaient le prénom et le nom d’un maçon qui fut le locataire, toujours insolvable de la grand-mère de Char. » 111 En échange de l’usage du cabanon, il venait faire de petits travaux chez elle. D’après le chapeau introducteur du poème dans l’édition Gallimard en collection Quarto, on avait, en famille, pris l’habitude de dire, quand on devait recourir à ses services : « Abondance viendra… » 112 La double allusion dans le titre du recueil à cette anecdote et à l’épisode biblique de la manne le charge d’ironie. D’une certaine manière, le discours chrétien se voit par antiphrase renvoyé à son démenti dans une réalité sociale vécue au plus près.

Une autre forme de contre-discours toutefois, un peu à part parce que contrastant avec la violence du ton de la plupart des poèmes, est également mise en œuvre dans les recueils de cette période. Parce qu’elle est remise en cause d’un modèle temporel linéaire, parce qu’elle vient subvertir la conception chrétienne de la création, par son refus de l’histoire et de l’héritage, l’alchimie représente un principe de contestation qu’il n’est pas étonnant de trouver associé à une isotopie politique insurrectionnelle, comme dans « Intégration ». Par la « craie », symbole explicitement cabalistique dans ce poème (« Craie, […] j’évoque les charmes de tes épaisseurs voilées, siège de la cabale »), l’isotopie de la cabale est associée à celle de la révolte politique, dans la dernière phrase : « Craie, enrôle-moi, cadavre, dans ton principe, afin que l’armée victorieuse des insurgés ne bute pas contre les degrés de mon armature. » La puissance d’opposition de l’écriture adopte ici une autre forme : elle ne réside pas dans la violence d’un discours de dénonciation ou dans la réalisation poétique de bouleversements cataclysmiques, mais elle tire sa puissance de son cheminement occulte. C’est entre autres ce que met en valeur Tristan Tzara à la fin de son prière d’insérer : « […] je salue en cet outil l’inviolable pureté et la témérité d’un nouveau coefficient d’intégration dans la réalité secrète du monde, le décalque précis d’un souffle permanent, d’une constante image de soleil déposée sur les choses et sur la nuit comme la frappe d’un signalement occulte de ce qui, tout en existant, n’est perceptible qu’avec d’infinies précautions de voix nues. » 113 Il est donc important de noter que, chez Char, l’occultisme n’a pas seulement une valeur de connaissance ésotérique, ou à l’inverse, la fonction d’un recouvrement et d’un brouillage des signes 114 ; il est un principe souterrain de contestation figurant exemplairement une des relations de la poésie à son époque. La temporalité de cette poésie secrètement active a en effet comme particularité de reposer sur une alternance d’occultations et d’apparitions, à l’instar des figures placées par Char sous le signe de l’alchimie. Une rencontre intéressante entre l’alchimie, la figure de Sade et celle de Lautréamont, apparaît dans l’exergue à l’« Hommage à D.A.F. de Sade » placé sur la couverture des plaquettes tirées à quinze exemplaires en 1931 (un an après la première parution de ce texte dans Le Surréalisme au service de la révolution). On y lit en effet : « À signaler à Paris vers la fin du XVIIIe siècle et vers la fin du XIXe siècle une courte apparition de la pierre philosophale. » 115 La mention des dates est ici déterminante : c’est en tant qu’elles sont inscrites dans l’histoire que ces deux figures prennent tout leur sens, qu’elles peuvent valoir comme forces d’opposition à leur temps et simultanément, de cette contestation même, tirer leur positivité, ironiquement mentionnée au dos de ces plaquettes : « ATTENTION. Le marquis de Sade et le comte de Lautréamont ne répondent pas devant la postérité des dettes de reconnaissance contractées envers eux par l’humanité. » 116 Toute une puissance de l’occulte, du secret est mise en valeur dans ces années-là  117 : témoin remarquable, le carnet mentionné par Jean-Claude Mathieu, ayant pour titre « Saumane sous le marquis », et consignant le matériau à partir duquel s’écriront certains des Poèmes militants et Abondance viendra 118 . Trois formules mettent en relation Sade, le secret et l’occulte : « sadisme occulte », « sexe secret », « poésie clandestine ». Où se fait entendre aussi bien la rencontre qui peut avoir lieu entre le désir de subversion (ainsi que le désir comme subversion) et l’active retraite de l’écriture poétique. Le discours alchimique, la valeur de l’occulte, sont ainsi les témoins de l’historicité de cette poésie.

Le dernier poème d’Abondance viendra figure plus particulièrement l’entrelacs du discours politique et du discours alchimique. Dans la première version de « Devant soi » se trouvait une phrase qui, par sa valeur dans le système du poème, mettait en relation la dégradation politique et sociale avec la disparition d’une image désignée comme symbole de l’occulte : « le grisou, entre autres inspirations sublimées cessait d’être l’auxiliaire occulte, fascinant des érections irrépressibles ». Cet énoncé développe une isotopie de la mine à laquelle se rattache quelques lignes plus haut le « sommeil d’aliéné commué en réalité ouvrière » ; la suite immédiate du poème accuse de cette évolution une société étriquée : « Une société bien vêtue a horreur de la flamme. » La dénonciation politique est donc patente et, ce qui est plus remarquable, l’objet de cette dénonciation, l’aliénation ouvrière, semble reposer sur le changement de valeur du grisou, symbole par excellence du monde ouvrier, mais aussi chez Char, symbole d’une puissance occulte, d’une force de déflagration, tirant de son univers souterrain sa valeur de résistance et d’opposition. L’autre poème politique du recueil, « Domaine », déployant le décor d’un renversement féodal, par des images chargées de violence révolutionnaire, laisse lui aussi entendre, significativement, le grisou dans la « grise mine » de la « Sainte de manufacture », prise à partie à la fin du poème. Enfin, selon une configuration récurrente dans l’œuvre, le souterrain et l’occulte sont relayés dans le dernier alinéa de « Devant soi » par un appel aux symboles sadiens ( le « château ultra-violet »), chargés de relancer la force d’une révolte à la puissance dévastatrice : « Amour réduit à ma merci, que dirais-tu d’un château ultra-violet en amont d’un bourg dévasté par le typhus ? »

La violence du poème, qui est la tonalité dominante des recueils de cette période, est donc le plus souvent une réaction à la violence sociale ou politique qu’elle dénonce. Le poème en vient alors à exalter le désir de révolution jusqu’à celui d’une destruction radicale. Un autre aspect de sa visée politique est ainsi discernable dans les images cataclysmiques de ces recueils.

Notes
103.

Jean-Claude Mathieu, op. cit, vol. I, p. 168.

104.

Cette insistance sur la force de l’image fait certainement écho à la découverte par Char, vers la même époque, des films d’Eisenstein, selon les indications de Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. I, p. 252, note 52. Ce dernier rappelle également combien le poète avait été frappé par des lectures d’adolescence concernant la décapitation du roi et la disparition de la cervelle du régicide Talleyrand (ibid., p. 253).

105.

Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982.

106.

Op. cit., p. 21et p. 39.

107.

Ibid., p. 34.

108.

Op. cit., p. 248.

109.

Il faut également voir dans cette expression, comme le souligne Éric Marty, une référence au « Je suis une bête, un nègre » d’Arthur Rimbaud, et dans tout ce poème un dialogue avec « Mauvais sang », visant la nomination d’un « moment catastrophique », in Éric Marty, René Char, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Les Contemporains », 1990, p. 165. Sur le cataclysme et la désignation d’un changement d’ère dans les recueils du Marteau sans maître, cf. infra.

110.

Dans La Paroi et la prairie, par exemple, qui paraît en 1952. 

111.

Op. cit., p. 1359.

112.

Op. cit., p. 211.

113.

Nous soulignons. René Char. Dans l’atelier du poète, op. cit., p. 218.

114.

Comme le souligne Éric Marty, op. cit., p. 126.

115.

in René Char. Dans l’atelier du poète, op. cit., p. 140.

116.

Ibid.

117.

Cette force de l’occulte trouvera bien sûr un exemplaire accomplissement dans la lutte clandestine du maquis.

118.

Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. I, p. 224.