4. Cataclysmes

Le sens de la violence manifestée par l’écriture de Char dans les recueils de cette période est donc à chercher du côté de l’opposition du poète à toute une civilisation, la civilisation chrétienne. Ses attaques débordent largement le cadre de la relation polémique avec la société dont il est le contemporain. Le poème va devenir le lieu aussi bien d’une mise en perspective de l’histoire, envisagée à l’échelle de l’histoire de la terre, que d’un déploiement de la vérité conflictuelle de celle-ci poussée jusque à ses ultimes conséquences. Ici se manifeste un des enjeux majeurs de la référence à Sade qui sous-tend l’écriture de bon nombre de poèmes dans L’Action de la justice est éteinte, Poèmes militants et Abondance viendra 119 .

Un souci constant de prendre de la hauteur, de ne pas en rester au niveau des polémiques politiques, anime Char en cette période. En témoigne la lettre adressée à Paul Éluard au moment de l’affaire Aragon : « Oui parlons de la folie politique d’Aragon, ou plutôt n’en parlons pas. Nom de Dieu, qu’on puisse encore avoir de l’ambition, si ce n’est celle de crever par la plus prochaine épidémie… » 120 . Au regard de l’état de déréliction de l’époque, rien de plus « dérisoire » 121 que la prise en considération d’une temporalité à l’échelle de l’individu. On voit alors combien l’imaginaire du cataclysme destructeur, ici « l’épidémie », est prégnant chez Char. Un violent pessimisme le conduit à mettre à distance l’importance des événements immédiatement contemporains, à « toiser l’universalité du drame », ce dont les surréalistes s’avéreront précisément incapables selon le reproche qui leur est implicitement adressé dans Partage formel 122 .

Outre le souci de prendre de la hauteur, c’est la volonté de se situer à l’échelle des changements de civilisation, ou même de « règne », qui conduit Char à adopter la perspective d’une histoire aux dimensions des évolutions du globe terrestre. Une telle confrontation n’est pas sans ironie quand elle en vient à ressembler à un récit de genèse. Dans le poème « Sommaire » un abrégé de l’histoire de l’humanité est mis en regard d’une histoire de la terre :

‘L’homme criblé de lésions par les infiltrations considéra son désespoir et le trouva inférieur
Autour de lui les règnes n’arrêtaient pas de s’ennoblir
[…]
Il pressentit les massifs du dénouement
Et stratège
Il s’engagea dans le raccourci fascinateur
Qui ne le conduisit nulle part’

Dans ce poème, qui est le seul du recueil à être entièrement au passé, le récit, récit elliptique, « sommaire », sert à tourner en dérision l’histoire de l’homme. Ailleurs dans le recueil, le récit est rejeté dans les marges du poème, qu’il soit connoté par des titres, comme « Drames » ou « Crésus », ou qu’il se réduise à quelques vers qui suggèrent des prolongements implicites. Un discours de type narratif contextualise ainsi le poème, cependant que la place libérée par la narration est prise par des énoncés au présent qui actualisent les bouleversements désirés. Ainsi de « La luxure », dont Jean-Claude Mathieu a mis en évidence l’intertexte romanesque, visible dans la première version du poème mettant en scène les révolutions géologiques des premiers âges de la terre, d’une manière « somptueusement dramatisée, encore très narrative », à partir des images d’un roman de Rosny aîné, La Mort de la Terre 123 . Du roman, la version définitive retient non seulement une série de visions, mais aussi des traces de narration, que marquent des connecteurs (« enfin », « après »), et qui donnent au cataclysme évoqué la dimension d’un drame apocalyptique, dont le « déluge » final n’épargne aucune forme de vie dans un univers devenant « nécropole fluviale » :

‘Leur révolution célèbre l’apothéose de la vie déclinante
La disparition progressive des parties léchées
La chute des torrents dans l’opacité des tombeaux
Les sueurs et les malaises annonciateurs du feu central
L’univers enfin de toute sa poitrine athlétique
Nécropole fluviale
Après le déluge des sourciers’

Mais la prédominance des syntagmes nominaux, l’emploi du présent, associés à ces traces narratives, placent le poème au centre d’une tension entre une temporalité conçue de manière linéaire et une autre peut-être précisément révolutionnaire, faisant, comme on le verra, de la rupture cataclysmique la condition de possibilité du renouveau.

Le cataclysme est ainsi chargé d’une positivité qui se manifeste explicitement dans certains poèmes. La fin de « L’Éclaircie » (Abondance viendra) déploie en une longue phrase, agglomérant par la succession des participes passés les diverses étapes d’un processus de bouleversement terrestre, une vision libératrice du séisme :

‘Le sort de l’imagination adhérant sans réserves au développement d’un monde en tout renouvelé de l’attractif pourra être déterminé en cours de fouilles dans les archipels de l’estomac à la suite de la brutale montée à l’intelligence non soumise, du trésor séismique des famines.’

Le lexique mélioratif de ce dernier syntagme (le « trésor ») charge de connotations positives la rencontre du séisme et de la famine, et associe cette dernière à la positivité du désir.

La volonté de se débarrasser de l’histoire chrétienne de l’humanité, de changer d’ère, passe ainsi par des bouleversements aux dimensions de l’univers, dont le poème déploie la vision, comme dans ces vers de « Drames » :

‘Nous avons vu à proximité des écluses
Une vague d’univers et leurs régimes
Les mouches se multiplier en plein vol
Et simultanément un continent semé d’épaves
Surgir entre deux mers décolorées’

Dans ce poème, dédié à Georgette, le paroxysme de la vision destructrice, mis en valeur par le verbe « nous avons vu », est soutenu par le paroxysme du désir qui trouve son accomplissement dans le « dernier meurtre » et la négation de la réalité :

‘Je t’aime nous vivons ensemble
Pourtant je conçois la vie sans toi
Le désir au paroxysme
Se trouve dans la trajectoire de la sauterelle à coutelas
[…]
Pour conclure les réactionnaires seront consumés dans les retraites végétales
La réalité niée dans le dernier meurtre’

Les bouleversements telluriques sont plus que des « mondes en transformation » ; ils sont l’accomplissement du désir de destruction, dont la violence est la vérité de l’amour, lequel doit être sauvé de tous les travestissements que lui a fait subir « la boue du ciel » (« Hommage à D.A.F. de Sade ») : « Défense de l’amour violence » (« La mère du vinaigre »). Il s’agit de « lacérer l’odieuse cataracte sur les yeux de l’amour » (« L’accomplissement de la poésie »). Les bouleversements des mondes sont donc liés à un érotisme du saccage, qu’il s’exprime dans les visions du poème ou dans son écriture même : l’énumération des syntagmes nominaux dans « Métaux refroidis », « trace d’une pulsion de mort », comme le dit Jean-Claude Mathieu de la « frappe » des poèmes d’Arsenal, rappelle les propos de Roland Barthes sur l’existence de « fantasmes du langage » 124 .

Une conjonction s’établit ici dans l’écriture de Char entre la vérité destructrice de l’amour et la vérité polémique et violente de la justice. Si l’amour et la révolution, en tant que celle-ci est désir de plus de justice, peuvent être pensés conjointement, et « allumer de concert d’étonnantes perspectives », c’est qu’ils s’alimentent à un même principe irréductible, celui du conflit. Il n’est pas indifférent que l’un et l’autre soient associés simultanément à l’isotopie des bouleversements par le biais de l’adjectif de même racine, « bouleversants », dans la lettre à Artine de L’Action de la justice est éteinte :

‘Je me meus dans un paysage où la Révolution et l’Amour allument, de concert, d’étonnantes perspectives, tiennent de bouleversants discours. En temps opportun, une jeune fille à taille de guêpe apparaît, égorge un coq, puis tombe dans un sommeil léthargique, tandis qu’à quelques mètres de son lit coule tout un fleuve et ses périls.  125

Le premier texte du recueil, intitulé « Poème », met en scène cette conjonction de l’érotisme et de la révolution en plaçant à l’horizon de « conflits mortels » entre amants, l’avènement « d’une ère de justice bouleversante » : chez « deux êtres également doués d’une grande loyauté sexuelle », les représentations « diffèrent au point que les nappes de visions au fur et à mesure de leur formation obtiennent le pouvoir d’engendrer une série de conflits mortels d’origine minérale mystérieuse […] ». La métaphore géologique des « nappes » « en formation » donne à la relation entre ces deux êtres la dimension des cataclysmes qui parcourent les deux recueils. De plus, le bouleversement géologique est ici associé à l’isotopie de la justice, qui de manière caractéristique est rattachée elle aussi au réseau lexical du bouleversement par l’adjectif :

‘Les amants virent s’ouvrir au cours de cette phase nouvelle de leur existence une ère de justice bouleversante. Ils flétrirent le crime passionnel, rendirent le viol au hasard, multiplièrent les attentats à la pudeur, sources authentiques de la poésie.’

La proximité de ces « extraordinaires bouleversements » avec la pensée de Sade est soulignée par Maurice Heine qui place en tête d’une étude intitulée « Actualité de Sade », parue dans le numéro 5 du Surréalisme au Service de la Révolution en 1933, une épigraphe reprenant un passage d’Artine :

‘Les mondes imaginaires chauds qui circulent sans arrêt dans la campagne à l’époque des moissons rendent l’œil agressif et la solitude intolérable à celui qui dispose du pouvoir de destruction. Pour les extraordinaires bouleversements il est tout de même préférable de s’en remettre entièrement à eux. 126

Dans cette même étude, Maurice Heine, analysant un feuillet de Justine qui met en scène au flanc de l’Etna le chimiste Almani, s’interroge sur une « bifurcation du sadisme » : « Se contentera-t-il de poursuivre, à travers le domaine moral, une satisfaction encore restreinte à l’humanité ? Ou bien son ambition plus vaste le portera-t-elle, dans le plan universel, à rechercher la rupture des grandes lois physiques, à supputer la genèse des grandes catastrophes ? » 127 La réponse est donnée rapidement : « Peu d’œuvres atteignent à l’horreur de ce romantique tableau où, semble-t-il, un même principe du mal commande à la bouche du volcan comme à celle du sadique, faisant jaillir à la fois les laves de l’une et les préceptes de l’autre. » Quelques lignes plus loin, Maurice Heine fait le rapprochement avec le texte de Char : « Avec le personnage d’Almani, nous assistons donc à une tentative délibérée de l’imagination et de l’intelligence sadiques pour s’élever au rang des forces cosmiques, capables d’entreprendre ‘les extraordinaires bouleversements’ pour reprendre l’expression de Char dans l’épigraphe ci-dessus. »

N’y a-t-il pas effectivement dans certains poèmes de cette période une « tentative délibérée de l’imagination et de l’intelligence pour s’élever au rang des forces cosmiques », pour réaliser un désir sadien de destruction en le poussant jusque à ses ultimes conséquences, à savoir la « rupture des grandes lois physiques », « la genèse des grandes catastrophes » ? La radicalité du propos est manifeste dans la dernière strophe de « Drames » : « Pour conclure les réactionnaires seront consumés dans les retraites végétales/ La réalité niée dans le dernier meurtre. » Cette tentation toutefois n’apparaît que ponctuellement ; plus souvent chez Char, le mouvement en avant se trouve relancé, comme par une énergie du désespoir.

Notes
119.

La présence de Sade à l’horizon d’Abondance viendra est corroborée par un carnet « Saumane sous le marquis », écrit durant l’été 1933 au moment de la rédaction de ce recueil (voir J.-C. Mathieu, op. cit., vol. I, p. 224).

120.

Lettre citée par Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. I, p. 154.

121.

Ibid.

122.

Partage formel, XXII, Œuvres complètes, op. cit., p. 160.

123.

Op. cit., vol. I, p. 180.

124.

Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. I , p. 114.

125.

René Char. Dans l’atelier du poète, op. cit., p. 162.

126.

Cette étude de Heine, avec l’épigraphe de Char, a été reprise en volume sous le titre Le marquis de Sade, texte établi et préfacé par Gilbert Lely, Gallimard, 1950, pp. 85-104.

127.

Ibid., p. 101.