6. Ligne de partage

Dès cette période, qui est celle de la plus grande proximité des personnes, l’écriture de Char se distancie toutefois de la poétique surréaliste par un infléchissement de ton, une gravité, qui semblent amorcer un autre rapport du poème à l’histoire.

D’une part, comme on l’a vu, une tension entre le monde de la surréalité et les attaques contre les valeurs d’une époque traverse assez tôt l’écriture de Char elle-même, alors qu’elle sépare chez Breton deux versants d’écriture présentés comme disjoints. Ces attaques sont portées jusqu’à l’incandescence d’une destruction radicale dans certaines visions des poèmes, dont on a vu les implications sur la conception du temps et la possibilité de penser le nouveau.

Mais d’autre part, certains poèmes font une place à l’évocation du présent sur un mode qui se distingue de celui du « poème offensant » (Moulin premier), polémique ou cataclysmique, dans des textes qui significativement témoignent d’une prise de distance avec les surréalistes.

Cette distance se manifeste dès Artine, comme l’a montré Jean-Claude Mathieu en examinant les différentes versions manuscrites du texte. Outre un éloignement à l’égard des formulations surréalistes, une phrase comme la dernière, « Le poète a tué son modèle », témoigne d’un choix opéré en faveur du poète, contre le rêveur : « Avec le meurtre du modèle, ‘le poète’ remplace ‘le rêveur’, les premières lignes de l’écriture peuvent relayer les dernières visions du rêve. Char s’écarte là d’autres textes surréalistes où le rêve et la poésie tendaient à devenir des vases communicants. » 146

La lettre à Artine placée à la suite de « L’esprit poétique » dans la première publication de L’Action de la justice est éteinte en 1931 accentue implicitement la distance :

‘Chère Artine,
J’ai l’impression que vos rêves majeurs ne m’atteignent plus comme par le passé, dans toute ma chair vive. Notre rencontre remonte à octobre 1929. […]’

Or la justification donnée à ce congé réside dans la fissuration de l’univers merveilleux d’Artine figuré par l’hippodrome :

‘Depuis cette date les hippodromes ont cessé de m’être favorables. Le responsable, je le connais, c’est le gaz, qui projette une lumière insuffisante sur les chevaux de petite taille, à l’arrivée, déterminant ainsi d’incroyables bousculades avec pertes remarquables de sang. L’éden de la boucherie. L’usure de mes vêtements, les allées et venues agaçantes des lézards verts à la pelouse, la présence çà et là de tumeurs incontestables, à proximité de la Beauté me placent vis-à-vis de vous dans un bien cruel embarras.’

Pour une part, ce passage s’inscrit parfaitement dans le contexte du recueil : des expressions comme « pertes remarquables de sang », « l’éden de la boucherie », participent pleinement à l’exaltation d’une violence destructrice dont on a vu qu’elle parcourait les poèmes de cette période. Mais dans le même passage, la puissance de cette parole, parole pleine, sans division dans son affirmation destructrice, se teinte de nuances et de restrictions visibles dans les adjectifs (les allées et venues des lézards sont agaçantes ), dans les locutions adverbiales de lieu (des tumeurs apparaissent çà et là) ou dans les adverbes modalisant l’adjectif (un bien cruel embarras), dans les connotations du lexique enfin (l’usure des vêtements fait système avec l’isotopie de la destruction radicale en s’y opposant, tout comme le lexique médical de la « tumeur » qui suggère un progressif envahissement du mal). Une voix se fait entendre avec ses hésitations, ses doutes, définissant un sujet partagé. Ici s’ébauche ce qui ira en s’accentuant jusqu’à l’exemplaire fissuration de Partage formel métaphorisé par la fleur « saxifrage » : « Fureur et mystère tour à tour le séduisirent et le consumèrent. Puis vint l’année qui acheva son agonie de saxifrage » (XIII). Et le même recueil associe à cette division une tonalité particulière de la « voix » : « Le poète est la genèse d’un être qui projette et d’un être qui retient. À l’amant il emprunte le vide, à la bien-aimée la lumière. Ce couple formel, cette double sentinelle lui donne pathétiquement sa voix » (XLV). C’est par cette voix d’un sujet divisé, voix du pathos, que se reconnaît un certain rapport à l’époque, porté à son maximum d’intensité par la crise d’après-guerre.

Dans les textes de 1930-1933, cette voix ne fait qu’apparaître. Elle se caractérise notamment par l’expression d’un manque, ou d’une perte. Or quand ce manque porte sur le rêve et le sommeil, il inverse le discours surréaliste : ce dernier, cherchant à réévaluer ces états, en dénonce le manque d’être dont on les affecte généralement 147 . Chez Char transparaît parfois une négativité liée au rêve ou au sommeil. Non qu’il s’agisse pour lui, en régression par rapport aux acquis du surréalisme, d’en dénoncer le peu de réalité. C’est plutôt d’une impossibilité, ou d’une dangereuse fascination, dont il est question. Ainsi dans « Sommeil fatal », les deux parties thématiquement disjointes du poème sont reliées par l’isotopie du sommeil qui occupe le début du texte et que connote la dernière phrase suggérant un réveil au « petit jour » : « […] il embrasserait une carrière qui est la perdition des bolides ; ces virtuoses de passage, oubliant volontiers leur tête comestible sur la planche d’un garde-manger, au petit jour ». Un oubli qui, au réveil de ce « sommeil fatal », montre le danger d’une fascination pour un objet désiré, illusoirement possédé ? « La mémoire de l’homme réalise sans difficulté ce qu’elle croit être l’acquit de ses rêves les plus désespérés tandis qu’à portée de ses miroirs continue à couler l’eau introuvable ». Illusoirement acquitté par le reflet des miroirs du rêve, absorbé par une fascination mélancolique qui lui fait courir le risque d’oublier sa tête, selon la réalisation littérale de l’expression dans la dernière phrase, le sujet échoue à retenir quelque chose de ses rêves, et finit par ne plus voir ce qu’il cherchait. De même dans la lettre à Artine, la jeune fille plongée dans un « sommeil léthargique » ne voit pas « qu’à quelques mètres de son lit coule tout un fleuve et ses périls ». Il est frappant de noter que ces yeux littéralement fermés sur ce qu’ils devraient voir, s’opposent à d’autres yeux fermés, mais souverainement ceux-là dans Feuillets d’Hypnos.

Très rapidement, le rêve sera la cible des reproches adressés par Char aux surréalistes, aussi bien dans Moulin premier, que dans Partage formel 148 . Ce qui ne signifie nullement que le rêve perde de son importance chez Char : c’est une insouciance qu’il dénonce, une légèreté, condamnable parce que oublieuse de ce monde-ci, de l’horreur qui s’y manifeste comme de la vie quotidienne. Sur ce dernier point Char s’oppose à Breton, pour qui la vie quotidienne « telle qu’on en parle d’une manière vulgaire » n’est propre qu’à engendrer le désespoir par sa médiocrité ; il l’attaque implicitement en reprenant l’image du Second manifeste, « barreau quelconque d’une échelle dégradée », dans Partage formel (XXII) : « À l’âge d’homme j’ai vu s’élever et grandir sur le mur mitoyen de la vie et de la mort une échelle de plus en plus nue, investie d’un pouvoir d’évulsion unique : le rêve. Ses barreaux, à partir d’un certain progrès, ne soutenaient plus les lisses épargnants du sommeil. » Le rêve surréaliste est pour Char oubli du présent, de ses « tumeurs » apparues dans la lettre à Artine, selon une isotopie métaphorique qui sera prépondérante ensuite pour désigner le mal historique. Déjà une énumération comme celle de « Métaux refroidis », qui participe du désir de destruction et de la positivité de la violence dans l’ensemble du recueil, prend un sens ambigu quand on la considère en relation avec la strophe finale et son effet de chute :

‘Cette tête ne vaut pas
Le bras de fer qui la défriche
La pierre qui la fracasse
Le marécage qui l’enlise
Le lac qui la noie
La cartouche de dynamite qui la pulvérise
La paille qui la mange
Le crime qui l’honore
Le monument qui la souille
Le délire qui la dénonce
Le scandale qui la rappelle
Le pont qui la traverse
La mémoire qui la rejette
Introuvable sommeil
Arbre couché sur ma poitrine
Pour détourner les sources rouges
Devrai-je te suivre longtemps
Dans ta croissance éternelle’

La positivité du sommeil est atténuée par le qualificatif au préfixe privatif « introuvable », et il n’est pas fortuit que cette fissuration de l’univers du rêve et du merveilleux s’accompagne d’une évocation du « je » et singulièrement, par la mention de sa « poitrine », de son affectivité : de même, la présence du mal aux côtés de la beauté dans la lettre à Artine s’accompagnait d’une présence accrue et modifiée de la voix du sujet. Ici aussi, le ton de la voix semble s’infléchir vers celle d’un sujet divisé par la présence du mal, métaphoriquement écartelé par « l’arbre couché sur [sa] poitrine ». Peut-être cette voix « pathétique » à la fin du poème n’est-elle d’une certaine manière que l’envers de la voix sadienne que fait entendre l’énumération qui précède. Une même question, celle de l’existence du mal, qui est le point aveugle vers lequel tend le roman du philosophe 149 , réunissent ces deux tendances de l’écriture charienne.

Notes
146.

Op. cit., vol. I, p.151.

147.

Voir par exemple sur ce point le Second manifeste du surréalisme : « Si, par le surréalisme, nous rejetons sans hésitation l’idée de la seule possibilité des choses qui ‘sont’ et si nous déclarons, nous, que par un chemin qui ‘est’, que nous pouvons montrer et aider à suivre, on accède à ce qu’on prétendait qui ‘n’était pas’ […] si nous ne jurerions pas qu’un acte qu’on accomplit en rêve a moins de sens qu’un acte qu’on accomplit éveillé […] », Œuvres complètes, op. cit., vol. I, p.785.

148.

On pourrait rapprocher cette critique du rêve de celle que formule un auteur dont la pensée du temps et de l’histoire est à plusieurs égards très proche de celle de Char : W. Benjamin, dans une note de Paris, capitale du XX e siècle, délimite son projet en se distinguant du Paysan de Paris d’Aragon : « Délimitation de la tendance de ce travail par rapport à Aragon : tandis qu’Aragon persiste à rester dans le domaine du rêve, il importe ici de trouver la constellation du réveil. Tandis qu’un élément impressionniste – « la mythologie » – demeure chez Aragon… Il s’agit ici de dissoudre la mythologie dans l’espace de l’histoire », cité par Miguel Abensour, L’Utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Paris, Sens & Tonka éditeurs, 2000, p. 114.

149.

C’est ce que montre la préface de Justine ou les malheurs de la vertu, où l’on peut reconnaître les termes de la Théodicée de Leibniz quand il s’agit de savoir s’il « est indifférent au plan général que tel ou tel soit bon ou méchant de préférence ; que si le malheur persécute la vertu et que la prospérité accompagne le crime, les choses étant égales aux vues de la nature, il vaut infiniment mieux prendre parti parmi les méchants qui prospèrent, que parmi les vertueux qui échouent ? », in D.A.F. de SADE, Justine ou les malheurs de la vertu, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1981, p. 54.