7. La rupture avec le surréalisme : « Accorder [ses] actes du jour avec [ses] pensées de la nuit »

L’éloignement du surréalisme, progressif depuis 1933, s’accentue en avril 1935 avec un projet de mise au point sur les dérives du surréalisme, réunissant Tzara, Char et Crevel 150 . Ce projet n’aboutira pas, mais la rupture, jusque là discrète, est consommée avec la lettre-placard adressée à Benjamin Péret en décembre 1935 151 . Char s’y explique sur les raisons de son désaccord avec le mouvement surréaliste et avec Breton en particulier : « Je me souviens de t’avoir très sérieusement entretenu sur ce que je considère comme un écart de pensée autant qu’une erreur de tactique de Breton, soit le texte titré ‘l’actualité poétique’, indésirable manifeste-aquarium ». La suite de la lettre montre que l’éloignement de Char se fait, de manière tout à fait intéressante, au nom des principes mêmes du surréalisme, au nom de la Révolution et de ses exigences : « La Révolution voit se lever des adversaires à sa taille. Nous ne devons pas les ignorer, fussent-ils dans nos propres rangs. Vigilance, intransigeance, lucidité, ces mots d’ordre brûlent dans l’actuel. » Par ce dernier mot, « l’actuel », Char renvoie au titre de la conférence de Breton et dénonce implicitement la fausse « actualité » dans laquelle celui-ci place la poésie. C’est au nom de « l’actuel » lui-même que Char adresse ses reproches à Breton. L’actuel, c’est-à-dire, d’après ce texte, une conduite à tenir (les « mots d’ordre » sont explicites) dans une perspective politique et historique ; politique, en ce sens qu’il est question d’agir, avec efficacité et sans « perte de temps », contre des « adversaires » de la « Révolution » ; historique en ceci que le surréalisme est envisagé dans sa dimension temporelle, dans le mouvement de son déclin entraîné par une forme d’usure temporelle : « Il fallait ‘dissoudre’ en beauté purement et simplement le surréalisme pour lui éviter la honte de devenir centenaire […] », car « le surréalisme s’est carrément engagé au cours des deux dernières années dans une voie qui le conduit infailliblement à la maison de Retraite des Belles-Lettres et de la violence réunies ». La critique de Char concerne donc la perte d’efficacité révolutionnaire du mouvement surréaliste dont « l’apport idéologique » s’essouffle, car « dans le domaine des idées, le remarquable est de passer à l’exécution sans perte de temps. » Char stigmatise une attitude de « compromis affligeant », qu’il décèle dans la place faite par Breton à la fin de sa conférence à des textes de Jouve et du groupe Esprit : « J’ai déploré […] que Breton en arrive à utiliser cette funèbre tribune pour faire entendre sa voix de théoricien – à cet instant égarée – Déclaration médiocre, auditoire contestable. » Notons que les textes poétiques eux-mêmes ne sont pas mis en cause par Char qui sépare nettement les deux domaines quand il écrit : « Je pense que la poésie peut sans risque disparaître en plongée, un temps indéterminé ; son action, dérivée de l’occulte, opère tout en cheminant en conséquence menus dégâts. Il en va autrement de l’apport idéologique.» La prise de distance de Char à l’égard du surréalisme semble donc sous-tendue par l’exigence de continuité des principes du surréalisme, notamment de la distinction entre deux registres, celui de l’écriture poétique et celui du manifeste et de l’action politiques. Jusqu’à un certain point, en effet, Char maintient cette distinction, ce « partage » qui assure à la poésie son indépendance et accroît son mode d’action propre. À cet égard, les recueils de la guerre et de l’immédiat après-guerre marqueront un tournant par leur reconfiguration de ce partage et la plus grande perméabilité de ce qui deviendra une « frontière en pointillé ».

Toutefois, dès cette période, Char ne conçoit pas la séparation de ces deux domaines, la poésie et l’action, sans une forme d’implication réciproque. Distincts, ils exigent cependant d’exister simultanément, sous peine de perdre de leur crédibilité : c’est le « compromis » entre une poésie révolutionnaire et son institutionnalisation (exprimé ironiquement par la « maison de Retraite des Belles-Lettres »), que dénonce Char, la discordance flagrante entre des exigences sur le plan poétique et leur absence dans le domaine de l’action 152 . Aussi peut-il demander ironiquement : « La descendance de Sade, de Rimbaud et de Lautréamont serait-elle toute intellectuelle ? », soulignant par là la nécessaire concordance, dans leur séparation même, de l’action et de la pensée. La référence à Crevel et à Éluard, qui sont donnés en exemple à la fin du texte, souligne concrètement cette idée qui résonne comme un impératif : « s’inspirer d’êtres qui quelque part isolément dans le monde accordent leurs actes du jour avec leurs pensées de la nuit ». « Accorder [ses] actes du jour avec [ses] pensées de la nuit » : voilà défini selon Char le rapport de l’écriture poétique et de l’action, liées et disjointes en même temps, comme le sont, dans l’alternance, le jour et la nuit. Si l’action de la poésie est donc bien considérée, ici encore, comme une action indirecte, souterraine, il est important de noter qu’elle engage comme corollaire nécessaire une responsabilité politique du poète ; l’engagement de l’homme n’est pas pensé séparément de l’activité poétique : une forme d’unité profonde relie ces deux domaines, les place au fondement l’un de l’autre, remettant en cause l’idée que l’engagement implique la suspension de l’activité poétique ou que l’indépendance de cette dernière nécessite une complète séparation des deux 153 .

Les aphorismes de Moulin premier se situent dans le prolongement de cette critique du mouvement surréaliste que la lettre à Benjamin Péret a rendue publique. Écrits quelques mois plus tard, au cours de l’été et du printemps 1936, ils ont comme fonction d’être, selon leur auteur, une mise au point : « […] j’avais en tête d’écrire une série de vers aphoristiques qui devaient m’éclairer sur le chemin parcouru depuis Le Marteau sans maître. Ils me permettraient de faire mon point » (« Souvenir de Moulin premier ») 154 .

Ces notes, écrites apparemment pour soi, n’en sont pas moins remarquables par la présence implicite des destinataires, par rapport auxquels elles permettent au sujet de se situer. Autant qu’un usage interne, elles visent une prise de position de l’énonciateur sur un certain nombre de plans. Moulin premier se caractérise lui aussi par sa valeur de riposte, à l’instar des recueils précédents. Polémique, ce recueil ne se comprend pleinement que restitué à son contexte : « […] ces aphorismes sont des ripostes, saillie du langage sous la pression des circonstances. Un ton agressif, polémique, qui va presque jusqu’à la haine de la poésie y est perceptible. Le hors-texte implicite hante le texte qui le contre-dit, rendant l’aphorisme à sa fonction de para-doxe. » 155 Jean-Claude Mathieu discerne cette fonction dans la syntaxe même des énoncés : « La formule pivote autour de la marque syntaxique d’un retournement, contracte sa force en un point de renversement. Arrachés à un discours antérieur des fragments sont dénoncés aussitôt qu’énoncés. » Il en donne comme exemple la phrase suivante : « […] le poète démonétisé, la société compensée. Halte ! L’objectif est identifié […] » Cette rupture au sein même de l’énoncé est « une trace dialogique dans un langage solitairement affirmatif. »

Les aphorismes de Moulin premier sont donc bien un contre-discours. Comme d’autres textes, déclarations ou poèmes, ils sont situés, et montrent cette situation implicitement, par leur intertexte. Par leur forme d’énonciation même, qui est de contradiction, d’opposition à d’autres discours, au discours surréaliste notamment, ils désignent leur historicité, de même qu’ils manifestent leur dimension politique, entendue, au sens large, comme l’ensemble des liens présupposés par le poème avec une communauté de destinataires.

En outre, certains aphorismes de Moulin premier prennent plus explicitement position en donnant une place singulière aux mots « poète » et « poésie ». Là où l’on pourrait attendre une définition du poète et de la poésie, l’écriture s’efforce de les insérer dans un jeu de relations avec la société, l’histoire, le divers de la vie : à l’abstraction et à « l’anémie » de « l’absolu », viennent faire contrepoids le divers et le singulier des « rameaux de progrès » de l’aphorisme LVI. L’image donnée de la relation du poète à la société est toujours, comme dans Arsenal et les recueils qui suivent, une relation polémique, d’agression réciproque :

‘La calomnie des goujats et l’obstruction des ignorants sont les assaillants familiers du poète. La poésie assidûment discréditée se trouve de ce fait systématiquement consolidée. Que le poète s’écarte, allègre, au large. La mine qu’il a posée ne quitte pas les abords du môle. Absent, elle chante et accoste pour lui. (L)’

Le lexique est éloquent : l’isotopie de la guerre posée dès le début par la mention des « assaillants » du poète est développée métaphoriquement dans la suite du texte par l’image de la « mine ». L’« arsenal » du poète reste chargé d’explosifs, et la métaphore, filée de recueil en recueil, désigne bien la fonction de riposte confiée à l’écriture poétique.

Contre-discours, implicitement ou explicitement posé, Moulin premier accorde à la poésie et au poète une place que le surréalisme occupe de moins en moins bien aux yeux de Char. Ce recueil est dès lors un moyen pour lui de se démarquer de l’affaiblissement de la fonction sociale et politique du poète surréaliste. Ce dernier est un de ceux que Char désigne du nom d’« artistes » pour stigmatiser la fausseté et l’hypocrisie d’une poésie devenue futile parce que préoccupée d’« échos » mondains et de manœuvres courtisanes dignes de « laitiers caressants » et de « minaudiers fourbus ». Dans l’affadissement de cette poésie se lit la perte d’authenticité de la vie sociale tout autant que spirituelle de ses auteurs : « La poésie est pourrie d’épileurs de chenilles, de rétameurs d’échos, de laitiers caressants, de minaudiers fourbus, de visages qui trafiquent du sacré, d’acteurs de fétides métaphores ; etc. / Il serait sain d’incinérer sans retard ces artistes » (XLVII).

Aussi n’est-il pas surprenant de trouver un peu plus loin dans le recueil cet aphorisme qui fait écho au précédent par son affirmation, nouvelle chez Char, d’une nécessaire simplicité de la poésie, de l’horizon quotidien qu’elle doit donner à son inspiration : « Ceux-là honorent durablement la poésie qui lui apprennent qu’elle peut, au repos, parler de tout, même de ‘Sinistres et Primeurs’ ; s’enivrer de tout, même des odeurs de hanneton, convive d’un proverbe ! » (LV). D’une certaine manière, Char refait ici le geste politique de Hugo, celui d’une démocratisation des objets de la poésie. Les aphorismes qui suivent illustrent immédiatement cet impératif par leur tournure proverbiale : « Le chien errant n’atteint pas forcément la forêt » (LIX). La poésie est invitée à s’inspirer de cette forme de discours, populaire et quotidienne, que désigne l’expression démarquée dans l’aphorisme LVII : « parler de la pluie et du beau temps ». Ce passage qui enjoint au poète d’être « l’homme de la pluie et l’enfant du beau temps », associe en effet implicitement l’univers de la parole proverbiale à la véritable poésie, celle dont il faut avoir le « sentiment » parce que c’est là ce qui lui permet d’exercer une « action », celle que ne comprennent pas les « boueurs de poésie » : « Les boueurs de poésie sont en général privés du sentiment de la poésie ; inaptes à percer les voies de son action. / Il faut être l’homme de la pluie et l’enfant du beau temps. » (LVII). Ces phrases font dériver la valeur de l’écriture poétique de sa capacité d’action et appuient cette dernière sur une conception élargie de la poésie, désignée par une formule, le « sentiment de la poésie », qu’il faut certainement comprendre par opposition aux pratiques machinales ou précieuses des poètes auxquels s’oppose Char dans Moulin premier. La dernière phrase de l’aphorisme, avec sa tournure conclusive, invite à lier la juste compréhension de la poésie, son action, et une ouverture à la simplicité et à la diversité des paroles les plus courantes, paroles de la pluie et du beau temps. Aussi ne faut-il pas se méprendre sur l’épigraphe du recueil qui, en 1936, était tirée d’un texte de d’Alembert : « ‘Jamais la poésie n’a été si rare à force d’être si commune, à prendre ce dernier mot dans tous les sens qu’il peut avoir’ (Suite des réflexions sur la poésie) ». Cette citation est polémique, comme l’a mis en évidence Jean-Claude Mathieu : « faisant écho aux déclarations de Lautréamont, d’Apollinaire, amplifiées par les surréalistes, sur la poésie ‘commune’, ‘faite par tous’, et constatant la ‘rareté’ des réalisations, voire leur préciosité… » 156 La polémique sous-jacente à l’épigraphe, trouve un écho dans le recueil avec ce recours à une forme, le proverbe, qui est par excellence un bien commun à tous les locuteurs d’une langue 157 . Implicitement, Char oppose donc une déclaration à une pratique, renvoie une exigence proclamée dans les conférences et les manifestes, par les surréalistes, à son absence dans les poèmes, implicitement dénoncée dans l’aphorisme LV par la valorisation de ceux qui « honorent durablement la poésie » en « lui appren[ant] qu’elle peut parler de tout ». Il ne s’agit pas, de la part de Char, de revenir sur les principes surréalistes, mais au contraire de dénoncer les carences de leur mise en œuvre, ou le fourvoiement de certaines pratiques de poètes « artistes ». Le projet, par excellence politique, d’une poésie « faite par tous », n’est pas remis en cause ; il est reconsidéré quant à ses modes de réalisations (mais il ne s’agit bien sûr pas de réduire la poésie à des formes proverbiales, qui sont retravaillées par l’écriture aphoristique), et c’est en somme au nom de ce projet qu’est écrit pour partie Moulin premier.

On pourrait en voir une confirmation dans la forte présence, mise en évidence par Jean-Claude Mathieu 158 , d’un « territoire », d’une géographie organisée par des « noms de quartiers » (dont le titre même « Moulin premier », nom d’un quartier de L’Isle sur la Sorgue, est un exemple), dans l’horizon naturel et concret qui se profile derrière ces aphorismes. Loin d’être impersonnel, formel ou universel, ce premier grand recueil d’aphorismes de Char est retrempé dans un univers quotidien, un lieu personnel aux « ‘attenants’ cosmiques et historiques » 159 . À l’artificialisme d’une poésie qui n’est plus « commune » ou qui l’est tellement devenue qu’elle ne mérite plus ce nom, Char oppose une « Commune présence » avec le grand poème qui clôt le recueil, faisant ainsi écho par le choix de l’adjectif, à l’épigraphe placée en ouverture. Significativement, ce poème, dans sa seconde partie, pose la valeur de la « vie », des « êtres » et des « choses » de « chaque jour » (exactement comme le fera, un peu plus tard, Feuillet d’Hypnos) :

‘Tu es pressé d’écrire
Comme si tu étais en retard sur la vie
[…]
Effectivement tu es en retard sur la vie
La vie inexprimable
La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t’unir
Celle qui t’es refusée chaque jour par les êtres et par les choses’

C’est donc à une poésie issue du réel dont elle est « la connaissance productive », que Char fait appel ; à une poésie en prise sur la vie, dont les productions surréalistes se sont à ses yeux détournées ; contre les puissances mortifères et contre « l’inhumain » que le « comptoir des mots enchantés » surréaliste est loin de menacer, et qui sont les cibles désormais premières de la poésie 160 . Nul doute que l’expérience de la maladie, que le voisinage de la mort au printemps 1936 n’imprègne d’un certain climat l’écriture de ces vers. Un regain de gravité, qui accroît l’écart avec l’artificialisme des « artistes », signale une exigence d’engagement de l’écriture poétique, au sens d’une prise en charge du réel et de la vie, dont la poésie est invitée à ne pas se détourner. La place revendiquée pour le poète et la poésie s’étend au-delà de l’histoire et de la société, mais elle les présuppose. Ainsi dans l’aphorisme VI, la phrase nominale à l’attaque du texte associe syntaxiquement et phonétiquement le fourvoiement de la poésie et la perte de crédit du poète : « La poésie dévoyée, le poète démonétisé, la société compensée… » La juxtaposition des trois syntagmes et leurs échos phoniques impliquent un lien entre les trois substantifs, la poésie, le poète et la société, ainsi qu’entre les trois participes : l’amuïssement de la place du poète dans la société n’est pas sans rapport avec les déviations de certaines productions poétiques.

La mention à la fin de ce texte des « migrations romantiques » renvoie tout autant à des questions d’ordre métaphysique (désignées par le « rossignol du baptême ») qu’à la question de la place du poète dans la société, suggérée par la première phrase. Remarquons à ce propos que si Char parle de « charger d’explosif » l’« épais guano des migrations romantiques », il prend soin d’ajouter en tête de phrase : « sans vous défigurer ». Il y a bien là une forme de revendication de l’héritage romantique et certainement des responsabilités du poète romantique à l’égard de l’histoire et de la société, dont il s’agirait seulement de radicaliser la force de révolte et d’opposition. Aussi faut-il, non pas remagnétiser le poète, selon la métaphore surréaliste que vient démarquer, de manière paronomastique l’image de Char, mais le « remonétiser ». L’image de la circulation monétaire associée à celle du poète évoque métaphoriquement le crédit de ce dernier dans la société ainsi que sa fonction d’unification et de multiplication des échanges. Elle est aussi la première apparition dans l’œuvre du thème de la « monnaie mentale » par lequel Char désigne son écriture aphoristique 161 . Le poète « monétisé » est à la fois celui qui compte pour ses contemporains, a du prix à leurs yeux, qui retire de sa force d’attraction une valeur dans les échanges d’une société, tout comme, à l’inverse, un « poète démonétisé » est mis au ban de celle-ci ; et celui qui tient ses comptes, fait la liste en fin de journée, telle une ménagère économe, des « faits survenus » : comment mieux désigner la présence du poète à lui-même et à la réalité, qu’elle soit quotidienne, historique ou sociale ? Char emploie l’expression de « menue monnaie » dans l’entretien Sous ma casquette amarante à propos de l’énumération qui commence Artine : « Le début est une énumération, une menue monnaie que l’on compte en fin de journée des faits survenus sous l’aspect de petits objets : un clou, une roue que la mémoire joueuse a retenue, un édredon changé de lit, dans la soirée… » 162 Dans son contexte, cette expression oppose une forme de modicité, de simplicité de l’écriture poétique à un « merveilleux trompeur », merveilleux « dans le sillage de Melmoth » qui « a un aspect sévère et ne pose pas les devoirs-énigmes ». Merveilleux qui écarte de l’accueil des êtres et des choses, accueil au visage souriant chez Char le plus souvent, merveilleux qui détourne en outre du nécessaire questionnement du réel. Où l’on retrouve, plusieurs décennies après, les mêmes exigences à l’endroit du poème que celles de Moulin premier implicitement mises en regard de la « poésie dévoyée » dans les écrits surréalistes. Ces exigences sont de responsabilité et de présence du poème face à un commun présent 163 .

Cette image reparaît ponctuellement. Ainsi dans un entretien de 1952 164  : « ‘Il faut concentrer, dire vite, éclairer juste… Tant pis pour la rhétorique !’ C’est l’état linguistique du ‘refus incroyable’, qui ‘consign[e] ses compte [de révolte] sur un calepin’ ». « Consigner ses comptes de révolte », au même titre que le chef de maquis consigne ses comptes d’armement et de nourriture : la poésie est ici directement rapportée à la possibilité d’une action dans l’histoire. L’absence de cette possibilité est ironiquement dénoncée dès l’aphorisme V de Moulin premier qui illustre l’effet pervers d’un rapport de consécration et de protection de la société vis-à-vis du poète : admirablement mise en scène par le pouvoir qu’incarnent les bienfaiteurs, la « justice du poète » est d’autant plus inoffensive qu’elle est officiellement consacrée : « (Qui des nôtres, à se dissimuler, ne se jugerait en sûreté à l’intérieur du sac historique sur le cuir duquel nos bienfaiteurs ont écrit : ‘Laissez passer la justice du poète’, dans l’espoir d’être tenus pour quittes ? […]) »

D’une certaine manière, le recueil d’aphorismes vient prendre le relais des fonctions assumées par la déclaration ou le manifeste, à l’instar de « Profession de foi du sujet » de 1929. La forme brève dans Moulin premier fait entendre une voix propre, une voix moins immédiatement publique que dans le manifeste, au destinataire plus diffus, plus dégagée des circonstances immédiates, mais en prise elle aussi sur un référent social et politique. L’aphorisme partage ainsi avec le manifeste l’ancrage de l’énoncé dans une situation d’énonciation déterminée. Moulin premier ne se veut pas un recueil de maximes intemporelles, énonçant des vérités générales. De nombreux indices montrent, comme on l’a vu, la valeur de riposte de ces énoncés et par là, leur situation. Discours répondant à un autre discours, il ne présuppose pas, toutefois, le rapport au temps et à l’époque qui sera celui de Feuillets d’Hypnos. Il est politique et, à sa manière, engagé, par sa polémique implicite, sur la fonction du poète dans la société notamment, mais n’est pas encore une riposte à une situation de crise historique. Les propos du Souvenir de Moulin premier, plaçant le recueil en regard d’une crise historique pressentie (« L’horizon appelait de peur » 165 ), appartiennent à l’ensemble du discours rétrospectif qui, dans les années d’après-guerre, tend à faire de la guerre l’axe central de l’œuvre entière. Dès 1936, la forme aphoristique est appelée à jouer un rôle d’opposition, mais la crise de l’histoire n’est pas encore l’enjeu de la lutte. La brièveté de Moulin premier appartient à la fois à la tradition de l’aphorisme moderne qui, avec Chamfort et Lichtenberg, se caractérise par l’importance du point de vue, la subjectivation de l’expression qui « révèle un tour d’esprit, la parole d’un sujet, l’humeur d’un moment », selon les termes d’Alain Montandon 166 , mais elle est aussi une manière de prendre le contre-pied de ce qui est aux yeux de Char une dérive de l’écriture surréaliste ; les aphorismes LX et LXI font sens par leur mise en regard l’un de l’autre : « Au bout du bras du fleuve il y a la main de sable qui écrit tout ce qui passe par le fleuve » (LX) ; « À mots comptés, voyage heureux. (Holà, frisé, aguerri dans les griffes du feutre !) » (LXI) Les « mots comptés » de l’écriture aphoristique viennent s’opposer à « la main de sable » surréaliste et mettent en avant un discours mesuré, à l’encontre du flux incontrôlé de l’écriture surréaliste.

S’il y a donc bien dans ces recueils, comme le fait remarquer Jean-Claude Mathieu, « poussée de l’histoire dans le poème, intervention du poème dans l’histoire » 167 , il faut noter que c’est d’une manière tout à fait singulière. L’histoire, dans Le Marteau sans maître, oscille entre deux pôles, une histoire à grande échelle, voire une pré-histoire, et l’état présent de la société. Mais le poème ne se situe pas dans la perspective d’une durée historique, au sens de l’historiographie moderne. Il ne s’agit pas de lutter contre la société et ses valeurs pour agir dans l’histoire puisque cette dernière est la cible d’un désir de destruction, d’une volonté de rompre avec l’héritage du passé et de refonder le présent à partir de son anéantissement. L’histoire ne s’impose pas non plus dans l’œuvre comme une nécessité extérieure ; elle est la visée d’une écriture, qui n’est pas « affectée » par elle.

Dans les recueils postérieurs au Marteau sans maître, en revanche, la pression des événements historiques deviendra si forte que l’écriture poétique sera traversée d’une tension entre la nécessité de se soustraire aux circonstances et la présence incontournable d’un drame historique à l’horizon du poème. Une telle tension se dessine parfois en filigrane dans L’Action de la justice est éteinte, Poèmes militants, et Abondance viendra, mais si la question d’une responsabilité du poème devant son temps commence à apparaître, ce temps n’est pas désigné comme temps historique, peut-être justement parce que, en ce début des années trente, « l’allégorie de l’horreur » ne s’est pas encore complètement « concrétisée », selon les termes de l’avertissement pour la réédition du Marteau sans maître en 1945.

Notes
150.

Pour ces renseignements, voir Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. I, p. 274.

151.

On la trouve reproduite dans René Char. Dans l’atelier du poète, op. cit., pp. 227-229.

152.

Jean-Yves Debreuille a montré l’ampleur de cette discordance chez les surréalistes, le silence qui les disqualifie en 1936, année où l’urgence d’une réaction aux événements se faisait de plus en plus pressante : voir Jean-Yves Debreuille, « Quand l’action conteste le rêve. Point de vue sur la poésie en 1936 », Europe, « 1936. Arts et littérature », n°683, Paris, mars 1986, pp. 69-77. Après 1936 et avec l’approche de la seconde guerre mondiale, la position de Breton devient de plus en plus intenable, « écartelé qu’il était entre le refus viscéral (et pour lui congénital) d’un nouveau 14-18, et le rejet de la passivité en face du nazisme », selon le témoignage de Julien Gracq, qui ajoute : « Il n’est pas interdit d’interpréter le départ de Breton en 1938 vers le Mexique et Trotsky comme une tentative d’échapper à un dilemme insoluble ‘par le haut’, par l’évasion dans la politique utopique […] », in « Des rendez-vous décevants avec l’histoire », André Breton en perspective cavalière, textes réunis et présentés par Marie-Claire Dumas, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 1996, p. 18.

153.

Cette conception sous-tend la présence dans les Œuvres complètes (présence décidée par Char) des textes politiques de Recherche de la base et du sommet dont on verra combien ils sont liés aux textes poétiques. Par ailleurs, cette implication réciproque fait pièce à certaines interprétations de l’attitude de Char pendant la guerre : son refus de publier tant que dure le conflit n’implique pas la volonté de suspendre l’activité poétique, avec l’idée que l’action et la poésie seraient exclusives l’une de l’autre. Au maquis, au contraire, la poésie sera plus que jamais nécessaire.

154.

Le texte « Souvenir de Moulin premier », rédigé en 1954, est reproduit dans les notes de l’édition des Œuvres complètes, op. cit., p. 1360.

155.

Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. I, p. 291.

156.

Op. cit., vol. I, p. 287.

157.

Alain Montandon insiste sur cette caractéristique du proverbe : « L’acception comme proverbe d’une locution correspond à un changement du niveau d’appréhension et implique que la locution soit devenue et ait été reconnue bien commun à tout un groupe social », Les Formes brèves, Hachette supérieur, coll. « Contours littéraires », 1992, p. 19.

158.

Op. cit., pp. 288-291.

159.

Ibid.

160.

Ces « sources » de la poésie que sont la vie et la nature, seront au fondement du combat de Feuillets d’Hypnos, montrant ainsi leur étroite implication dans l’engagement de l’écriture.

161.

L’expression de « monnaie mentale » apparaît comme telle dans les propos rapportés d’une conversation avec Daniel Delzard, in « Échos d’une amitié de trente-cinq années avec René Char », Trois poètes face à la crise de l’histoire, op. cit., p. 229 : « Concernant les aphorismes, le 10 octobre 1962, chez lui, aux Busclats, il faisait cette remarque : ‘C’est une sorte de monnaie mentale qu’on puisse emporter chez soi, qui puisse servir’. »

162.

Sous ma casquette amarante, Œuvres complètes, op. cit., p. 864.

163.

On ne peut pas ne pas souligner ici la proximité avec les premiers mots de la conférence d’Éluard prononcée à Londres en juin 1936, « L’évidence poétique » : « Le temps est venu où tous les poètes ont le droit et le devoir de soutenir qu’ils sont profondément enfoncés dans la vie des autres hommes, dans la vie commune » (nous soulignons), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 513. Rappelons qu’Éluard à cette date a toute l’affection de Char qui dans sa lettre à Péret de décembre 1935 évoque l’attitude exemplaire de son ami.

164.

Entretien avec Pierre Berger, paru dans La Gazette des lettres, n°21, 15 juin 1952.

165.

Le texte de « Souvenir de Moulin premier », daté de 1954, est donné en note dans l’édition des Œuvres complètes, op. cit., p. 1360.

166.

Alain Montandon, op. cit., p. 65.

167.

Op. cit., vol. I, p. 159.