1. L’irruption de l’histoire : la « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers

La « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers représente un tournant dans l’œuvre de Char. La date de mars 1937, donnée à la fin du texte, signale son inscription dans une actualité, celle de la guerre d’Espagne, marquée un mois plus tard par le bombardement de Guernica. Certes, la présence d’événements politiques contemporains de l’écriture dans les poèmes de Char n’est pas en elle-même une nouveauté. On a vu de quelles allusions à la politique et à la société de son temps Char émaillait les recueils du Marteau sans maître ; on a vu également à quel point l’ensemble de son entreprise poétique pouvait être considérée comme une remise en cause, par la violence de l’écriture, de la violence des idéologies religieuses et politiques de son époque. En ce sens, il y a dès le départ, chez Char, une incontestable politique du poème. La « Dédicace » de Placard, toutefois, inaugure, entre le poème et son temps, une forme nouvelle de relation, appelée à devenir prédominante dans l’œuvre. À mi-chemin entre l’allusion ponctuelle et la dimension plus vaste d’un horizon de l’écriture, le texte liminaire en effet, qu’il ait la forme d’une « dédicace » ou d’un « avertissement », ou de quelque autre « avant-dire », possède une manière tout à fait spécifique de désigner la situation du poème. Ici, pour la première fois dans l’œuvre de Char, une préface place un recueil tout entier en regard de son temps. Rien de tel dans le Marteau sans maître dont le « Feuillet » liminaire n’a été significativement ajouté qu’en 1945, date à laquelle Char commence à recourir de manière presque systématique à cette pratique d’historicisation des recueils. La « Dédicace », à la différence de l’allusion ponctuelle du Marteau sans maître ou d’un enjeu plus vaste assigné à l’écriture poétique, est explicite : la guerre d’Espagne est sans conteste le référent du texte, même si elle n’est pas mentionnée comme telle, mais de manière métonymique, par ses conséquences, le massacre des enfants d’Espagne. Par là se trouve désignée non seulement une contemporanéité de l’écriture et de l’événement, mais aussi la valeur de réponse, de réaction à l’événement que prend le recueil. Il ne s’agit pas uniquement de décrire ou de constater, mais bien de faire, d’une manière ou d’une autre, de ce texte un acte. L’enjeu pragmatique de l’écriture poétique est ici revendiqué avec force ; il implique la volonté d’agir sur le cours des événements. Enfin et surtout, cette « Dédicace » modifie l’horizon temporel des poèmes du recueil en les rapportant à une temporalité de type historique. Cette page est, en raison de la nouveauté de son rapport à l’histoire, lui-même déterminé par la nouveauté d’une réalité historique devenue monstrueuse, un point de rupture dans l’œuvre, comme l’indique, de son côté, la périodisation proposée par Char après coup : « La clef du Marteau sans maître tourne dans la réalité pressentie des années 1937-1944 », écrit-il en effet dans la préface de 1945 à ce recueil. L’année 1937, année de Placard pour un chemin des écoliers, est donc désignée par l’auteur comme une date pivot et, ce qui est remarquable, comme une rupture aussi bien du point de vue de l’histoire, de la « réalité » des « années 1937-1944 », que du point de vue de l’œuvre, présentée dans sa continuité, de Placard à Feuillets d’Hypnos.