1.1.Une temporalité historique

Dans la « Dédicace » de Placard apparaît pour la première fois chez Char la mise en œuvre d’une durée à l’échelle de l’homme, le Marteau sans maître ayant adopté la perspective des mutations géologiques et des cataclysmes telluriques. Par sa composition, la « Dédicace » met en regard deux situations que sépare l’intervalle d’une génération. La forte présence de l’énonciateur tout au long du texte, l’évocation de son enfance, construisent une temporalité à l’échelle d’une vie :

‘Enfants d’Espagne, - ROUGES, oh combien, à embuer pour toujours l’éclat de l’acier qui vous déchiquette : - À Vous.
Lorsque j’avais votre âge, le marché aux fruits et aux fleurs, l’école buissonnière ne se tenaient pas encore sous l’averse des bombes. Les bourreaux, les candides et les fanatiques se tuaient bien, s’estropiaient bien quelque part entre eux à des frontières de leur choix, mais leur marée meurtrière était une marée qu’un détour permettait d’éviter : elle épargnait notre prairie, notre grenier, nos huttes. C’est dire que les valeurs morales et sentimentales chères aux familles monocordes n’excédaient pas le croissant de nos galoches. Il fallait avant toutes choses assurer l’existence de nos difficiles personnes, entretenir les rouages de l’arc-en-ciel, administrer les parcelles de nos biens si mouvants. Tel objet informe, à la rue, outlaw négligeable, sur nos conseils tenait en échec le Touring Club de France !
Les temps sont changés. De la chair pantelante d’enfants s’entasse dans les tombereaux fétides commis jusqu’ici aux opérations d’équarrissage et de voirie. La fosse commune a été rajeunie. Elle est vaste comme un dortoir, profonde comme un puits. Incomparables bouchers ! Honte ! Honte ! Honte !
Enfants d’Espagne, j’ai formé ce PLACARD alors que les yeux matinals de certains d’entre vous n’avaient encore rien appris des usages de la mort qui se coulait en eux. Pardon de vous le dédier. Avec ma dernière réserve d’espoir.
Mars 1937.’

Par l’articulation de deux alinéas antithétiques au centre du texte, la confrontation entre les deux enfances prend le sens d’une opposition entre un avant et un après. Une temporalité structurée par ce type d’opposition est une première condition de l’histoire. Cette condition, non suffisante, est complétée par la forte unité que lui confère la présence continue du sujet du début à la fin de ce texte : le je est le point de vue unifiant qui permet de penser la continuité de l’avant à l’après. Non seulement il englobe du regard le temps de ce passage, de son enfance à celle des enfants d’Espagne, mais il garantit en outre par sa propre existence la possibilité d’une identité de nature entre ces différents moments du temps. Pour qu’il soit possible de dénoncer en effet, comme le fait ce texte, un changement entre le passé et le présent, encore faut-il que puisse être supposée au préalable une ligne de continuité avec le passé. L’affirmation implicite de cette continuité – ou, à défaut, de l’exigence d’une continuité – est l’autre aspect de la nouveauté de ce texte dans l’œuvre de Char. Enfin, l’ultime phrase de cette « Dédicace », adressée avec la « dernière réserve d’espoir » du sujet, achève la mise en place de cette temporalité historique en désignant, à travers l’espoir, un futur attendu, en avant du présent commun des enfants d’Espagne et du sujet.

Linéarité et continuité temporelles fondent une histoire, qui resterait toutefois une histoire individuelle, si la « Dédicace » n’élargissait la vision à la dimension d’un devenir collectif. La phrase « Les temps sont changés », à l’attaque de la deuxième partie du texte, signale, par l’emploi du pluriel, la prise en considération d’une perspective temporelle englobante. Les faits mentionnés, les massacres d’enfants, sont localisés au sein d’une entité plus vaste. Par ses connotations qui le rattachent aux grands récits de l’histoire de l’homme, par l’indétermination du moment qu’il évoque, le syntagme « les temps » suggère une histoire collective, dépassant le strict cadre biographique. Il désigne, plus qu’une modification à l’échelle de l’individu, un changement dans la logique de succession des époques. Une faille se glisse ainsi dans le passage du deuxième alinéa au troisième. L’expression « les temps » déplace l’horizon temporel du texte et donne au présent une dimension solennelle, que relaie le rythme de cet alinéa, qui fait suivre l’attaque de la première phrase au rythme ascendant (« Les temps sont changés » : 2-3) de l’ampleur périodique de la deuxième phrase équilibrée par les isocolons (deux de neuf syllabes environ au début par exemple) et les homophonies (« commis », « jusqu’ici », « voirie », et, dans les phrases suivantes, « rajeunie », « puits »).

La perspective introduite avec le syntagme « les temps », par sa tendance à une vision totalisante, fait intervenir une autre des composantes de la temporalité historique : sa direction. Prenant place dans un ensemble, le moment décrit acquiert une signification par cette place même. L’invective contre l’époque n’a pas la même portée, en effet, selon que l’époque est considérée isolément ou dans sa relation d’opposition à une autre période, celle de l’enfance du sujet en l’occurrence : dès lors que les deux époques sont mises en relation l’une avec l’autre, s’élabore une force directrice, qui résulte de la différence entre les deux termes. Dans cette « Dédicace », le sens de l’évolution est celui d’une dégradation, mais condamnée comme « honte ». Nul fatalisme par conséquent dans ce constat ; au contraire, un appel à la révolte, impliqué par la condamnation, invite à agir sur cet ordre temporel. La direction de l’évolution entre les deux époques successivement évoquées dans le texte est alors renforcée d’une implicite exigence en faveur d’un changement de cette évolution ; l’appel final à l’espoir implique la possibilité d’une évolution heureuse et d’un passage à une autre époque.

La succession des époques, les directions implicitement dessinées de l’une à l’autre, le sens qui en résulte et la visée globalisante qui s’y ébauche, tous ces éléments contribuent à faire de la temporalité à l’œuvre dans ce texte une temporalité historique. La représentation du temps configurée dans cette « Dédicace » s’approche du paradigme historique tel que l’ont globalement construit les conceptions modernes de l’histoire, des Lumières au XIXe siècle. Structurée par les notions de l’avant et de l’après, comprise comme procès global, l’histoire, de Voltaire au positivisme, est conçue sur le modèle d’une temporalité unifiée, linéaire et orientée. L’histoire est l’histoire des actions des hommes, des événements les concernant, selon la délimitation du champ élaborée dès l’antiquité grecque par opposition à la nature, sans être pour autant un catalogue d’événements (auquel cas, elle tomberait dans la chronique) ; elle est à l’époque moderne le lieu de production d’un sens 168 . Or dans cette période de l’œuvre de Char, s’ébauche, puis se confirme, de Placard à Seuls demeurent, l’appel à ce qui peut être conçu comme une justice de l’histoire. À la triple exclamation « Honte ! Honte ! Honte ! » de 1937 fait écho, comme on le verra, le cri de « 1939. Par la bouche de l’engoulevent » au sujet des enfants d’Espagne : « Châtiments ! Châtiments ! » ; la représentation de l’histoire, s’élaborant dans la « Dédicace », est en effet reprise et approfondie dans Seuls demeurent. Ainsi la guerre d’Espagne signale-t-elle d’un recueil à l’autre sa dimension historique, celle d’un événement dont il est impossible qu’il demeure sans conséquences, d’un événement dont la relation écrite est sous-tendue par l’exigence d’un sens à lui donner. Non qu’il s’agisse de comprendre l’événement : le sens de l’histoire chez Char est moins de l’ordre du regard théorique que de l’accomplissement d’une forme de logique interne au processus historique, logique que désigne l’exigence de justice 169 . De la remise en cause de l’idée d’une justice possible dans le cours des choses naîtra chez Char la crise d’après-guerre.

Remarquons toutefois que l’apparition d’une temporalité historique dans ce texte liminaire du recueil est dépourvue de perspective téléologique. Char se distingue ici de l’historiographie moderne par l’absence de finalité assignée au procès historique. S’il y a bien un sens à attendre des événements et de la succession des époques, ce sens n’est pas à chercher, en dehors du mouvement dans lequel sont pris les hommes et les choses, en dehors du mouvement réel, dans quelque fondement anhistorique, Dieu ou la nature. C’est par une forme de signification immanente à l’enchaînement des époques et des événements que ces derniers se constituent en histoire. À ce sujet, la position de Char est constante tout au long de son œuvre : toujours il refusera de placer devant lui l’horizon lointain de quelque idéal, et il l’affirmera avec force dans les années d’après-guerre 170 .

Remarquons enfin que cet appel à une sorte de sens de l’histoire intervient à proportion de la faillite de signification qui se joue dans la guerre d’Espagne, telle qu’elle est évoquée dans ce texte. En même temps que l’œuvre intègre l’événement historique à un espace de signification, déployé par l’ensemble du texte et par la forme de temporalité qui le sous-tend, elle souligne ce qu’il recèle d’absolument inconcevable. C’est que, dans cette « Dédicace », l’événement historique de la guerre d’Espagne inaugure, dans sa négativité, un temps sans comparaison. L’inscription sonore de [com] dans le troisième alinéa (« commis », « commune », « comme », « comme ») conduit au sème de la comparaison contenu dans l’adjectif « incomparables » : « De la chair pantelante d’enfants s’entasse dans les tombereaux fétides commis jusqu’ici aux opérations d’équarissage et de voirie. La fosse commune a été rajeunie. Elle est vaste comme un dortoir, profonde comme un puits. Incomparables bouchers ! » Dans ce contexte, les deux comparaisons aux échos baudelairiens (« vaste comme un dortoir », « profonde comme un puits ») signalent par leur ironie l’impuissance de la comparaison à dire l’inouï des temps nouveaux. Pire, loin de conduire à la compréhension, la comparaison entraîne la confusion : les « tombereaux » sont détournés de leur fonction habituelle, l’ordre de la vie et de la mort a été inversé dans le « rajeunissement » de la « fosse commune ». L’histoire est ici, dans le même mouvement, rupture et exigence de signification.

La comparaison entre le temps de l’histoire et le temps de l’enfance du sujet permet d’établir une césure entre ces deux temporalités. Mais l’événement bouleverse cette division en menaçant jusqu’au temps de l’enfance lui-même : « j’ai formé ce PLACARD alors que les yeux matinals de certains d’entre vous n’avaient encore rien appris des usages de la mort qui se coulait en eux. » L’horreur de cette guerre, que dénonce la « Dédicace », c’est qu’elle subvertit le partage entre différents ordres de temporalité. La guerre n’est pas seulement porteuse de mort, elle envahit insidieusement jusqu’aux « yeux matinals » des enfants, selon une expression qui tente peut-être de résister à cette coulée par son pluriel ancien (« matinals »), appelant en écho les « valeurs morales et sentimentales » du deuxième alinéa, mais conjurant aussi en l’assimilant l’l de la « faulx » allégorique 171 . L’événement historique, vu dans sa proximité avec l’enfance du sujet, montre tout ce qui l’en sépare irréductiblement, l’impossibilité du rapprochement due à l’ordre monstrueux qu’il instaure. D’où le changement de l’écriture dans le troisième alinéa, dont l’énonciation se fait beaucoup plus impersonnelle : le présent constatif et comme neutre des verbes est rendu nécessaire par une situation d’horreur à la lettre « incomparable ». L’étrangeté, la monstruosité de l’événement appellent chez Char une simplicité d’écriture, de celles dont il fait l’éloge auprès d’Éluard au sujet de « La Victoire de Guernica » : « Quel tour de force mesurée et d’émotion avec les mots si simples de chacun de ces assassinés. Ils te les soufflent et nous t’écoutons le souffle coupé. C’est ainsi que je me représentais l’expression de l’acte tragique enfin épurée de la rampe et de l’interprète. » 172 Plus l’histoire manifeste de violence, plus les mots se simplifient : ils sont le moyen d’opposer une mesure à l’excès de l’histoire. Aussi la forme des poèmes de ce recueil, forme simple, inspirée de la chanson et du folklore populaire, ne doit-elle pas faire illusion : elle a son fondement dans la recherche d’une contre-écriture singulière de l’histoire. On retrouvera après guerre, avec « La Sieste blanche », cette relation spécifique entre la chanson et l’histoire.

Notes
168.

Pour une analyse de la notion de temps historique, voir Paul Ricoeur, Temps et récit. III. Le temps retrouvé, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais», [1985] 1991, pp. 185-228, notamment les pages 190-198 sur la notion de « temps calendaire ». Et, du même auteur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, pp. 191-201.

169.

Voir à ce sujet la contribution de Jocelyn Benoist, « La fin de l’histoire comme forme ultime du paradigme historiciste », in Après la fin de l’histoire. Temps, monde, historicité, Jocelyn Benoist et Fabio Merlini éd., Paris, Vrin, 1998, p. 17-59. L’auteur caractérise la post-modernité comme fin de la croyance en la justice de l’histoire, et l’oppose à une citation de Michelet placée en introduction : « L’histoire c’est la justice, l’histoire c’est la résurrection, mais comme au Jugement dernier : que chacun revienne avec ses actes, avec ses œuvres, et que chacun soit couvert de sa responsabilité, de sa bonne volonté ou de son iniquité, mais au moins de sa bonne volonté. Voilà ce que c’est que l’histoire. » (Cours au Collège de France, Gallimard, 1995, t. II, p. 689).

170.

Précisons que l’idée de justice de l’histoire chez Char désigne une justice rendue par les hommes en solidarité avec d’autres hommes et d’autres générations. À côté des nombreuses nuances que prend l’idée d’histoire configurée dans les recueils, deux conceptions feront l’objet d’un refus systématique chez Char : celle, théologique, d’une histoire universelle accomplissant le plan de la Providence orienté vers le Jugement dernier ; celle, hégélienne, d’une Raison immanente dans la réalité historique mais elle aussi soumise à une forme de téléologie, dans l’idée du développement universel de l’Esprit. La distance de Char avec la philosophie de Hegel est affirmée dès la période surréaliste et constitue un point de divergence important avec Breton. Voir notamment la différence qui les oppose sur la résolution dialectique de la contradiction, comme l’a montré Jean-Claude Mathieu dans « Breton, Char : la contradiction », René Char, 10 ans après, op. cit., pp. 33-57.

171.

Jean-Claude Mathieu rappelle que « Char, comme Hugo, souhaitait restituer une l au mot, une aile à l’outil », in « Une force qui avait l’air d’un iris », René Char. Fureur et mystère. Les Matinaux, actes de la journée René Char du 10 mars 1990, Didier Alexandre éd., Paris, PENS, 1991, p. 59.

172.

Cité par Jean-Claude Mathieu, La Poésie de René Char, vol. II, p. 12.