1.2.« À vous. »

En même temps qu’elle introduit dans l’œuvre de Char une perspective historique, la « Dédicace » met l’accent sur l’idée d’une responsabilité de l’écriture devant l’événement historique. Ces deux dimensions vont de pair chez l’auteur. S’il y a une écriture de l’histoire chez Char, c’est dans la mesure où l’histoire doit être dénoncée. Aussi n’est-il pas surprenant que l’irruption de l’histoire dans le poème ait pour corollaire la question du rôle du poème dans l’histoire.

L’écriture poétique se voit tout d’abord confier la fonction politique d’une dénonciation publique, comme le métaphorise la désignation de « placard ». Ce terme n’est d’ailleurs métaphore que jusqu’à un certain point puisque ce texte de Char a été diffusé à part, pour la cause des enfants espagnols. Valentine Hugo, qui a exécuté les cinq pointes sèches pour les exemplaires de tête, s’est occupée de faire imprimer la « Dédicace » et la gravure qui l’accompagne sur une feuille double destinée à être vendue au pavillon espagnol de l’Exposition internationale, au profit des enfants d’Espagne 173 . Si rien ne laisse supposer que ce fût là le projet de Char quand il écrivit le texte, en revanche, son utilisation à des fins politiques dans le cadre de l’Exposition internationale montre combien celui-ci fonctionne comme un texte public destiné à s’afficher dans l’espace de la cité.

Au frontispice du recueil, les deux premières lignes miment par leur typographie, majuscules et tirets, la publicité du « placard ». Montrant ainsi l’espace public de sa réception, le texte souligne sa double destination : adressé aux « Enfants d’Espagne », il a pour destinataire secondaire la collectivité qu’il rassemble autour de lui comme témoin du massacre. L’exclamation de la fin du troisième alinéa, par exemple, « Incomparables bouchers ! Honte ! Honte ! Honte ! », s’adresse davantage à cette communauté de lecteurs qu’aux dédicataires à proprement parler. Implicitement, le lecteur est ici non seulement pris à témoin mais aussi pris à partie. Pris à témoin quant à l’objet de honte que représente la « chair pantelante d’enfants » qui « s’entasse dans les tombereaux fétides », il est en même temps pris à partie par cette interjection, qui ne se contente pas de dénoncer un scandale mais contient aussi une forme d’accusation. L’indétermination de l’exclamative « Honte ! Honte ! Honte ! » engage doublement la parole de l’énonciateur qui mène l’allocutaire implicite de la prise de conscience du scandale au sentiment de sa responsabilité. Une telle organisation énonciative signale la valeur illocutoire de cette « Dédicace ». Elle vise d’un côté à produire un effet, un sentiment de révolte et d’indignation auprès d’un lecteur qu’il s’agit d’émouvoir, et d’un autre côté à entraîner une modification de l’attitude de ce destinataire indirect en le mettant devant ses responsabilités éthiques et politiques.

Ainsi l’événement historique est-il situé dans la perspective d’un échange entre un « je » se déclarant responsable devant autrui, et un « vous », lui-même dédoublé entre les victimes de l’histoire et ses témoins. Ce dispositif énonciatif participe à l’inscription du texte dans un devenir collectif. Cette forme d’écriture de l’histoire, qui s’adresse aux contemporains, et appelle une modification du cours des événements, passe donc par l’établissement d’une solidarité entre le « je »/ « nous » et le « vous ». Interviennent alors une série d’éléments qui, des signes de ponctuation à la syntaxe d’incise et à l’apostrophe, font entendre la voix du sujet et contribuent à l’implication des destinataires. La typographie de l’ensemble joue sur la visibilité du texte et sur sa proximité avec l’affiche. Fermement carrée sur la page par sa disposition alinéaire, la « Dédicace » semble interpeller le regard du passant-lecteur, rendu attentif par l’emploi des lettres capitales dont la disposition, dans le premier et dans le dernier alinéa, crée un équilibre d’abord visuel. À la dimension plastique s’ajoute l’oralité du premier alinéa, manifestée par la densité de la ponctuation, virgule, point-virgule et tirets, et par le rythme qui s’y fait entendre 174 . Visuelle et rythmique, la typographie signale aussi la voix du sujet par sa force d’ironie et, impliqué par cette dernière, par l’appel à la connivence du lecteur. Les caractères de l’adjectif « ROUGES », mettent en avant, outre le cri d’indignation, l’ironie d’une lecture des signes qui ramène le rouge de la symbolique politique à une signification littérale et visuelle dénotant les exactions des « bouchers ». Ironique aussi l’inversion des phonèmes de « rouges » à « toujours » dans le premier alinéa : s’il y a une durée , c’est tragiquement celle du sang versé.

L’histoire dans cette « Dédicace » est donc plus qu’une toile de fond sur laquelle viendraient s’inscrire les poèmes. Elle n’est pas seulement présente dans le recueil : elle apparaît, par ce texte liminaire, comme un objet d’engagement du sujet.

Notes
173.

Information rapportée dans René Char. Dans l’atelier, op. cit., p. 266.

174.

L’idée d’une oralité de la ponctuation est développée par Henri Meschonnic. Voir, entre autres, son article « Ponctuation » dans le Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, Michel Jarrety dir., Paris, PUF, 2001, pp. 620-623.