1.3. Enfance et histoire

La « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers place l’événement historique, la guerre d’Espagne, sous le signe de l’enfance des « enfants d’Espagne », et confronte celle-ci, on l’a vu, à l’enfance du sujet. Après l’adresse du premier alinéa, l’énonciation se fait très rapidement récit à la première personne. C’est ce récit de l’enfance qui sert de contrepoint à l’évocation du présent dans le troisième alinéa.

Il est tout à fait significatif que l’irruption de l’histoire dans l’œuvre de Char soit associée au motif de l’enfance. Enfance des victimes d’Espagne, enfance du sujet, ce choix de Char dans son évocation de la guerre d’Espagne n’est pas dû au hasard. Une articulation essentielle se joue ici, une relation spécifique de l’histoire à l’enfance comme origine. Non pas l’origine au sens d’un point dans une chronologie, séparant dans le temps un avant et un après 175 . L’enfance n’est jamais pour Char cet âge d’or nostalgique ; la description de l’univers de l’enfance dans la première partie de ce texte n’est pas de l’ordre du regret. L’enfance comme origine est à comprendre à la fois comme ce qui fait qu’il y a de l’histoire, et comme instance présente et agissante dans le temps historique, bien que lui étant absolument irréductible. Elle n’est pas un état repoussé dans le passé, qui vaudrait par son existence attestée et perdue, mais elle est la différence à partir de laquelle il est possible de penser l’histoire : c’est parce que « les temps sont changés » que la temporalité devient historique dans cette « Dédicace » ; c’est à l’écart entre l’état d’enfance du premier paragraphe et la situation des enfants dans le second que se mesure l’irruption du temps de l’histoire. Car à strictement parler ce texte n’oppose pas deux enfances, contrairement à ce qui apparaît d’abord. L’enfance des enfants d’Espagne n’est pas exactement mise en regard et mesurée à l’aune de l’enfance du sujet, pour cette raison qu’elle n’est pas du même ordre que celle-ci. Au contraire, de sa confrontation avec l’enfance du sujet, celle des victimes d’Espagne se révèle radicalement étrangère à ce qui fait l’enfance. C’est plutôt une absence d’enfance que dénonce la deuxième partie du texte en l’opposant à ce qui apparaît comme un paradigme de l’enfance dans la première partie. L’enfance décrite par le « je » est alors à comprendre comme un modèle d’intelligibilité à opposer à la confusion et à l’excès du temps présent. Elle n’est pas seulement une « réserve d’espoir », elle est aussi une réserve de sens. Face à ce qui, dans la monstruosité de l’événement, met en péril la signification, elle représente la possibilité d’une médiation entre le sujet et les faits, la résistance à opposer à l’immédiateté qu’implique la fascination de l’horreur. Elle est le détour, le « comme » de la comparaison, par quoi la « fosse commune » peut être placée à distance de regard. Voilà pourquoi elle est nécessairement un monde clos, un monde du retour répété, de la chanson ou de la ballade : elle est résistance à la linéarité de l’histoire.

Aussi l’enfance peut-elle être le temps du « mal pur », du mal qu’on ne redoute pas, à l’image de l’« écolière » dans « Compagnie de l’écolière » : seul le père, parce qu’il est dans la crainte, parce qu’il est tourné vers l’avenir et redoute sa part d’inconnu, seul le père, qui « tremble », peut « changer » : « C’est vous mon père qui changez ». La temporalité de l’« écolière » ne se fonde pas sur l’appréhension, ni sur son corollaire, l’attente : parce qu’elle a d’emblée reconnu derrière la « fleur » « un mal pur bordé de mouches », parce qu’elle a accepté l’action du négatif à l’intérieur même de son univers, l’écolière vit dans un temps qui n’est pas celui du changement, mais de la faille, de la brèche, par laquelle se pense la mutation absolument achevée dans l’instant lui-même : « Je suis folle je suis nouvelle ». Le vers laisse entendre la superposition de ses deux propositions par le parallélisme syntaxique, et fait comprendre l’exacte contemporanéité entre la brèche qui vient rompre l’ordinaire (« Je suis folle ») et l’avènement du nouveau (« je suis nouvelle »). C’est que l’enfance est immédiatement parfaite, au sens où elle est d’emblée achevée. Elle est en ce sens « dernière » : non pas venant après tout le reste, mais toujours accomplie. D’où l’espoir lancé par le sujet à la fin de la « Dédicace » : sa « dernière réserve d’espoir » ne signale aucun épuisement d’un espoir quantifiable. Comme l’enfance qu’il oppose à l’horreur du présent, l’espoir est toujours « dernière réserve », toujours à la fois en « réserve », toujours à venir, et toujours dernier parce que irréductible à toute temporalité pensée comme procès. Si l’histoire est, dans la conception moderne, par excellence un processus, selon le terme de Hannah Arendt 176 , alors l’enfance, dont la mobilité n’est pas linéaire, étant toujours complètement elle-même, est ce qui peut faire effraction dans l’histoire, l’interrompre et en briser la logique. D’où sa force comme contre-pouvoir, que l’après-guerre déploiera à maintes reprises. Char a inventé, avec l’enfance, la possibilité de penser l’histoire grâce à une forme d’irréductible, libéré du recours traditionnel à l’éternel, antique ou chrétien.

L’évocation de l’enfance est donc par elle-même une manière de résister au temps présent, à l’horreur des événements. Ainsi peut-on comprendre le sens de la « Dédicace », qui ne se contente pas de signifier sa propre valeur illocutoire, mais suggère aussi cette valeur dans les poèmes qui suivent. Comment les poèmes du recueil peuvent-ils en effet posséder l’efficace d’un « Placard », comment ces chansons d’enfance constituent-elles une « réserve d’espoir » ? Quelques éléments descriptifs dans les poèmes font de l’enfance un univers d’opposition. Opposition aux « créanciers » d’« Allée du confident » :

‘Diable fasse
Que la graine de fouet
Se retourne contre nos créanciers
Et nous garde de la prison’

Opposition à l’univers adulte dans « Exploit du cylindre à vapeur » :

‘Grandes personnes étrangères
Pour un royaume de lézards
Nous ne vous tolérerions pas enrôlé volontaire
Notre univers s’élance
Du point d’obsèques de votre raison’

Ce dernier poème est un de ceux qu’on pourrait le plus aisément rapprocher de l’univers du théâtre d’après-guerre. Un pays d’enfance, avec sa « prairie » et les « joncs », les « galoches » des enfants et la « roulotte » des vagabonds, des animaux emblématiques comme le « lézard », et la figure tutélaire de « l’Ami » : tous ces éléments caractérisent Le Soleil des eaux et Sur les hauteurs, deux pièces qui se font écho par leur traitement du pays d’enfance. Tandis que Sur les hauteurs inscrit l’ensemble du drame dans l’univers du merveilleux et de la croyance, univers du regard d’enfant par excellence, Le Soleil des eaux met en scène la nécessité de rompre avec cet univers pour s’engager dans l’histoire. « Exploit du cylindre à vapeur » fait du verbe « croire », présent en ouverture et à l’issue du poème, un trait constitutif du monde de l’enfance, comme dans Sur les hauteurs :

‘Nous autres sommes disposés
À tout espérer à tout croire 177
Nous faisons tourner nos toupies
Dans le rayon de vos battoirs’

Et, dans la dernière strophe :

‘Vous qui ne croyez pas aux prodiges 178
Aux crimes des feux follets
À la ponte d’étoiles noires
Sur les routes empierrées
C’est vrai vous n’êtes que des hommes
La vapeur que vous respirez
Est de la vapeur de fantômes.’

À l’univers de l’enfance est conféré un surcroît de réalité, une plus grande intensité d’existence, qui fonde sa résistance à l’univers adulte. L’organisation spatiale y joue un rôle prépondérant. La limite, la frontière dessinent, dans la « Dédicace », un espace circonscrit sur fond de quoi se détachent les contours du corps et des lieux par opposition à l’indistinction de la masse de « chair pantelante d’enfants » qui « s’entasse dans les tombereaux ». Le mal lui-même est circonscrit, non pas ceint d’une frontière qui lui donnerait une place à part, mais situé à la frontière elle-même, il se révèle simultanément marginal et constitutif de l’univers de l’enfance ; ainsi y est-il intégré comme espace limite et comme espace nécessaire : « Les bourreaux, les candides et les fanatiques se tuaient bien, s’estropiaient bien quelque part entre eux à des frontières de leur choix, mais leur marée meurtrière était une marée qu’un détour permettait d’éviter ». La description de la « Dédicace » frappe par la spatialisation des éléments de l’univers enfantin ; une organisation horizontale, s’opposant à la verticalité de l’entassement des chairs d’enfants et à celle de la fosse commune, permet une forme de maîtrise de l’espace s’offrant d’un seul coup au regard.

L’irruption de l’histoire est de l’ordre du bouleversement spatial, de la disparition des limites et des frontières. D’où la fonction de l’enfance comme « contre-terreur », selon le mot de Feuillets d’Hypnos, comme résistance au temps présent que caractérise l’envahissement du mal : univers du mouvement réglé, de l’espace organisé, à la fois mouvant et lié, emblématiquement mû par les « rouages de l’arc-en-ciel », le monde de l’enfance résiste à la déstructuration de l’espace, à la disparition de « la base » et « du sommet » dont la crise de la guerre rendra la recherche nécessaire. Enfin, parce qu’elle est force d’invention, l’enfance est, dans l’œuvre de Char, réserve de révolte. Ces deux dimensions de l’enfance culminent avec la présence de Rimbaud à l’horizon de certains poèmes. Une forme de merveilleux, la personnification de l’univers végétal, l’emploi du passé simple et les interjections dans la deuxième partie de « Allée du confident » signalent la présence de l’intertexte des Illuminations : « Aussitôt les pierres se gonflèrent à éclater/ Les crottins s’enfuirent/ Les buissonnées s’embrasèrent […] Oh son front sublime de havane fumé/ Oh sa gorge de forge de fée […] ». Or pour Char, Rimbaud « au sortir de l’enfance » est par excellence puissance de refus, capacité de rupture ; il est le « donneur de liberté » selon la belle formule du texte de 1956 179 . Mais c’est aussi parce que l’enfance est souvenir du mal, parce qu’elle est toujours proche de la souffrance qu’elle est accumulation de forces de résistance : « Les poings serrés/ Les dents brisées/ Les larmes aux yeux/ La vie/ M’apostrophant me bousculant et ricanant […] » (« Quatre âges »). L’univers de l’enfance échappe alors à la simplicité d’un idéal nostalgique par la présence continue de la blessure et de la déchirure 180 .

Si l’histoire apparaît dans l’œuvre de Char, c’est donc en raison de la violence de l’événement. Parce que l’histoire est destructrice, elle exige de répondre à la menace qu’elle représente. On peut alors dire qu’elle s’impose comme crise, en un premier sens de ce terme, dès 1937, bien qu’elle soit contrecarrée, dans cette période de l’œuvre, par l’optimiste affirmation d’un « espoir ». À quoi s’ajoute une singularité qui prend toute son ampleur dans Seuls demeurent : l’histoire fait irruption sur fond de devenir personnel. Le collectif tire sa signification de sa confrontation avec une temporalité comprise à l’échelle du sujet.

Notes
175.

Sur le rapport de l’enfance à l’origine et à l’histoire, voir Giorgio Agamben, Enfance et histoire, Paris, Éditions Payot, [1978] 2002, « Temps et histoire. Critique de l’instant et du continu », pp. 159-186.

176.

Voir Hannah Arendt, La Crise de la culture, [1954-1968], Paris, Gallimard, 1972 pour la traduction française, « Le concept d’histoire », pp. 58-120. L’intérêt réciproque de Char et de H. Arendt est souligné dans ce livre par les citations de Char commentées par la philosophe dans sa préface.

177.

Nous soulignons.

178.

Nous soulignons.

179.

Voir le texte « Arthur Rimbaud », dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 733.

180.

Jean-Claude Mathieu a bien mis en évidence « les formes-visions de la déchirure » dans son commentaire de Placard pour un chemin des écoliers : voir René Char, vol. II, op. cit., pp. 15-32.