2. « L’Avant-monde » : Temporalité historique et histoire du sujet

Alors que Dehors la nuit est gouvernée poursuit une forme de relation avec l’époque instaurée dès Le Marteau sans maître, relation fondée sur l’allusion et la dénonciation, L’Avant-monde présente la même caractéristique que la « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers : le recueil fait intervenir une temporalité de type historique liée à une temporalité personnelle. Toutefois, il s’agit moins, comme dans Placard, d’une mise en regard de ces deux temporalités, comme c’est le cas dans Placard,que du progressif envahissement de l’une par l’autre. Placard propose dans sa « Dédicace » une confrontation entre le temps de l’enfance et le présent destructeur. L’enfance du sujet est appelée à soutenir celle des enfants espagnols en s’opposant à la menace de l’histoire. L’ensemble du recueil, placé dans cette perspective par le texte liminaire, fonctionne alors comme une lutte contre la violence historique, manifestée sur un plan collectif dans l’événement de la guerre d’Espagne. L’Avant-monde diffère en partie de ce fonctionnement : s’y trouve intégré et accepté le principe d’une évolution qui suive le cours des événements historiques. Et cette évolution vient se superposer à une évolution personnelle évoquée à plusieurs reprises dans le début de L’Avant-monde. Une temporalité fondée sur la durée domine l’ensemble ; ce qui, dans l’histoire, est de l’ordre de la rupture, tout en étant désigné comme tel, se trouve pris dans un procès, configuré par la composition du recueil. Tout se passe comme si la menace de l’histoire était simultanément reconnue et endiguée par une forme d’écriture qui s’appuie sur les ressorts propres à la temporalité historique, et comme si cette dernière trouvait son fondement dans l’histoire du sujet.

Le poème « Le Bouge de l’historien » figure exemplairement les modalités de cet entrelacs. L’histoire y possède une double valeur : elle est violemment rejetée comme entassement de victimes, mais elle est aussi implicitement affirmée dans le dernier alinéa, qui laisse entendre l’affirmation d’un futur et la possibilité d’un changement dans le cours des choses. Dans ces deux cas, l’histoire intervient en s’inscrivant dans un itinéraire personnel. Le combat « de l’homme en lutte avec sa providence vindicative » (« Jeunesse ») prend en effet les dimensions d’une lutte historique :

‘La pyramide des martyrs obsède la terre.
Onze hivers tu auras renoncé au quantième de l’espérance, à la respiration de ton fer rouge, en d’atroces performances psychiques. Comète tuée net, tu auras barré sanglant la nuit de ton époque. Interdiction de croire tienne cette page d’où tu prenais élan pour te soustraire à la géante torpeur d’épine du Monstre, à son contentieux de massacreurs.
Miroir de la murène ! Miroir du vomito ! Purin d’un feu plat tendu par l’ennemi !
Dure, afin de pouvoir encore mieux aimer un jour ce que tes mains d’autrefois n’avaient fait qu’effleurer sous l’olivier trop jeune.’

Le premier vers, « La pyramide des martyrs obsède la terre », annule d’emblée toute idée d’un sens de l’histoire : un entassement sans raison prend la place du récit des vies de saints dont le martyre possède un sens téléologique dans l’histoire du monde chrétien. Ces martyrs, dont le poids est connoté phonétiquement par la paronomase de « pyramide », ne peuvent que s’ajouter les uns aux autres dans une histoire elle-même frappée par l’immobilisation aussi bien physique que morale suggérée par le verbe « obséder ». S’ils dessinent bien un édifice structuré par sa base et son sommet, la pyramide, un édifice mémorable, ce monument, ironiquement offert à l’historien par le poème, a pour corollaire une paralysie des forces de mouvement qui, à cause de l’horreur de son objet, réduit aux dimensions d’un « bouge » le lieu monumental de la mémoire historique. Si cette première phrase du poème réfère au temps de l’histoire, c’est donc de manière paradoxale. D’un côté, elle récuse l’idée d’un devenir historique qu’elle contredit en opposant à sa traditionnelle linéarité la verticalité de la pyramide. Alors le présent de cette phrase isolée solennellement en tête du poème peut être compris comme un présent non actualisé de vérité générale. D’un autre côté cependant, par le cotexte du recueil, qui fait suivre « Le Bouge de l’historien » d’un poème dont le titre et le sous-titre , « Chant du refus. Début du partisan » réfèrent presque explicitement à la situation de la seconde guerre mondiale, la première phrase du poème peut aussi bien avoir pour référent la situation historique contemporaine de sa rédaction. C’est pourquoi on peut également y déceler l’apparition d’une temporalité historique, collective, surgissant au cœur d’une temporalité individuelle tracée à plusieurs reprises, on le verra, par les poèmes du recueil.

L’isolement de la phrase au début du poème contribue à donner à cette évocation de la temporalité, même paradoxale, de l’histoire, la valeur d’une irruption dans l’histoire du sujet, corroborée par le bouleversement évoqué dans le deuxième alinéa. Cette irruption de l’histoire qui vient barrer le début du poème en affirmant sa propre stagnation est en effet mise en vis-à-vis du temps décompté d’une histoire personnelle : « Onze hivers tu auras renoncé au quantième de l’espérance, à la respiration de ton fer rouge, en d’atroces performances psychiques. » Ces onze hivers correspondent au temps qui sépare l’entrée en écriture, avec Arsenal, de l’entrée en guerre. Le compte du temps n’apparaît donc qu’avec l’évocation d’un temps personnel et non, comme on s’y attendrait, avec le temps chronologique des historiens, qui est ici accumulation indénombrable.

Toutefois ce décompte n’est évoqué que pour souligner l’arrêt brutal qui lui a été imposé : « Comète tuée net, tu auras barré sanglant la nuit de ton époque. » Tout le début du deuxième alinéa donne sur le temps de l’histoire personnelle un point de vue rétrospectif conférant à ce devenir une destination. Le futur antérieur en effet présente comme le bilan d’un parcours une évolution envisagée depuis son terme. L’évocation du temps de l’histoire comme présent qui s’accumule coïncide donc dans le poème avec un geste de périodisation par le sujet de son propre devenir qu’il est ainsi invité à interroger. Le futur antérieur, à valeur aspectuelle d’accompli, est la marque de cette inquiétude qui cherche à donner sens par un regard d’avance rétrospectif. Temps du discours, il suggère en même temps dans cet alinéa l’actualité du regard porté sur soi, l’actualité de la révolution intérieure en train de s’opérer. Tout se passe en effet comme si l’irruption de l’histoire signifiée par la première phrase du poème entraînait comme conséquences à la fois un brutal arrêt du devenir personnel (« comète tuée net ») et une révolution éthique opposant les règles de vie passées à la situation présente du sujet : « Interdiction de croire tienne cette page d’où tu prenais élan pour te soustraire à la géante torpeur d’épine du Monstre, à son contentieux de massacreurs. »

S’il y a crise de l’histoire, c’est alors à un double point de vue. D’une part, l’histoire entasse les martyrs avec une immobilité qui la rapproche de « la géante torpeur d’épine du Monstre » contre laquelle a dû lutter le « je » pendant « onze hivers ». Le même Mal que celui qui a engourdi le sujet assiège le temps de l’histoire. Terrible analogie dont l’évidence provoque déceptions rétrospectives et imprécations : « Miroir de la murène ! Miroir du vomito ! Purin d’un feu plat tendu par l’ennemi ! ». D’autre part, l’histoire est cause d’une crise du devenir personnel signifiée dans l’ensemble du deuxième alinéa et notamment dans sa phrase centrale : « Comète tuée net, tu auras barré sanglant la nuit de ton époque. » Dans cette phrase se trouvent conjoints les deux aspects de cette double crise. On passe des « onze hivers » d’une temporalité à l’échelle du sujet à un point de vue plus vaste, englobant l’époque. Le temps personnel se met à prendre sens dans le contexte du temps historique, et à agir sur lui. L’intrication est en effet plus qu’une mise en relation : la syntaxe de la phrase donne à l’apposition en tête de proposition une valeur de circonstancielle causale ; le devenir du sujet par ses particularités (« comète tuée net ») propulse ce dernier dans le champ du temps de l’époque. Le temps personnel se métamorphose en temps historique. Par la suite, dans l’œuvre, ce sera souvent par le terme d’époque qu’il sera fait référence à ce temps historique. Une continuité nouvelle de l’un à l’autre se lit dans la continuité phonique des dentales, de la première phrase (« Le pyramide des martyrs obsède la terre ») à l’épithète « comète tuée net ».

Malgré la fixité de l’époque (« la pyramide des martyrs »), la fixité du devenir du sujet arrêté net, le poème désigne un futur dans la modalité jussive de la troisième phrase de l’alinéa : « Interdiction de croire tienne cette page d’où tu prenais élan pour te soustraire à la géante torpeur d’épine du Monstre ». Le passé, distinct du présent dans l’opposition entre le subjonctif à valeur jussive et l’imparfait « tu prenais », sert la définition d’une conduite à tenir et ouvre par là un futur proche. Celui-ci apparaît explicitement dans le présent du dernier alinéa : « Dure, afin de pouvoir encore mieux aimer un jour […] ». La dernière phrase du poème réintroduit le devenir temporel nié dans la première phrase et le dynamise par le jeu des adverbes opposant « autrefois » à « un jour ». Le poème poursuit sa définition éthique dont l’impératif est le signe (« dure ») et se concentre sur la dimension du temps personnel (« tes mains d’autrefois ») bien que celui-ci soit lourd de l’événement désigné dans le deuxième alinéa, auquel il répond : l’impératif de durée que s’adresse le sujet réagit à l’arrêt brutal de son devenir (« comète tuée net »), à la déception qui voit dans l’histoire le reflet du mal qu’il a connu. S’il y a crise de l’histoire, le poème la surmonte en lui répondant par la valeur performative des impératifs que s’adresse le sujet à la fin du poème, maintenant ainsi une continuité du devenir personnel et témoignant par là d’un optimisme qui disparaîtra après la guerre.

D’une manière plus générale, c’est l’organisation du recueil dans son ensemble qui situe le temps de l’histoire du sujet par rapport au temps de l’histoire collective, et l’histoire collective par rapport au temps du sujet. Apparaît alors une construction singulière de la temporalité, qui retravaille, tout en les laissant émerger, l’ordre historique et la circonstance de rédaction des poèmes. Le recueil s’articule nettement autour de la césure signifiée par le poème « Le Loriot », c’est-à-dire autour de la date, inscrite en épigraphe, de la déclaration de guerre, le 3 septembre 1939. L’événement historique y est non seulement désigné comme rupture dans l’ordre des choses du monde : « Tout à jamais prit fin », mais partageant deux versants distincts du recueil, il intervient aussi comme rupture dans l’ordre poétique.

Cette rupture est d’abord métaphoriquement figurée par le tranchant du chant de l’oiseau (« L’épée de son chant ferma le lit triste »), métaphore relayée par la figuration visuelle du poème dont les vers sont disposés en ordre décroissant de longueur ; la rupture agit sur l’amplitude du vers, sur le souffle du chant :

« Le Loriot » figure ainsi le retentissement de l’événement historique sur l’écriture poétique elle-même. L’effet de rupture provoqué par ce poème est accentué par le contraste qu’il forme avec le poème qui le précède immédiatement, « Afin qu’il n’y soit rien changé ». L’opposition de thèmes (« qu’il n’y soit rien changé » vs « Tout à jamais prit fin »), et de tons, dramatise le tournant.

« Affectée par l’événement », l’écriture poétique, en retour, réorganise la temporalité historique, la temporalité personnelle et leur rapport, à travers l’ordre de succession des poèmes dans le recueil. L’événement est ainsi présenté dans son retentissement sur l’histoire du sujet, ce qui est peut-être une des conditions pour qu’il y ait événement. Comme l’écrit Didier Alexandre : « L’événement peut être un phénomène naturel, catastrophique ou infime, ou un phénomène socio-historique, qui affecte la collectivité. Mais tant que cet événement ne retentit pas dans le présent d’un sujet et donc tant que le sujet n’en élabore pas la compréhension, il demeure un pur phénomène ». 181 « Le Loriot » lui-même indique la nature du partage qu’il définit dans l’histoire du « je » : « Le loriot entra dans la capitale de l’aube./ L’épée de son chant ferma le lit triste. » Une époque placée sous le signe de l’amour se clôt avec l’entrée en guerre, époque hyperbolisée dans le vers suivant : « Tout à jamais prit fin », où s’entend la radicalité d’un pessimisme, cependant nuancé par la suite du recueil, qui désigne en creux la possibilité d’un après.

C’est à une suite de poèmes consacrés à la femme aimée, désignée métonymiquement par « le chant » et « le lit », que l’événement de la guerre vient en effet mettre fin. Cette unité thématique de la première partie du recueil figure par elle-même une unité de temps dans le devenir du sujet ; le cycle des poèmes d’amour est rapporté à une période singulière de sa vie. Plusieurs poèmes au début de Seuls demeurent thématisent en ce sens la temporalité vécue et y désignent pour le sujet l’avènement d’une nouvelle époque. Le poème « Jeunesse » s’achève sur l’évocation d’une renaissance du sujet, sur l’avènement d’une vita nuova à peu près explicite : « Le chant finit l’exil. La brise des agneaux ramène la vie neuve . » Le début du poème « Anniversaire » mentionne explicitement cette évolution : « Maintenant que tu as uni un printemps sans verglas aux embruns d’un massacre entré dans l’odyssée de sa cendre [… ]. » Or cette évolution, que « Le Loriot » viendra interrompre, est présentée comme « union » de l’avenir proche et du passé. Le devenir du sujet obéit à une logique de l’intégration des forces négatives à la préparation de l’avenir. La positivité obtenue a assimilé et reconnu en elle le négatif, comme le montre à sa manière le troisième alinéa d’« Anniversaire » qui simultanément rapproche, par l’homophonie finale des phrases, et maintient distincts, par la parataxe, les termes de l’évolution du sujet : « Ta bouche crie l’extinction des couteaux respirés. Tes filtres chauds-entrouverts s’élancent aux libertés. » Le cotexte du recueil en effet invite à lire dans ces phrases moins une allusion au contexte historique qu’une évocation du « boucher secret » que le sujet a dû « vaincre » en lui-même (« L’Épi de cristal… »). De même, le poème « Calendrier », dont le titre, à l’instar d’« Anniversaire », renvoie à la construction d’une temporalité, évoque l’articulation d’un passé et d’un présent : « J’ai lié les unes aux autres mes convictions et agrandi ta Présence. J’ai octroyé un cours nouveau à mes jours en les adossant à cette force spacieuse. J’ai congédié la violence qui limitait mon ascendant. » Ici, comme dans d’autres poèmes du début de L’Avant-monde, l’avènement d’une nouvelle époque pour le sujet est fonction d’une relation amoureuse, qui détermine un autre rapport au temps 182 .

Parfois même, alors que s’annonce cette nouvelle période issue d’une révolution aux résonances cosmiques, certains poèmes indiquent chez le sujet le désir de se « soustraire » à toute temporalité, au profit d’une forme de sortie hors du temps : « Nous étions exacts dans l’exceptionnel qui seul sait se soustraire au caractère alternatif du mystère de vivre » (« Envoûtement à la Renardière »). Le temps amoureux, temps de l’envoûtement, est le temps du désir indéfiniment renouvelé, temps d’une exultation aux accents extatiques, figurée par le « moulin à soleil » ou « la grande roue consumable du mouvement ». Ce temps est proche de la temporalité du poème suivant, « Jeunesse », où les fontaines sont caractérisées par l’« enchantement » de leur naissance perpétuelle : « vous vous donnez naissance, otages des oiseaux, fontaines. » Très nettement opposé à la « providence vindicative » qui chez l’homme représente le contraire de cette absolue liberté dans la naissance répétée de soi par soi, le jaillissement continu de la fontaine dans « Jeunesse » est de même nature que le temps du désir d’« Envoûtement ». Comme lui, il a pour particularité de se fonder sur un mouvement de séparation et d’opposition au monde, dont la valeur fondatrice est soulignée par la préposition et le complément à l’attaque du poème, « Loin de l’embuscade des tuiles et de l’aumône des calvaires […]». Le titre initial de ce poème, « Arcadie » 183 , va dans le sens de cet écart : c’est de son opposition à une réalité rejetée que le temps non linéaire des fontaines, temps fondé sur une naissance continue, tire sa signification. De même, le temps d’exception d’« Envoûtement à la Renardière », cette sortie hors du temps de la vie (« se soustraire au caractère alternatif du mystère de vivre »), et cette dépossession de soi (« entièrement inconnu de moi-même »), auxquelles correspond la forme du « Chant », est dans la fin de ce poème nettement distingué d’un autre temps, celui que désigne dans son préfixe le verbe « survivre », temps caractérisé par son altérité, temps auquel a échappé momentanément le sujet sous la forme « du plus éloigné » de ses « sosies » : « Mais ai-je qualité pour m’imposer de vous survivre, moi qui dans ce Chant de Vous me considère comme le plus éloigné de mes sosies ? » Un partage du sujet apparaît ici, distinct de l’avènement d’un cours nouveau affirmé par ailleurs dans les poèmes de cette section. Le chant amoureux, auquel correspond un temps d’exception, se trouve alors en relation antithétique avec un autre temps du sujet, celui de la « lèpre infaillible des monstres » (« Envoûtement) ».

Dans une version manuscrite de ce poème, une phrase était ajoutée dans l’alinéa final : « [Pour durer et se suffire la tyrannie autour de nous <brûle→ fracasse→ moleste> ses propres cercueils]. Mais ai-je qualité pour [la] <combattre→ détruire→ abattre→ interdire→ m’imposer de vous survivre> […] »

184 . L’opposition entre le hors temps de l’amour et le temps des « monstres » est étroitement liée dans ce manuscrit à la circonstance historique (« la tyrannie autour de nous ») : la division du sujet est à mettre au compte de l’histoire. Ce poème confirme le partage entre un sujet que l’on pourrait appeler lyrique en raison du chant amoureux et un sujet engagé dans l’histoire. Mais la place d’un tel poème au milieu de la première section de L’Avant-monde, contraire à la logique de division du recueil de part et d’autre du « Loriot », ne laisse pas de surprendre.

De tous les poèmes précédant « Le Loriot », « Envoûtement à la Renardière » est le seul qui ait été écrit en 1941, la date de composition du reste de cette partie s’échelonnant entre 1938 et 1939. La version manuscrite d’« Envoûtement » garde la trace de ce contexte historique, et la version finale, si elle efface les traces explicites de la circonstance, signale cependant, par le partage temporel qu’elle met en œuvre entre le temps de l’amour et celui de « la lèpre des monstres », sa singularité dans l’ensemble de poèmes où elle s’insère. En effet, le premier état du recueil, alors intitulé Les loyaux adversaires, daté de 1939, suivait de près l’ordre chronologique de composition des poèmes. Il a été ensuite profondément remanié, mais a maintenu une distinction entre deux grandes sections de part et d’autre du « Loriot », qui correspondent globalement à deux ensembles de rédaction, l’un daté de 1938-1939 et l’autre de 1941-1942. Tout autant que la force de rupture du « Loriot », cette organisation confirme la singularité de la place attribuée à « Envoûtement à la Renardière ». Rejeter avant la déclaration de guerre l’expérience d’un temps d’exception ou d’une sortie hors du temps, c’est une manière d’accentuer la rupture opérée par l’événement historique. C’est également une façon de souligner l’un des propos du recueil, l’acceptation d’une temporalité historique, la décision de s’engager dans l’histoire. Car cette place donnée au poème au début du recueil désigne aussi la place attribuée à la tentation de « trouver refuge » loin du présent monstrueux qui divise le sujet. Le désir d’une « innocence », d’une « insouciance merveilleuse » 185 qui permettrait de se soustraire au temps, d’« éliminer » la mémoire (« Médaillon ») et, dans « l’amour absolu », délié, de se détacher de l’histoire, n’a peut-être plus sa place dans le recueil après l’irruption de l’histoire que figure la déclaration de guerre 186 .

On trouverait enfin, avec le poème « Anniversaire », un exemple significatif de cette refiguration temporelle dans la composition du recueil et de l’autonomisation qu’elle implique à l’égard de la circonstance de rédaction. Comme le précise Jean-Claude Mathieu 187 , un fragment de ce poème, « la fureur blanche », provient du texte consacré à Picasso, « Mille planches de salut ». Ce dernier texte, recueilli dans Recherche de la base et du sommet, annonce les horreurs de la guerre, prévoyant en mars 1939 « les situations infernales au sein desquelles nous serons bientôt plongés. » En passant de l’un à l’autre texte, le syntagme « fureur blanche » prend une référence moins précise que dans « Mille planches de salut », puisque le poème « Anniversaire » ne spécifie pas l’agent de la violence évoquée :

‘Maintenant que tu as uni un printemps sans verglas aux embruns d’un massacre entré dans l’odyssée de sa cendre, fauche la moisson accumulée à l’horizon peu sûr, restitue-la aux espoirs qui l’entourèrent à sa naissance.
Que le jour te maintienne sur l’enclume de sa fureur blanche !
Ta bouche crie l’extinction des couteaux respirés. […]’

L’article des substantifs « massacre » et « couteaux respirés » maintient l’ambiguïté d’une extensité maximale (les couteaux) ou d’un référent non identifié (un massacre). Par le cotexte, le « tu » du poème serait le plus indiqué pour leur donner un déterminant, en l’absence de sujet collectif explicite. De l’un à l’autre texte la « fureur blanche » réfère moins clairement au contexte historique pour prendre sens dans le discours du sujet sur lui-même.

D’une manière générale, le fond de violence sur lequel sont écrits certains poèmes du début du recueil, corrélé à une énonciation personnelle et à un temps du passé, est à rapporter à l’histoire du sujet, alors que, en raison de leur époque de rédaction, ou encore de leur place juste avant le poème de la déclaration de guerre, « Le Loriot », on attendrait comme référence à cette violence la montée du nazisme et les signes avant-coureurs de la guerre. Sans doute la violence historique affleure-t-elle, mais la lettre des textes distingue nettement entre la violence évoquée dans des récits au passé et à la première personne, et la violence de l’événement historique qui vient clore – ou interrompre – le cycle des poèmes du souvenir et de la femme aimée.

L’ensemble formé par L’Avant-monde désigne donc bien en son cœur la crise de l’histoire que représente l’entrée en guerre, mais il la maintient à distance par sa manière d’organiser la succession des poèmes et de leur attribuer une référence distincte des circonstances de rédaction.

Les poèmes qui succèdent au « Loriot » se répartissent en deux grands ensembles, dont la différence spécifique et l’ordre de succession produisent un effet de retardement : l’intervention de l’histoire dans la vie du sujet et du sujet dans l’histoire n’est thématisée et mise en œuvre que dans les derniers poèmes du recueil, contrairement à l’attente provoquée par « Le Loriot ». Comment faut-il comprendre ce décalage ?

Seul le premier poème, « Éléments », confirme cette attente. Par son épigraphe, qui le date, « Éléments » semble engager la suite du recueil dans une succession qui serait rythmée par les épisodes de la guerre. Juste après l’épigraphe du « Loriot », « 3 septembre 1939 », celle d’« Éléments », « Au souvenir de Roger Bonon, tué en mai 1940 (mer du Nord) », ébauche un ordre de succession chronologique entre les poèmes. Notons que cet ordre, loin de suivre l’ordre de l’écriture, est un effet de l’organisation du recueil postérieure à la rédaction du poème, puisque celui-ci, écrit en 1938, ne reçoit son épigraphe et sa place qu’au moment de la composition de l’ensemble. Une volonté de relier l’écriture poétique à l’événement historique semble donc l’emporter sur tout autre principe de succession. Cette logique annoncée est toutefois démentie dès les poèmes suivants dont la référence à la guerre est beaucoup plus indirecte, et parfois absente. Trois poèmes du désir et de l’amour, « Force clémente », « Léonides » et « Fenaison », renouent avec le cycle amoureux de la première partie du recueil et viennent bouleverser le partage observé à plus grande échelle entre les poèmes qui précèdent et ceux qui suivent l’entrée en guerre. « L’Absent », « L’Épi de cristal… » et « Louis Curel de la Sorgue », ensuite, dressent trois portraits exemplaires dont le cadre est celui d’un échange atemporel de l’être et du lieu, beaucoup plus qu’un univers référentiel aux coordonnées strictement déterminées.

Au moment même où l’écriture désigne par « Le Loriot » la puissance d’irruption de l’histoire, l’organisation du recueil vient faire contrepoids à cette trop grande proximité de l’événement en détachant les poèmes de la circonstance. Le recueil ne suit pas strictement le cours des événements ; la rupture qu’est l’entrée en guerre n’implique aucun bouleversement nécessaire et immédiat de l’écriture et des thèmes du recueil. Dans une certaine mesure, l’événement historique est intégré à une unité, celle qu’implique la simple forme du recueil ; et autant l’entrée en guerre partage, à grande échelle, le recueil en deux parties, autant l’unité formée par le recueil de poèmes vient contenir, réciproquement, les forces désorganisatrices de l’histoire et leurs conséquences sur l’écriture poétique. Cette distance recherchée entre l’écriture et l’histoire est caractéristique de cette période de l’œuvre de Char et s’affirme avec netteté dans Partage formel. Il s’agit, au moment de l’envahissement de plus en plus irrépressible du mal historique, de tenir conjointement l’affirmation d’une responsabilité de la poésie face à l’histoire et celle d’une nécessaire autonomie de l’écriture. Ce double mouvement de détachement et d’engagement est précisément ce qui distingue Seuls demeurent de Feuillets d’Hypnos, où l’extrême proximité de l’histoire modifie en profondeur les rapports de l’écriture et de l’événement. À cet égard, la place du « Visage nuptial » dans Seuls demeurent est particulièrement significative. Écrit entre l’été et l’automne 1938 188 , ce long poème, qui constitue, avec trois autres poèmes, la section du même nom, est inséré entre L’Avant-monde et Partage formel, suivant une organisation qui ne dépend donc pas des dates de rédaction. La succession des sections de Seuls demeurent prend ainsi de la distance à l’égard des circonstances historiques ou, du moins, en infléchit la signification. Car placer Le Visage nuptial après L’Avant-monde, c’est aussi placer l’avènement amoureux à l’issue du combat dans l’histoire et de « La Liberté » mentionnée dans le dernier poème. C’est ainsi signaler la possibilité, après elle, d’un temps autre, et donner, du même coup, une place limitée au temps de l’histoire. Les premiers vers du Visage nuptial disent bien le passage d’un temps à un autre par le congé sur lequel ils s’ouvrent :

‘À présent disparais, mon escorte, debout dans la distance ;
La douceur du nombre vient de se détruire.
Congé à vous, mes alliés, mes violents, mes indices.
Tout vous entraîne, tristesse obséquieuse.
J’aime.’

Placé au début de Seuls demeurent, ce congé aurait pris une autre signification : il serait venu s’inscrire dans le récit de la « renaissance » du sujet que retracent les poèmes de la première section : « Ceinture de vapeur, multitude assouplie, diviseurs de la crainte, touchez ma renaissance. » (« Le Visage nuptial »). Placé après L’Avant-monde, Le Visage nuptial affirme à la fois une relèvement par l’amour (« La Femme respire, l’Homme se tient debout ») succédant à l’engagement dans l’histoire, et une indépendance complète du temps de l’amour à l’égard des circonstances, puisque celles-ci continuent d’oppresser le sujet comme le rappelle la présence peu après de Feuillets d’Hypnos.

Les poèmes de Seuls demeurent qui font immédiatement suite au « Loriot », bien que détachés du contexte, laissent entrevoir toutefois quelques indices d’un lien du poème à la situation de la guerre. Sans être en contradiction avec le détachement analysé ci-dessus, ces indices signalent que, du poème à la circonstance, Char ne fige pas les rapports mais leur laisse du jeu. À la différence des textes du début du recueil, l’amour et le désir, après « Le Loriot », sont marqués d’incomplétude. La solitude de « Force clémente » (« Ce soir, la grande roue errante si grave du désir peut bien être de moi seul visible… ») conduit le sujet, loin de « l’exceptionnel » du temps amoureux des premiers poèmes, à une interrogation pleine d’incertitude : « Ferai-je ailleurs jamais naufrage ? » Mêmes incertitudes dans « Léonides », poème traversé de deux forces contradictoires, une force d’affirmation qui l’emporte, à la fin du poème, dans l’assertion de la dernière phrase : « Ma femme faite pour atteindre la rencontre du présent », mais qui a dû affronter et surmonter une double interrogation initiale : « Es-tu ma femme ? Ma femme faite pour atteindre la rencontre du présent ? » De même, il a fallu se dégager du « combat » et, avant ce dernier, de l’hypnose, par laquelle Char commence à désigner le climat de l’époque : « L’hypnose du phénix convoite ta jeunesse. La pierre des heures l’investit de son lierre. » Enfin, « Fenaison » atténue l’optimisme final par le ton de regret perceptible dans l’alinéa précédent : « Ô nuit, je n’ai pu traduire en galaxie son Apparition que j’épousai étroitement dans les temps purs de la fugue ! Cette Sœur immédiate tournait le cœur du jour. » Simultanément, la place donnée à la femme aimée par rapport à l’histoire évolue au cours du recueil. Alors que la femme se situait dans une relation antithétique avec le temps historique au début de L’Avant-monde, l’avant-dernier poème, « Hommage et famine », n’oppose plus la relation amoureuse au combat dans l’histoire, mais les associe dans une même prière, où l’« adoration » de la femme aimée devient la fin ultime de l’engagement du poète dans l’histoire : « […] Femme qui dormez dans le pollen des fleurs, déposez sur son orgueil votre givre de médium illimité, afin qu’il demeure jusqu’à la bruyère d’ossements l’homme qui pour mieux vous adorer reculait indéfiniment en vous la diane de sa naissance, la poing de sa douleur, l’horizon de sa victoire. »

Enfin, les trois portraits de « L’Absent », « L’Épi de cristal égrène dans les herbes sa moisson transparente » et « Louis Curel de la Sorgue », ne sont pas, eux non plus, sans tension avec le moment historique. Ils sont à la fois détachés de toute référence à l’époque, et simultanément, possèdent un certain nombre d’éléments facilement assignables au contexte. Telle est l’ambiguïté, intéressante parce que non résolue, de la référence dans ces poèmes : explicitement détachés de toute circonstance historique, ils construisent cependant un univers de référence qui, dans sa plus grande généralité, est en même temps potentiellement identifiable avec le contexte de la guerre. Ainsi le personnage de « L’Absent », « ce frère brutal, mais dont la parole était sûre, patient au sacrifice, diamant et sanglier, ingénieux et secourable », peut aisément, au moment de l’entrée en résistance, en 1941, figurer le compagnon, « le compère indélébile », le réfractaire sur qui compter dans le combat. « Louis Curel de la Sorgue », identiquement, incarne le modèle de l’homme « à présent debout », de l’homme qui sait vaincre le mal « cancéreux qui résiste ». Il n’y a pas loin de cette description à celle de la lutte contre le mal nazi : « Courbé, tu observes aujourd’hui l’agonie du persécuteur qui arracha à l’aimant de la terre la cruauté d’innombrables fourmis pour la jeter en millions de meurtriers contre les tiens et ton espoir. Écrase donc encore une fois cet œuf cancéreux qui résiste… » 189 . Enfin, le personnage de « L’Épi de cristal » peut aussi bien être une figure du sujet lui-même, ce « donneur de liberté [qui] s’apprêtait à disparaître, à se confondre avec d’autres naissances, une nouvelle fois » : cette image de la disparition est précisément celle du poète que figurent les derniers poèmes, tout comme la lutte contre les monstres personnels, ici développée dans le deuxième alinéa, définit aussi le sujet dans « Le Bouge de l’historien ». De même que le sujet a dû se « soustraire à la géante torpeur d’épine du Monstre, à son contentieux de massacreurs » (« Le Bouge »), de même le « donneur de liberté » de « L’Épi de cristal » dit « quel boucher secret il avait dû vaincre pour acquérir à ses yeux la tolérance de son semblable. »

L’organisation du recueil construit ainsi une temporalité spécifique en détachant dans une certaine mesure le poème de la circonstance et en maintenant, malgré l’oppression de l’histoire, une part d’autonomie par rapport à l’actualité.

La troisième et dernière partie du recueil accomplit à la fois l’engagement du sujet et le consentement de celui-ci à l’histoire. Face à l’irruption de l’histoire collective dans l’histoire personnelle, la plupart des poèmes de la fin du recueil décrivent et réalisent, chacun d’une manière spécifique, une mutation qui inverse la force d’interruption de l’événement historique, et relance un mouvement en avant désormais assumé par le sujet. L’histoire, d’abord rupture dans l’histoire personnelle, provoque par contrecoup une métamorphose du sujet qui déclare son assentiment à l’histoire collective dans laquelle il s’engage. La rupture créée par l’événement historique, la menace d’anéantissement qu’il représente (« Tout à jamais prit fin »), est ainsi contrecarrée par la poursuite d’une temporalité elle-même historique : il s’agit d’affirmer un avenir qui sera le résultat d’un engagement dans l’histoire collective, dans l’action des hommes. Une telle affirmation est un tournant majeur dans l’œuvre de Char si l’on veut bien se souvenir du rejet auquel l’histoire donne lieu dans les premiers recueils du poète. L’après-guerre qui, de nouveau, mais pour d’autres raisons, se caractérise par le violent refus de toute poursuite de l’action dans l’histoire, constitue, on le verra, un second tournant décisif dans la poésie de Char.

Cette métamorphose du sujet se présente d’abord comme un des thèmes des poèmes ; on trouve le terme d’« engagement » lui-même dans cette phrase d’« Éléments » où il s’associe aux idées de responsabilité, de contrat moral, et de promesse d’action : « la vulnérabilité qui ose se découvrir nous engage étroitement. » Mais cette transformation du « je » se définit plus encore par un changement énonciatif, correspondant à une présence plus marquée du sujet dans son énoncé : la décision de consentir à l’histoire est soulignée par une rupture énonciative qui signale la mutation du sujet lui-même. Cette rupture peut se manifester par un changement d’allocutaire, comme dans « Vivre avec de tels hommes », où l’instant de mutation est en outre signalé typographiquement par une ligne en pointillés :

‘[…] Aile double des cris d’un million de crimes se levant soudain dans des yeux jadis négligents, montrez-nous vos desseins et cette large abdication du remords !’ ‘ Montre-toi ; nous n’en avions jamais fini avec le sublime bien-être des très maigres hirondelles. […] 190

L’injonction en fin de poème faisant suite à une première partie narrative est une autre manière de réaliser la transformation du sujet. Ainsi dans « Le Bouge de l’historien » : le dernier alinéa à l’impératif accomplit l’engagement du sujet dans une temporalité ouverte sur un avenir indéfini (« un jour »), après un alinéa envisageant la durée d’une histoire personnelle avec la valeur d’accompli du temps composé (le futur antérieur) :

‘[…] Onze hivers tu auras renoncé au quantième de l’espérance, à la respiration de ton fer rouge, en d’atroces performances psychiques. […]
Dure, afin de pouvoir encore mieux aimer un jour ce que tes mains d’autrefois n’avaient fait qu’effleurer sous l’olivier trop jeune. ’

Parfois le poème décrit dès le début la mutation du « poète », comme dans « Chant du refus. Début du partisan » : « Le poète est retourné pour de longues années dans le néant du père » ; le dernier alinéa anticipe alors, sur un mode injonctif, les résultats attendus de cette mutation : « Ah ! beauté et vérité fassent que vous soyez présents nombreux aux salves de la délivrance ! » La transformation du sujet conduit, comme dans la première section du recueil, à envisager dans leur implication réciproque l’avènement d’une nouvelle période de temps et un bouleversement vécu à l’échelle d’une histoire personnelle. La fin des deux poèmes qui suivent « Chant du refus » se caractérise précisément par la construction conjointe d’une nouvelle identité de l’énonciateur et d’une nouvelle chronographie soulignée par l’adverbe temporel : « Je suis aujourd’hui pareil à un chien enragé enchaîné à un arbre plein de rires et de feuilles » (« Carte du 8 novembre »). Bouleversement semblable dans « Plissement », où l’on remarque en outre l’emploi d’un infinitif (« s’exprimer ») qui, par l’indétermination du support actant propre à ce mode, élargit le nombre de sujets parlants virtuels : « Le sabre bubonique tombe des mains du Monstre au terme de l’exode du temps de s’exprimer. » Ainsi le discours du poème institue-t-il à la fin du recueil une corrélation entre une époque nouvelle et la nécessité d’une parole elle-même nouvelle et collective ; le « je » s’élargit au « nous » : « (Il faisait nuit. Nous nous étions serrés sous le grand chêne de larmes. Le grillon chanta. Comment savait-il, solitaire, que la terre n’allait pas mourir, que nous, les enfants sans clarté, allions bientôt parler ?) » (« Hommage et famine »).

Cette mutation du sujet, qui s’affirme responsable devant l’histoire, répond de lui-même dans une énonciation qu’il prend en charge, et se lie par une perspective d’action, conduit à ce qu’on peut ainsi appeler son engagement dans l’histoire. Or, cette transformation du sujet est elle-même ce qui rend possible l’inscription dans les poèmes d’une temporalité historique. Cette dernière s’appuie en effet sur l’élaboration, tout au long du recueil, d’une histoire personnelle fondée sur une forme narrative que L’Avant-monde met en œuvre à de nombreuses reprises – fait nouveau, à cette échelle, dans l’œuvre de Char. Alors que les recueils précédents multiplient les forces de rupture et d’abstraction de l’écriture, dans une relation d’ailleurs polémique avec leur réception par le lecteur, L’Avant-monde introduit dans les poèmes une trame narrative qui, selon les termes de Jean-Claude Mathieu, « déploie le devenir d’un être » 191 . À partir de cette forme narrative initiale, qui n’est pas toujours récit de soi, mais s’attache également à quelques figures exemplaires pour le sujet, comme « L’Absent », ou encore « Louis Curel de la Sorgue », s’ébauche, le plus souvent suggéré à l’horizon du poème, un avenir collectif et, par là, une temporalité historique. Les dernières phrases ou le dernier alinéa de plusieurs poèmes évoquent ainsi une forme de préparation de l’avenir s’appuyant sur une action conduite au présent. Plusieurs fois un verbe au présent désigne pour le sujet un changement d’état ou de nouvelles dispositions, des préparatifs orientés vers l’action à mener et ce qui en est attendu. Ainsi de « Chant du refus » dont les deux alinéas s’articulent selon un lien à la fois chronologique et causal : « Le poète est retourné pour de longues années dans le néant du père. […]/ Ah ! beauté et vérité fassent que vous soyez présents nombreux aux salves de la délivrance ! » Même constat d’un présent destiné à servir l’avenir dans « Plissement » : « Vers ta frontière, ô vie humiliée, je marche maintenant au pas des certitudes, averti que la vérité ne précède pas obligatoirement l’action. » Parfois cette préparation de l’avenir se fait dans des phrases dont le ton prophétique et l’ampleur oratoire sont à la mesure du désir performatif :

‘J’entrevois le jour où quelques hommes qui ne se croiront pas généreux et acquittés parce qu’ils auront réussi à chasser l’accablement et la soumission au mal des abords de leurs semblables en même temps qu’ils auront atteint et maîtrisé les puissances de chantage qui de toutes parts les bravaient, j’entrevois le jour où quelques hommes entreprendront sans ruse le voyage de l’énergie de l’univers. » (« Éléments »)’

Ici, la complexité de la syntaxe connote la complexité des obstacles qui empêchent l’action ou en travestissent la signification, détours d’une « ruse » qui pèse sur le dégagement de « l’énergie », la force d’affirmation de ces «grands navigateurs » nietzschéens 192 . On peut voir, dans un poème comme celui-ci, à quel point l’avenir collectif, le temps de l’histoire, se fonde sur la puissance d’affirmation du sujet, que l’énonciation ait simplement la forme d’un souhait pour l’avenir ou bien s’apparente à un discours prophétique 193 .

Une telle corrélation entre l’apparition d’une temporalité historique dans les poèmes et l’engagement du sujet dans son énoncé n’est pas sans évoquer la force et la présence du locuteur dans Les Châtiments, référence incontournable de toute poésie politique pour un auteur du XXe siècle. L’articulation de l’énonciation et de l’histoire s’y fait d’une manière singulière, comme le souligne Henri Meschonnic : « La puissance de l’énonciation, l’énonciation comme puissance, me semble l’aspect langage, l’aspect écriture d’une théorie de l’histoire, chez Hugo : une identification totale du sujet de l’histoire à l’individu. Des individus. Comme si l’histoire (l’événement) était une émission de vie, d’action individuelle, comme l’acte de prendre la plume ou la parole. » 194 S’il y a chez Char également une indiscutable articulation entre la conception de l’histoire et la puissance d’énonciation de l’écriture poétique, par quoi il se rapproche des Châtiments, auquel la fin du poème « 1939. Par la bouche de l’engoulevent » fait discrètement allusion (« Châtiments ! Châtiments ! »), remarquons toutefois que les poèmes de Seuls demeurent, très différents en cela des prises à partie des recueils précédents, décrivent souvent aussi la nécessaire disparition du sujet qu’entraîne paradoxalement son engagement. De même, dans « Chant du refus. Début du partisan », se trouvent associées l’affirmation de l’avenir, de la préparation de cet avenir, et la disparition du poète :

‘Le poète est retourné pour de longues années dans le néant du père. Ne l’appelez pas, vous tous qui l’aimez. S’il vous semble que l’hirondelle n’a plus de miroir sur terre, oubliez ce bonheur. Celui qui panifiait la souffrance n’est pas visible dans sa léthargie rougeoyante.’

C’est que l’engagement de Char dans l’histoire ne peut pas avoir l’évidence qu’il avait pour Hugo. L’histoire pour Char reste foncièrement suspecte : elle est du côté de la création et de la transmission, de l’engendrement (le « père ») et de l’enfantement (la « délivrance »), c’est-à-dire également, du « néant », selon une logique qui était apparue dans les recueils précédents. Disparaissant, le sujet signale l’impossibilité d’une acceptation pleine et univoque de la temporalité historique, bien qu’elle soit l’objet d’une affirmation nécessaire.

L’histoire, « pyramide » devenue « bouge », a beau se voir destituée de son prestige, la thématisation du temps dans le recueil aussi bien que la manière dont la construction de ce dernier le configure montrent toutefois que la notion même d’histoire n’est pas foncièrement remise en cause, à la différence de ce qui se passera juste après la guerre. Le recueil donne au temps une direction, et une signification, deux conditions nécessaires à la définition du temps historique. La conception dominante du temps telle qu’elle est notamment présupposée par l’ordre des poèmes est celle d’un temps linéaire. Le poème « La Liberté » tire sa signification de sa place à la fin du recueil, et désignant le terme d’un parcours, il appelle en écho les poèmes du recueil par rapport auxquels la venue de la liberté fait sens, « Le Loriot », « Éléments », « Louis Curel de La Sorgue », « 1939. Par la bouche de l’engoulevent », « Chant du refus. Début du partisan », et « Carte du 8 novembre » notamment.

L’articulation du présent et de l’avenir, selon une relation qui fait servir l’un à la préparation de l’autre, reste toutefois à nuancer. Ainsi, il est significatif que le dernier poème du recueil, « La Liberté », soit entièrement écrit au passé alors même qu’on pourrait le prendre pour une annonce, au cœur de la guerre, de la liberté à venir. Ici encore l’écriture prend soin de détacher le poème de la circonstance, tout en maintenant, en même temps, la possibilité qu’il s’y réfère. Écrit au passé, « La Liberté » évoque la guerre et aussi, bien plus qu’elle. Avec une valeur proche de celle du futur antérieur, le passé du poème, conjugué à la tension vers le futur qui résulte du contexte du recueil, fonctionne à la fois comme obtention anticipée de ce qui est désiré, et comme récit repoussé dans un passé indéfini par la valeur du passé simple (« elle passa les grèves machinales ; elle passa les cimes éventrées »), détaché du présent de l’énonciation, et pouvant par là avoir le statut d’un modèle idéal de l’action, atemporel et transposable dans diverses circonstances. Cette double fonction est quasiment explicite dans le premier alinéa qui détache l’avènement de la liberté de toute temporalité précisément définie : « Elle est venue par cette ligne blanche pouvant tout aussi bien signifier l’issue de l’aube que le bougeoir du crépuscule. »

L’attente d’une « justice » de l’histoire, perceptible dans certains poèmes du recueil, témoigne quant à elle de la permanence de traits essentiels à la conception traditionnelle de l’histoire. Si l’idée de progrès est bien ruinée par l’image de la pyramide dans le poème « Le Bouge de l’historien », l’idée d’histoire n’est pas complètement abandonnée pour autant. Le poème le plus significatif à cet égard est « 1939. Par la bouche de l’engoulevent ». Publié d’abord en 1939 dans la revue Cahiers d’art, ce poème tire une partie de sa signification de sa place vers la fin de L’Avant-monde, après « Le Loriot », et un peu avant « Carte du 8 novembre », dont la note de l’édition des Œuvres complètes dans la collection de la « Bibliothèque de la Pléiade », inspirée par René Char, indique que la date du « 8 novembre » réfère au débarquement allié en Afrique du Nord en 1942. Avec cette date mentionnée en tête, il fonctionne comme un rappel au cœur de la guerre d’un avertissement prémonitoire, lancé à son commencement en 1939, dans le poème « 1939. Par la bouche de l’engoulevent », qui désignait l’indifférence à l’égard de la guerre d’Espagne comme une faute appelant sa punition : « Enfants […] de vous l’étranger se détourne, se détourne de votre sang martyrisé, se détourne de cette eau trop pure […]./ Châtiments ! Châtiments ! » À cette place de L’Avant-monde, les « châtiments » appelés contre la trahison de « l’étranger » désignent aussi la situation d’horreur imposée par la guerre (« aile double des cris d’un millions de crimes se levant soudain dans des yeux jadis négligents » (« Vivre avec de tels hommes »)). La guerre elle-même apparaît dès lors comme la conséquence d’une justice de l’histoire. On est ici au plus près de la signification historique des Châtiments de Victor Hugo : du crime du « Deux-décembre » aux « Temps futurs » en passant par « L’Expiation », la logique de l’organisation du recueil hugolien donne à l’histoire une signification très précisément inspirée du livre de l’histoire et de la vocation du Peuple élu. Comme le signale Jacques Seebacher dans son introduction aux Châtiments 195 , le sens du recueil de Hugo s’éclaire en particulier de la spécificité du prophétisme biblique, moins soucieux de dire l’avenir que de « disséquer l’instant », de dégager le sens de l’événement. De même que « le châtiment de Babel n’est autre que l’événement même, technologique et linguistique », de même « la punition de Louis-Napoléon Bonaparte comme de Napoléon Ier n’est pas autre chose que d’être ce qu’ils sont » : le châtiment que signifie l’événement était contenu dans le crime, comme le dit bien le terme hébreu utilisé par Caïn condamné pour le meurtre de son frère, terme qui signifie en même temps [crime – châtiment] 196 . Cet horizon biblique, horizon d’un sens donné à l’histoire et, plus particulièrement, à l’événement de la guerre comme « crime – châtiment », est indirectement présent dans la fin de ce poème de Char.

L’événement historique dans L’Avant-monde, l’entrée en guerre, est donc montré comme une rupture, thématiquement, formellement et par la construction du recueil. Pour autant, on ne peut entièrement parler de « crise de l’histoire », ni de crise causée par l’histoire ni de crise affectant la nature même de l’histoire, selon les deux sens du génitif. La forme et la présence de l’histoire sont plus complexes. L’entrée en guerre, date pivot dans le recueil, est dans un premier temps séparée de ses conséquences, tant sur un plan thématique que poétique, dans la seconde partie de L’Avant-monde, qui pourtant devrait correspondre au début du conflit. Les poèmes les plus explicites quant à la violence de la guerre, comme « Vivre avec de tels hommes » ou « Le Bouge de l’historien », intègrent cette irruption de l’histoire dans la continuité du temps personnel : ces deux poèmes confient chacun à l’alinéa final la charge de relancer, dans la sphère du « tu », le mouvement du devenir que pourrait avoir stoppé l’irruption de la guerre 197 . Enfin, la conception du temps donnée dans l’organisation du recueil ne met pas en cause la nature de la temporalité présupposée par l’histoire en son sens traditionnel. La menace de la crise est par là comme contenue, l’hypnose de « Léonides » est contrariée par la force prospective du sujet.

Cependant, formant contraste avec l’affirmation de la nécessité d’une temporalité historique, formant contraste aussi avec le rapport heureux aux « temps purs de la fugue » de « Fenaison », ou celui, aux connotations mystiques, de « L’Épi de cristal », apparaît par endroits, dans Seuls demeurent, une thématique du temps comme ennemi. Virulente dans « Louis Curel de La Sorgue », la dénonciation du temps comme « arme des maîtres » annonce le rapport au temps de Feuillets d’Hypnos.

Notes
181.

Didier Alexandre, « Le parfait de l’événement », in Que se passe-t-il ? Événements, sciences humaines et littérature, textes réunis par Didier Alexandre, Madeleine Frédéric, Sabrina Parent et Michèle Touret, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, pp. 177-197.

182.

La puissance de rupture, et de commencement, de la section Le Visage nuptial, placée juste après L’Avant-monde, s’appuie elle aussi sur la force de l’amour. Parmi plusieurs exemples significatifs, on peut citer ces vers d’« Évadné » : « Notre rareté commençait un règne/ […] C’était au début d’adorables années/ La terre nous aimait un peu je me souviens », où la force d’affirmation du « nous » amoureux a pour conséquence de rompre l’ordre du temps et de fonder un nouveau « règne ».

183.

Variante donnée par Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, section « Annexe », p. 325.

184.

Variante donnée par Jean-Claude Mathieu, ibid.

185.

Variante d’« Envoûtement à la Renardière », voir Jean-Claude Mathieu, ibid.

186.

L’amour n’est pas présenté dans cette section du recueil comme un contre-pouvoir, alors que d’autres textes le présenteront comme tel. Reprenant son propos sur Picasso trente ans après, Char ajoute en 1969 dans « Mille planches de salut » cette réflexion : « Trente ans ! Picasso a depuis lors quitté plusieurs planètes après les avoir équipées et réchauffées à ras bord. C’est le désir contre le pouvoir, désir qui toujours prévaut et prévaudra chez ce meurtrier admirable ; car il porte conjoints la fureur et l’amour, non fonction et fonction ». Cette phrase fait certes écho aux derniers mots du texte de 1939 : « Ô cher Picasso, Don Giovanni ! », mais dans ce premier texte, « la fureur et l’amour », le désir et la lutte contre le « pouvoir totalitaire », sont au contraire disjoints et pensés en termes d’exclusivité : « dans l’hypnose de Paris », il s’agit de « se dégager sans faiblir des sommations », et de « reprendre un moment la vie commune avec nos Mélusines […] » (Œuvres complètes, op. cit., p. 700. Nous soulignons).

187.

Op. cit., p. 92.

188.

Poème daté dans une lettre à Gilbert Lely, citée par Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 81, note 170.

189.

Un bel article de Jean-Claude Mathieu analyse dans le détail le portrait de Louis Curel dans ce poème : « Une force qui avait l’air d’un iris », in Autour de René Char. Fureur et mystère. Les Matinaux, textes recueillis et présentés par Didier Alexandre, Paris, PENS, 1991, pp. 51-59.

190.

Nous soulignons.

191.

Op. cit., vol. II, p. 122.

192.

L’expression désigne les « premiers maîtres » de la philosophie grecque dans le livre de Nietzsche, La Naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1938, traduit de l’allemand par Geneviève Bianquis, p. 27.

193.

L’articulation du singulier et du collectif dans le prophétique est mise en évidence par Henri Meschonnic dans son commentaire des Châtiments de Victor Hugo : « L’énonciation prophétique est une énonciation qui s’identifie à l’action collective, et y appelle, qui s’identifie à la collectivité dans le malheur. […] Le destinataire de cette énonciation est alors double, il est l’action collective, il est la transformation même de sa propre énonciation, de subjective en collective. » (« Poétique politique dans Châtiments », in Pour la poétique IV. Écrire Hugo, vol. I, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1977, p. 212). Cette analyse, si on la rapporte à Seuls demeurent, éclaire singulièrement les transformations de l’énonciation et leur conséquence sur le statut de l’histoire dans le recueil de Char.

194.

Henri Meschonnic, « Poétique politique dans Châtiments », op. cit., p. 215.

195.

Jacques Seebacher, introduction à Victor Hugo, Châtiments, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 34.

196.

Ibid.

197.

Cette intégration de l’histoire au devenir individuel n’est pas sans écho avec la relation à l’histoire préconisée par Nietzsche, telle que Michel Haar l’a mise en évidence : « relation partiale, affective d’un individu », intéressé par « ce qu’il peut retirer de ce passé comme force inspiratrice » et « dont le point de vue n’est pas rétrospectif mais prospectif, (…) à l’opposé de la fiction historisante de l’objectivité » ou de la conception hégélienne « d’une totalisation en soi » (in Michel Haar, La Fracture de l’Histoire. Douze essais sur Heidegger, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, coll. « Krisis », 1994).