3. Partage formel

Partage formel forme un net contraste avec les deux sections précédentes de Seuls demeurent. À cette place à la fin du recueil, il contredit un principe de signification lié à l’ordre de succession des poèmes et des sections. La singularité de Partage formel crée une rupture dans la logique successive et linéaire de la lecture du recueil. À l’échelle de Fureur et mystère, la présence de Partage formel à cette place produit l’effet d’une interruption dans le développement d’un livre dont l’organisation prend sens, comme on le verra, par sa relation à l’ordre des événements historiques. À l’image de sa dédicace, voici un recueil en retrait au cœur du livre, comme « l’eau du sacre » au « cœur de l’été ».

Les deux premiers alinéas formulent d’emblée l’enjeu du recueil, et par là expliquent son décalage au sein de l’ouvrage. La « réalité », le rapport au monde, surgissent comme une difficulté à laquelle se heurte le poète :

‘I’ ‘L’imagination consiste à expulser de la réalité plusieurs personnes incomplètes pour, mettant à contribution les puissances magiques et subversives du désir, obtenir leur retour sous la forme d’une présence entièrement satisfaisante. C’est alors l’inextinguible réel incréé. ’ ‘II’ ‘Ce dont le poète souffre le plus dans ses rapports avec le monde, c’est du manque de justice interne. La vitre-cloaque de Caliban derrière laquelle les yeux tout-puissants et sensibles d’Ariel s’irritent.’

Dans un livre où la réalité, le monde, se font de plus en plus pressants, où l’histoire s’impose comme horizon et matériau du poème, Partage formel incarne une suspension nécessaire. Aussi son statut est-il paradoxal : de portée générale, ces propositions sont formellement détachées de toute situation d’énonciation ; mais elles n’en gardent pas moins les traces d’un contexte qui infléchit à l’échelle de tout le recueil la portée de chaque alinéa.

Jusqu’à un certain point, Partage formel est un recueil dégagé des circonstances. Il fait exception dans Seuls demeurent, où s’affirme et se réalise l’engagement du sujet dans l’histoire. On peut certes le considérer comme un recueil que son propos rend nécessairement singulier, recueil de poétique, de « propositions subsidiaires » 198 selon les termes mêmes de Char. Il assumerait une réflexivité de la relation du poème à son extérieur ainsi qu’une mise à distance du travail d’incorporation, de métamorphose de la réalité, que l’écriture se voit confier. De fait, la très grande majorité des alinéas ont pour thème le poète ou le poème. Mais le rapport de l’écriture à la société ou à l’histoire n’y est pas le sujet principal ; le travail de réflexivité ne porte pas, ou pas essentiellement, sur cette dimension du livre. Aussi Partage formel n’est-il pas l’exact pendant métapoétique de L’Avant-monde. Il faudrait plutôt en souligner le décalage : en plein cœur du conflit, au milieu d’un recueil en prise avec l’histoire, avec la « réalité », avec le « monde », Partage formel est une protestation d’indépendance de la poésie.

La première caractéristique remarquable du recueil est son énonciation : alors que L’Avant-monde se distingue par la forte présence du locuteur, les énoncés sans marques d’énonciation abondent dans Partage formel. La plupart des alinéas sont écrits à la troisième personne ; les syntagmes « le poète » ou « le poème », placés à l’attaque, fournissent leur sujet à des verbes au présent de vérité générale :

‘Le poète transforme indifféremment la défaite en victoire […] (III)
Magicien de l’insécurité, le poète n’a que des satisfactions adoptives. […] (V)
Le poète doit tenir la balance égale […] (VII)
Le poème est toujours marié à quelqu’un. (XVI)
Le poète est l’homme de la stabilité unilatérale. (XXVIII)
Le poème émerge d’une imposition subjective et d’un choix objectif. […] (XXIX)
Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir. (XXX)’

Un vocabulaire abstrait et des adverbes à valeur généralisante servent en outre la forme définitoire des énoncés. Dans ces propositions, comme l’ont montré les analyses de Jean-Claude Mathieu, la fixité des substantifs sujets est toutefois traversée par les sèmes du devenir et de l’altérité que leur attribue le prédicat 199  : on est loin de l’affirmation sentencieuse d’essences atemporelles. Mais l’énonciation elle-même semble détachée de tout horizon spatio-temporel. Sur ce point, Partage formel se différencie nettement de Moulin premier par rapport auquel il se situe. Dans le recueil d’aphorismes précédent, dont Partage formel se présente d’abord comme une suite 200 , un énonciateur fermement engagé dans son discours donne à son propos une valeur de riposte au discours surréaliste. Moulin premier était un recueil polémique, situé, un contre-discours tissé des voix adverses. Partage formel n’est certes pas absolument dépourvu de prises de position. Comme y invite une des notes de l’édition des Œuvres complètes parue dans la collection de « La Bibliothèque de la Pléiade » (dont on sait qu’elles font entendre la voix de Char), il faut lire le recueil comme une défense des notions de poésie et de poète en un temps où elle sont menacées :

‘Dès avant la guerre, dans Moulin premier, Char avait exécré les « boueurs de poésie » (LVII), la poésie « pourrie d’épileurs de chenilles, de rétameurs d’échos, de laitiers caressants, de minaudiers fourbus, de visages qui trafiquent du sacré, d’acteurs de fétides métaphores, etc. » (XLVII). La dévalorisation, les remises en cause diverses, voire la dérision attachée à la notion de poésie comme à l’identité même du poète, ont amené Char à reconsidérer et à redéfinir deux termes qui semblaient tombés en déshérence, sinon sur le point de disparaître. 201

De fait, plusieurs alinéas visent encore implicitement le dévoiement de certaines pratiques surréalistes :

‘En poésie, combien d’initiés engagent encore de nos jours, sur un hippodrome situé dans l’été luxueux, parmi les nobles bêtes sélectionnées, un cheval de corrida dont les entrailles fraîchement recousues palpitent de poussières répugnantes ! […] (XV)’

Dans cette mesure, Partage formel conserve la visée polémique de Moulin premier. Mais cette forme d’énonciation y est beaucoup moins abondante et s’estompe vers la fin du recueil. L’essentiel semble être de dégager l’énoncé des circonstances de son énonciation.

Ce recueil vient-il contredire l’affirmation d’une responsabilité du poème et du poète devant l’histoire, telle qu’elle apparaît dans les recueils antérieurs ? Il semble que se mette en place ici, avant de devenir décisif dans l’œuvre, un mode de relation au monde fondé sur une temporalité de l’alternance. Innombrables sont les balancements qui, plus que sur une division, reposent sur une succession d’états opposés. Plusieurs alinéas proposent une discrète narrativisation de l’opposition et dégagent une alternance inscrite dans le temps :

‘Toute respiration propose un règne : la tâche de persécuter, la décision de maintenir, la fougue de rendre libre.[…]
Toute respiration propose un règne : jusqu’à ce que soit rempli le destin de cette tête monotype qui pleure, s’obstine et se dégage pour se briser dans l’infini, hure de l’imaginaire. (L)’

La répétition de la première proposition, la locution conjonctive « jusqu’à ce que », la coordination des verbes dans la dernière phrase suggèrent un ordre de succession entre les tâches du poète et le dégagement de ce dernier, succession fondée sur l’alternance d’une respiration. Cette alternance répond à l’impérieuse nécessité de conserver à la poésie un « inaccessible champ libre » selon les termes de l’avertissement de Feuillets d’Hypnos. Ou encore, comme le dira clairement la préface au recueil d’Yves Battistini À la droite de l’oiseau : « Le poète du XXe siècle a pu rejoindre la révolte de son temps mais il sait encore mourir pour le frisson le plus avancé de la nuit orageuse, ou, mieux, vivre dans l’attente des prochaines combustions auxquelles il viendra indéfiniment s’ajouter. » 202 Voilà bien, semble-t-il, l’enjeu de cette alternance : sauver la poésie d’une exposition continue en pleine lumière, en « pleine subjectivité consciente » comme l’écrira Char à Lely 203 , maintenir la possibilité du mystère, l’obtention de « cet absolu inextinguible, ce rameau du premier soleil : le feu non vu, indécomposable », lutter pour maintenir la poésie dans l’alternance de la « fureur » et du « mystère » : « Fureur et mystère tour à tour le séduisirent et le consumèrent. Puis vint l’année qui acheva son agonie de saxifrage » (XIII). Ni le poète ni le poème ne peuvent être entièrement définis par les circonstances sous peine de disparaître comme tels : « Après la remise de ses trésors […], le poète, la moitié du corps, le sommet du souffle dans l’inconnu, le poète n’est plus le reflet d’un fait accompli. Plus rien ne le mesure, ne le lie. La ville sereine, la ville imperforée est devant lui » (LIII). Cette affirmation d’indépendance, de dégagement répété, est à la mesure du « risque d’annexion » (XXIV) encouru par le poème ; elle est finalement le signe de l’extrême proximité de l’histoire : « L’intemporel devient l’indice de l’historicité, la sentence gravée répond à une situation aggravée. » 204

Le détachement des énoncés dans Partage formel n’est donc que l’envers de la responsabilité du poème face à l’histoire ; ou pour mieux dire, il est un battement, le souffle d’une respiration, d’une « expulsion » suivie d’un « retour », selon les termes éloquents du premier alinéa. Si l’énonciation de Partage formel ne construit pas aussi nettement que dans Moulin premier sa scénographie, il n’est toutefois pas surprenant que plusieurs éléments rattachent le recueil au contexte général de la guerre. Sa fonction même, ainsi qu’on vient de le voir, est déterminée par le contexte historique qui impose de rappeler la place de la poésie. La relation du poème à la réalité est elle-même thématisée, comme un pas difficile mais nécessaire :

‘Par un travail physique intense on se maintient au niveau du froid extérieur et, ce faisant, on supprime le risque d’être annexé par lui ; ainsi, à l’heure du retour au réel non suscité par notre désir, lorsque le temps est venu de confier à son destin le vaisseau du poème, nous nous trouvons dans une situation analogue. Les roues – ces gravats – de notre moulin pétrifié s’élancent, raclant des eaux basses et difficiles. […] (XXIV)’

L’image du moulin, écho au titre du précédent recueil aphoristique, souligne par le rapprochement des termes l’écart qui sépare les deux ouvrages : le moulin n’est plus « premier » mais « trif », les « eaux basses et difficiles » donnent la mesure du changement des relations entre le poème et le réel : « Notre effort réapprend des sueurs proportionnelles » (XXIV). La relation se pense dans les termes d’une opposition entre l’extérieur et l’intérieur, figurée par la vitre ou la fenêtre (II, XX), et le passage de l’un à l’autre se heurte aux difficultés de toute épreuve du réel : il faut des « efforts » dans ce « monde physique de la veille » où ne gouverne plus « l’aisance redoutable du sommeil » (VII). Aucun refus du réel dans ces propositions ; au contraire, « le poète doit tenir la balance égale […] » et « all[er] indistinctement de l’un à l’autre de ces états différents de la vie » (VII). D’où l’apparition d’une image, discrète mais affirmée, de la fonction sociale du poète : il est celui qui « complétera par le refus de soi le sens de son message, puis se joindra au parti de ceux qui, ayant ôté à la souffrance son masque de légitimité, assurent le retour éternel de l’entêté portefaix, passeur de justice » (LI). Aucune indication des circonstances historiques dans cet alinéa ; le début du texte se caractérise par la généralité de l’énoncé, son absence d’ancrage référentiel : « Certaines époques de la condition de l’homme subissent l’assaut glacé d’un mal qui prend appui sur les points les plus déshonorés de la condition humaine » (LI). Pourtant, à la manière de certaines maximes pouvant s’incarner dans toute situation, cet énoncé est, pour ainsi dire, simultanément virtuel et actuel : il possède à la fois, à la façon de l’article, une extensité maximale et un référent défini, la situation singulière que le cotexte de Seuls demeurent a placée à l’horizon de l’écriture poétique. Toute l’efficacité de ce recueil est dans la possibilité d’un aller-retour, d’une alternance entre le plus singulier et le plus dégagé de la circonstance.

Ainsi, l’histoire s’impose dans l’œuvre de Char avec la guerre d’Espagne et la déclaration de guerre de 1939. L’écriture, aussi bien dans la « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers, que dans l’organisation de Seuls demeurent, leur donne un statut d’événement, soulignant ainsi leur caractère exceptionnel et inattendu, ainsi que leur force de rupture 205 . En même temps, ce statut d’événement implique une temporalité historique par rapport à laquelle ils prennent sens. Leur gravité, désignée comme telle, conduit à voir en eux une « crise de l’histoire », au sens courant de bouleversement et mise en péril d’un ordre existant, mais cette crise ne peut apparaître qu’à partir du moment où le temps est lui-même historique.

L’histoire surgissant dans l’œuvre à proportion de sa menace de destruction, elle y est corrélée à la réaction d’un sujet qui la dénonce et affirme face à elle sa responsabilité. D’abord dans une relation de stricte opposition, le sujet progressivement consent à la durée et fonde sa capacité d’action sur son acceptation du temps historique. Sa résistance s’appuie alors sur la transmutation d’un temps énoncé à la première personne en un temps du « nous ». Les poèmes montrent et réalisent cet engagement du sujet dans l’histoire, mais eux-mêmes ne sont pas « engagés », à l’exception de Placard pour un chemin des écoliers dont la fonction répond à son titre. Dans Seuls demeurent, le destinataire est le sujet lui-même plus qu’une collectivité, et la dénonciation n’y a pas la dimension publicitaire qu’elle avait dans les pointes pamphlétaires du Marteau sans maître.

Notes
198.

Sous-titre manuscrit du recueil, mentionné par Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 168.

199.

Voir, dans le chapitre consacré à Partage formel, la section intitulée « la définition, partage formel du nom », op. cit., vol. II, pp. 179-180.

200.

Dans sa lettre à Gilbert Lely du 7 septembre 1941, Char parle de « Supplément à Moulin Premier ». Cité par Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 168.

201.

Œuvres complètes, op. cit., pp. 1366-1367.

202.

Œuvres complètes, op. cit., p. 1319.

203.

Lettre du 15 mars 1944 citée par Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 206.

204.

Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 179.

205.

Ces trois caractéristiques correspondent à ce que Paul Ricoeur appelle « les postulats épistémologiques implicites à l’usage courant du terme événement », à savoir « singularité, contingence, écart ». Le philosophe ne les rappelle que pour mieux les nuancer à la lumière de son étude sur la « mise en intrigue » : « du fait qu’ils sont racontés, les événements sont singuliers et typiques, contingents et attendus, déviants et tributaires de paradigmes », Temps et récit. I, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1983, pp. 363-365. Ces précisions valent aussi bien pour le bombardement de Guernica et la déclaration de guerre du 3 septembre 1939 : le statut d’événement leur est conféré dans les recueils à partir d’une forme de narrativité, récit d’enfance dans la « Dédicace », configuration narrative de l’organisation des poèmes dans L’Avant-monde.