Chapitre 3
Feuillets d’Hypnos : une crise de l’histoire ?

De Seuls demeurent à Feuillets d’Hypnos l’écriture change radicalement. Par la nouveauté de sa forme, irréductible à Partage formel et à Moulin premier, Feuillets d’Hypnos est un tournant dans l’œuvre. Abandonnant le poème en prose de L’Avant-monde pour la note du feuillet, le recueil se présente à son ouverture comme une crise de l’écriture. Fragilité, insuffisance, et même insignifiance : les mots font l’épreuve de leur légitimité face à l’événement qui les « affect[e] » 206 . Le texte liminaire prévient en effet le lecteur en ces termes : « Un feu d’herbes sèches eût tout aussi bien été leur éditeur. La vue du sang supplicié en a fait une fois perdre le fil, a réduit à néant leur importance ». L’écriture du recueil est doublée d’incertitude. Jamais dans l’œuvre la poésie ne s’est à ce point confrontée aux limites de sa nécessité.

Il semble que Char adopte l’écriture du carnet sous la pression des circonstances : « À partir de l’été, son action au maquis absorbe totalement sa vie, ne laisse plus d’espace, plus de temps pour ‘s’absenter’ » 207 . L’histoire ne fait donc pas seulement irruption dans l’œuvre, elle l’envahit. Elle en bouleverse la forme, quand elle ne la menace pas simplement de disparition. « Affectées par l’événement », ces notes signalent le retentissement de la situation historique, et en même temps, la difficulté d’y répondre, la nouveauté de la position que la poésie doit définir pour elle-même. Si l’écriture est en crise, c’est donc, apparemment, en raison de la proximité de l’histoire ; mais c’est aussi à proportion de la crise de cette dernière. De l’écriture discontinue des feuillets ressort en effet une représentation bouleversée du temps, une rupture de la continuité établie par l’enchaînement des poèmes dans Seuls demeurent. Feuillets d’Hypnos désigne, de différentes manières, la crise de l’histoire dans laquelle l’écriture s’inscrit, et qu’elle va combattre. Paradoxalement, ce combat conduira le sujet à l’affirmation d’une forme définie de temps historique.

Notes
206.

Le verbe est employé dans l’avertissement de Feuillets d’Hypnos : ces notes « furent écrites dans la tension, la colère, la peur, l’émulation, le dégoût, la ruse, le recueillement furtif, l’illusion de l’avenir, l’amitié, l’amour. C’est dire combien elles sont affectées par l’événement. ensuite plus souvent survolées que relues ».

207.

Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 201.