1.2. Décrire et nommer : le discours métaphorique

La crise toutefois ne se laisse pas analyser dans les seuls termes d’un dysfonctionnement politique et social, ou d’une faiblesse morale. Elle n’est justement pas totalement accessible à la langue de l’analyse ; elle ne s’épuise pas dans sa thématisation. L’écriture du carnet est certes constamment tendue vers la possibilité de donner sens et forme à l’accidentel, « d’élever l’événement jusqu’à lui-même », comme l’a montré Jean-Claude Mathieu 213  : « en face d’une situation inouïe », il devient impératif d’élaborer « les notions qui permettront son analyse ». Simplification, « médiatisation de l’immédiat » et restitution « à ce qui est de sa dimension de devenir », ces trois opérations rendent à l’événement l’étendue « d’un alentour qui le soutient et l’explique » 214  ; elles permettent alors une évaluation simultanément passionnée et réfléchie des conditions de l’action. Mais la succession même de ces notes, qui sans cesse relance le mouvement de l’analyse, la tension vers la compréhension, témoigne en même temps d’une situation qui se dérobe continûment à l’intellection : « nous sommes dans l’inconcevable », écrit Char à Francis Curel, après avoir évoqué « l’innommable situation dans laquelle nous sommes plongés » 215 . Cette difficulté à rendre compte du moment présent, qu’il s’agisse de l’expliquer, de le décrire ou de le nommer, est un symptôme de la crise de l’histoire.

À côté de l’analyse en termes historiques de la crise morale et politique, on trouve en effet dans Feuillets d’Hypnos plusieurs désignations d’un temps affolé, d’un temps en crise parce que soustrait à ses conditions d’intelligibilité. Ainsi l’horloge, mesure par excellence, accord du temps et de l’homme, ne joue plus son rôle pacificateur et ordonnateur ; elle laisse libre cours à la mauvaise herbe improductive du temps : « Le temps n’est plus secondé par les horloges dont les aiguilles s’entre-dévorent aujourd’hui sur le cadran de l’homme. Le temps, c’est du chiendent […] » (feuillet 26). Une première version, manuscrite, de ce texte posait une relation d’équivalence entre l’homme et le temps : « […] s’entre-dévorent aujourd’hui sur le cadran de l’homme. [L’homme, c’est le temps] […] » 216 , établissant une corrélation entre le dérèglement du temps et le dérèglement de l’homme. Le feuillet 25 place la crise sous le signe de la disjonction : « Midi séparé du jour. Minuit retranché des hommes ». Une corruption insidieuse a « pourri » les rouages d’un temps que la scansion des heures ne fait plus avancer, mais condamne à faire entendre indéfiniment son glas : « […] Minuit au glas pourri, qu’une, deux, trois, quatre heures ne parviennent pas à bâillonner… ». La possibilité de mesurer le temps se dérobe, tout comme font défaut les repères, « midi », « minuit », qui faisaient du temps l’allié de l’homme 217 .

La crise de l’histoire est ainsi, par moments, dans Feuillets d’Hypnos, doublée d’une crise du temps lui même ; le temps historique semble sombrer dans une faillite générale du temps. Les habitudes de perception, de mesure, ne sont plus soutenues par les repères communs : « L’éternité n’est guère plus longue que la vie. » (feuillet 110) ; « on donnait jadis un nom aux diverses tranches de la durée : ceci était un jour, cela un mois, cette église vide, une année. […] » (feuillet 90). La relation au temps se modifie en même temps que la vie des corps se dérègle et que de nouveaux rites, secondés par un humour salvateur, viennent contenir le vertige du vide généré par la situation : « Les enfants s’ennuient le dimanche » (feuillet 15) ; la faim fait imaginer une division nouvelle du temps dans laquelle le dimanche, « dépecé » comme une victime propitiatoire, se voit sacrifier sur l’autel des repas : « […] Passereau propose une semaine de vingt-quatre jours pour dépecer le dimanche. Soit une heure de dimanche s’ajoutant à chaque jour, de préférence, l’heure des repas, puisqu’il n’y a plus de pain sec./ Mais qu’on ne lui parle plus du dimanche. » (feuillet 15) 218 . En regard de ce bouleversement des divisions traditionnelles, qu’il soit subi ou mis à distance dans l’humour d’un jeu 219 , un seul partage subsiste, un seul repère temporel, l’opposition de la vie et de la mort : « […] Nous voici abordant la seconde où la mort est la plus violente et la vie la mieux définie » (feuillet 90). Le « commencement » et la « fin » de la vie sont les termes dans lesquels est appréhendée l’existence : « La vie commencerait par une explosion et finirait par un concordat ? C’est absurde » (feuillet 140). Et ce partage est présenté comme le seul qui ne puisse être remis en cause : « Peu de jours avant son supplice, Roger Chaudon me disait : ‘Sur cette terre, on est un peu dessus, beaucoup dessous. L’ordre des époques ne peut être inversé. C’est, au fond, ce qui me tranquillise, malgré la joie de vivre qui me secoue comme un tonnerre…’ » (feuillet 231). La satisfaction d’être « tranquillisé » par cet ordre irréversible montre la précarité des autres divisions du temps.

Le temps affolé, débordant ses repères, inintelligible de ce fait, est une pierre d’achoppement de l’analyse historique dans Feuillets d’Hypnos ; il est la ligne de fuite le long de laquelle se perd la désignation même de la crise.

La crise de l’histoire se manifeste alors tout autant par l’analyse qui en est faite dans les feuillets que par la mise en échec de cette analyse elle-même. Aussi ne peut-elle apparaître le plus souvent que de manière oblique, par le détour d’une métaphore, notamment, qui propose l’inédit d’une nouvelle attribution sémantique 220 face à l’inouï de ce temps sans comparaison.

Jean-Claude Mathieu a montré la fonction des métaphores de l’inondation et de l’hypnose dans Seuls demeurent : alors que « l’excès du mal excède toute représentation » 221 , ces deux grandes métaphores filées tentent de « nommer l’innommable, d’égaler la démesure perverse du nazisme par l’illimitation du métaphorisant ». Ces métaphores s’inscrivent de manière tout à fait spécifique dans le tissu du texte : elles « se dérobent invisibles, pour n’émerger que fragmentairement çà et là », car « même une métaphore de la démesure n’égale pas l’excès, sous peine de n’être qu’une représentation-écran. » 222 Ainsi de la crue, qui « n’est entrevue que par échappées, dans les failles d’autres images, ou à travers ses effets, visions de rescapés au-dessus des flots » ; ou qui devient le signifiant invisible de l’« Argument » de L’Avant-monde : « participe partagé entre deux verbes, ici contradictoires, croître et croire, il contient dans sa surcharge la tension entre l’économie de la croyance et le débordement de l’écriture. » 223

Ainsi la métaphore n’agit-elle pas dans ces textes comme figure de rhétorique, au sens traditionnel de ce mot. Elle ne le peut dans la mesure où la crise se dérobe à sa désignation, n’a pas de nom propre, que la figure viendrait remplacer en vertu d’une relation d’équivalence entre le propre et le figuré. Puisque la crise échappe à son nom, ce sont les métaphores, dans leur diversité, leur fragmentation, leur dissémination phonique, qui deviennent le nom de la crise. L’écriture de Char, ici, tout comme celle d’une grande partie de la modernité poétique, creuse, entre la poésie et la rhétorique des figures, le malentendu que Michel Deguy avait désigné en 1969 dans un article fondateur 224 . Renversant le point de vue traditionnel, ce dernier proposait de préparer « à partir de l’expérience poétique une théorie généralisée de la figure. » 225 L’expérience des textes de Char, telle que Jean-Claude Mathieu la décrit dans son ouvrage, démontre l’impossible délimitation de la métaphore comme trope : la métaphore se cantonnerait alors dans la description de la « chose », en serait une « représentation-écran » qui la masquerait et manquerait sa fonction, qui est précisément, selon les termes placés en exergue à Recherche de la base et du sommet, de « nommer » « les choses impossibles à décrire ».

L’irreprésentable de la crise est donc appréhendé, par approximations, dans un discours métaphorique qui indique son comparé sans le nommer. Cela se traduit dans certains feuillets par le brusque surgissement d’une périphrase métaphorique au sein d’un énoncé dont il rompt l’homogénéité lexicale ou l’unité isotopique :

‘L’effort du poète vise à transformer vieux ennemis en loyaux adversaires, tout lendemain fertile étant fonction de la réussite de ce projet, surtout là où s’élance, s’enlace, décline, est décimée toute la gamme des voiles où le vent des continents rend son cœur au vent des abîmes. (feuillet 6)’

Que le contexte de la guerre est un des horizons de référence de ce feuillet, le début de la phrase le montre assez. Plusieurs éléments rapportent l’énoncé au contexte de son écriture : la prise en compte du « lendemain », l’action du poète pour préparer l’avenir, le vocabulaire de « l’ennemi » et de « l’adversaire », faisant allusion, aussi bien, aux motivations qui ont poussé l’auteur à changer le titre initial de Seuls demeurent. Or, de manière soudaine, la phrase bascule, en son milieu, d’une forme analytique vers une forme métaphorique : serait-ce que les mots sont venus à manquer, que la chose désignée ne peut être nommée ? « […] surtout s’élance, s’enlace, décline, est décimée toute la gamme des voiles le vent des continents rend son cœur au vent des abîmes » : l’étroitesse du tissu sonore crée cet objet de reflets et d’échos où Mallarmé voyait, pour le vers, un « mot total, neuf » (« Crise de vers »). Unique dans cet ensemble, la séquence de phonèmes [ab] du dernier mot, « abîmes », souligne après coup cette unité de la phrase et l’isole, avant un ultime rappel de la série [im] (« abîmes » : « décimée »), qui entraîne dans sa chute métaphorique l’ensemble de la périphrase. Cette dernière se rattache à l’isotopie, présente ailleurs dans le recueil, du naufrage, et liée à elle, de la crue ou de l’inondation, dont on a vu l’analyse par Jean-Claude Mathieu. Mais dans le feuillet 6, cette métaphore est singulièrement pléthorique ; elle ne se greffe pas fragmentairement dans le texte des feuillets, mais se développe avec une abondance qui rappelle une autre figure ancienne du discours, la copia des rhéteurs antiques, agissant à l’exact inverse de la formule brève et incisive et donnant l’impression d’un épuisement, exhaustif et infini à la fois, de la chose visée. L’innommable de la crise se dit aussi dans cette extension du comparant.

Mais on remarquera que, le plus souvent, ce n’est pas tant la « chose » elle-même, le mal à l’œuvre, l’abjection nazie, qui sont visés par le discours métaphorique. Un partage s’opère entre ce qui serait la crise historique elle-même, ses manifestations, son origine, d’un côté, et de l’autre, la situation des hommes pris et engagés dans cette histoire. Les métaphores ne visent pas la totalité du moment historique, mais privilégient un de ses aspects, la « condition » d’un « nous », d’une instance énonciatrice élargie à la collectivité des hommes dont le sujet partage le destin exceptionnel. Les métaphores laissent étrangement de côté ce qui apparaît alors comme un point aveugle du discours, une faille dans laquelle la parole refuse de s’engouffrer. Ou si elle le fait, elle en désigne alors « l’abîme » comme dans le feuillet 6.

Si les mots pour dire la crise en elle-même font défaut, en revanche le mouvement de caractérisation métaphorique de la situation dans laquelle se trouvent les hommes est sans cesse relancé. Sans doute est-ce l’impératif de l’action à mener qui rend indispensable – on y reviendra – la recherche du sens à donner à la « condition » des « réfractaires » (feuillet 178). Une communauté de « chiens enragés » (feuillet 27) dont la dent menaçante vient conjurer le spectre du « chiendent » évoqué dans le feuillet immédiatement précédent : tel est le premier fil d’un réseau métaphorique serré qui noue ensemble, pour dire la condition des combattants, la faim, la dent et la déréliction.

Une rage efficiente, secouant « l’arbre plein de rires et de feuilles » (« Je suis aujourd’hui pareil à un chien enragé enchaîné à un arbre plein de rires et de feuilles », « Carte du 8 novembre »), est un nécessaire contrepoids au fantasme du « sperme de chiendent », hantise d’une création désastreuse révélant quelque dieu malfaisant ou indifférent 226  : « Le temps n’est plus secondé par les horloges dont les aiguilles s’entre-dévorent aujourd’hui sur le cadran de l’homme. Le temps, c’est du chiendent, et l’homme deviendra du sperme de chiendent. » (feuillet 26). L’abandon de la créature par son créateur fait l’objet, dans Feuillets d’Hypnos, d’une interrogation angoissée qui sera reprise après-guerre sous une autre forme ; une fois acquise la certitude de cet abandon, la question deviendra celle de sa durée : « Combien durera ce manque de l’homme mourant au centre de la création parce que la création l’a congédié ? » (À la santé du serpent). La dent rageuse du chien prompt à mordre est alors le gauchissement d’une certaine faim, celle qui « entrait la première », avant que « le suprême écœurement » eucharistique ne la pervertisse, avant que son appétit ne se voie plus offrir que la nourriture déchue d’un temps devenu « chiendent ». Le poème « Carte du 8 novembre » éclaire en effet assez nettement le lien entre la « rage » des réfractaires, leur « faim » et leur déception envers « la vieille église » :

‘Les clous dans notre poitrine, la cécité transissant nos os, qui s’offre à les subjuguer ? Pionniers de la vieille église, affluence du Christ, vous occupez moins de place dans la prison de notre douleur que le trait d’un oiseau sur la corniche de l’air. La foi ! Son baiser s’est détourné avec horreur de ce nouveau calvaire. Comment son bras tiendrait-il démurée notre tête, lui qui vit, retranché des fruits de son prochain, de la charité d’une serrure inexacte ? Le suprême écœurement, celui à qui la mort même refuse son ultime fumée, se retire, déguisé en seigneur.
Notre maison vieillira à l’écart de nous, épargnant le souvenir de notre amour couché intact dans la tranchée de sa seule reconnaissance.’

À cette foi « retranché[e] des fruits de son prochain », le poème oppose l’exact inverse : l’adjectif « retranché » devient la « tranchée » (militaire ?) dans laquelle un autre fruit, « notre amour », destiné à y croître comme dans un sillon, sera « couché intact » :

‘Notre maison vieillira à l’écart de nous, épargnant le souvenir de notre amour couché intact dans la tranchée de sa seule reconnaissance.’

Face à la défaillance de « la vieille église », le poète dresse « notre maison » qui « vieillira à l’écart de nous ». Dans un tel cotexte, le dernier alinéa charge de connotations religieuses le lexique de la faim, lui même associé par métonymie à la « rage » :

‘Tribunal implicite, cyclone vulnéraire, que tu nous rends tard le but et la table où la faim entrait la première ! Je suis aujourd’hui pareil à un chien enragé enchaîné à un arbre plein de rires et de feuilles.’

En un temps où les jeunes réfractaires n’ont plus que de la mauvaise herbe à se mettre sous la dent pour satisfaire leur « émouvant appétit de conscience » (feuillet 123), rien d’étonnant à ce qu’ils proposent de « dépecer le dimanche ». La faim littérale (« il n’y a plus de pain sec ») rejoint ainsi dans le feuillet 15 l’isotopie de la faim religieuse : « […] Soit une heure de dimanche s’ajoutant à chaque jour, de préférence, l’heure des repas, puisqu’il n’y a plus de pain sec. » Le thème de la nourriture manquante ne décrit pas seulement des conditions de vie, il métaphorise la condition métaphysique de ces hommes. On trouve dans le feuillet 113 une confirmation de cette corrélation entre le lexique de la religion et celui de la nourriture : « Être le familier de ce qui ne se produira pas, dans une religion, une insensée solitude, mais dans cette suite d’impasses sans nourriture où tend à se perdre le visage aimé » 227 . L’utilisation du démonstratif, dans le groupe nominal « cette suite d’impasses sans nourriture », fait référence à la situation d’énonciation et signale l’identité de cette dernière et du comparé de ce vaste réseau métaphorique qui décrit « notre condition » comme appétit déçu et l’associe à la beauté du « chien enragé ».

Feuillets d’Hypnos est ainsi parcouru d’une série d’éléments métaphoriques dont la pierre d’angle pourrait être la nourriture telle qu’elle est évoquée par le feuillet 184 : « Guérir le pain. Attabler le vin ». L’aliment ici désigné fait référence à l’aliment religieux par excellence, dont la maladie peut être entendue diversement, soit qu’il faille soustraire le pain et le vin à leur interprétation chrétienne, soit qu’il faille « guérir » ces symboles de l’usage dévoyé qui en est fait. Les allusions récurrentes au sacrifice christique dans Feuillets d’Hypnos n’invitent guère à entendre dans ce feuillet une condamnation ironique et sans appel de la tradition évangélique. Le texte témoigne plutôt d’un travail de réappropriation par le sujet de cette dernière. Dans l’injonction de « guéri[son] », il s’agit de dénoncer la perte d’un sens, celui d’un sacrifice fondateur. Refusant la facilité du « compromis religieux » (feuillet 16), Char évoque ici le sens d’une nourriture malade de la séparation qu’elle engendre, séparation spirituelle qui fait attendre le salut pour une autre vie, séparation d’une communauté politique avec elle-même, condamnée à la repentance par l’idéologie au pouvoir. L’« estomac aux aliments séparés » appelle son dépassement dans une « altitude de cierge » (feuillet 74). « Guérir le pain », c’est alors reconstruire la communauté qui le partage, la « table » où porter le vin, le sens d’une participation commune à ce qui serait, dans le contexte de l’œuvre, un salut sans transcendance, l’avènement d’un temps nouveau « qui s’accomplit sur cette terre » (« Base et sommet… »). Ces symboles sont un moyen de penser et de donner sens à l’action du sujet et de ses hommes, à la valeur sacrificielle mais fondatrice de leur engagement.

L’écriture de Feuillets d’Hypnos reprend ainsi à la symbolique chrétienne plusieurs de ses motifs ; elle les investit en les détournant, mais en maintenant aussi une part essentielle de leur signification. De l’image du repas, par exemple, elle a déployé les résonances de fraternité et rappelé par une discrète allusion sonore (« À tous les repas pris en commun »), sa valeur de fondation d’une communauté dans la tradition biblique. L’extrême de la situation conduit ainsi à la réécriture des valeurs fondatrices d’une culture. Car la « vieille église », rappelée au rôle qui aurait dû être le sien, manque singulièrement à sa tâche : « Pionniers de la vieille église, affluence du Christ, vous occupez moins de place dans la prison de notre douleur que le trait d’un oiseau sur la corniche de l’air. La foi ! Son baiser s’est détourné avec horreur de ce nouveau calvaire […] » (« Carte du 8 novembre »). La polyphonie des textes de Feuillets d’Hypnos sert le conflit explicite du sujet avec l’énoncé de ces valeurs devenues préjugé social ou consignes politiques, qu’il cite pour mieux les contredire : « ‘Les œuvres de bienfaisance devront être maintenues parce que l’homme n’est pas bienfaisant.’ Sottise. Ah ! pauvreté sanglante. » (feuillet 133). Les « œuvres de bienfaisance » apparaissent ici comme la captation, par le discours idéologique de l’époque, d’un héritage dévoyé. Contre cet usage perverti de la tradition chrétienne, Feuillets d’Hypnos se livre à une réappropriation éthique de certains symboles 228 . Entre autres réécritures remarquables, celle de l’ange dans le feuillet 16 :

‘L’intelligence avec l’ange, notre primordial souci.’ ‘(Ange, ce qui, à l’intérieur de l’homme, tient à l’écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence, la signification qui ne s’évalue pas. Accordeur de poumons qui dore les grappes vitaminées de l’impossible. Connaît le sang, ignore le céleste. Ange : la bougie qui se penche au nord du cœur.)’

Ce feuillet offre un exemple tout à fait intéressant de réinvestissement de la culture chrétienne par l’écriture poétique. Dans la deuxième partie du texte, une parole de commentaire, fréquente dans Feuillets, mais ici singulière en raison de sa fonction de glose, fait suite à la référence religieuse. Par son souci affiché d’écarter tout malentendu, elle témoigne de la torsion que subit la figure de l’ange lorsque cette dernière est intégrée au discours de l’œuvre. Le feuillet réalise une incarnation de l’ange, en la nommant (« connaît le sang, ignore le céleste ») et en utilisant un registre métaphorique concret dans les substituts nominaux : « Accordeur de poumons qui dore les grappes vitaminées de l’impossible ». Le lexique du corps et de la récolte fait de l’ange une figure terrestre 229 , à partir de laquelle seulement il devient possible de désigner une forme de transcendance dans ce monde-ci : « l’impossible », « la parole du plus haut silence », « la signification qui ne s’évalue pas ». Explicitement dissociée de son contexte d’origine, la figure de l’ange peut libérer ses connotations religieuses pour nommer un sacré qui n’a pas encore de nom. Ce sacré aimante l’action du sujet, l’oriente à la façon du nord magnétique en faisant « pencher » « au nord du cœur », donne sens et direction à cet engagement qui prend les connotations d’un martyre, sans répéter toutefois, grâce à cette réécriture terrestre de l’ange, l’inutile sacrifice des martyrs entassés par l’histoire (« Le Bouge de l’historien »). Le remploi des images chrétiennes répond à une exigence contradictoire : la référence au sacré est nécessaire en raison d’un présent vécu comme une période de « ténèbres », selon le terme souvent employé par Char, dans l’épaisseur duquel s’inscrit une longue tradition biblique ; mais elle ne peut s’écrire dans les termes du « compromis religieux » sous peine de reporter au crépuscule d’un temps millénariste l’exigence d’un salut pourtant impérieux ici et maintenant. L’orientation dans ces ténèbres se fera alors à l’aide d’une « lampe » tout aussi auratique que celle de la foi chrétienne, mais débarrassée de son au-delà. Le lointain a pris la place du céleste. La figuration du « but à atteindre » inscrit celui-ci dans la continuité d’un horizon, et non dans un autre monde, séparé de celui où vivent et combattent les réfractaires 230 . Tel est le sens du rayonnement de la lampe dans le feuillet 5 : « Nous n’appartenons à personne sinon au point d’or de cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous qui tient éveillés le courage et le silence » ; ou encore celui de la chandelle du Prisonnier de Georges de La Tour, évoquée dans le feuillet 178 : « les ténèbres hitlériennes » sont « maîtrisées » par cette autre « bougie qui se penche au nord du cœur », par une autre expression de l’« intelligence avec l’ange » conduisant à un témoignage de « reconnaissance à Georges de La Tour ». Le feuillet nomme cette fois la figure terrestre de l’ange, reconnue dans le tableau : « La femme explique, l’emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d’ange rouge sont des mots essentiels […] ». Ici encore, la figuration d’une « condition », qui s’entoure de références à une pensée de la condition terrestre dans une perspective religieuse, joue de sa proximité et de sa différence avec le discours chrétien. Il est de ce point de vue tout à fait significatif que ce tableau, intitulé « Le Prisonnier » à l’époque de Feuillets d’Hypnos, se soit vu ensuite identifié par les spécialistes sous le titre de « Job raillé par sa femme ». Car si la tradition a retenu de la Bible une figure de la condition humaine, c’est bien celle de Job.

Le travail de figuration de la condition des réfractaires, traversant les images et symboles de la tradition chrétienne en se les appropriant, est ici doublé d’une représentation picturale à l’occasion de laquelle le sens de la figuration s’inverse. D’une manière assez remarquable en effet « la reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de La Tour » n’est pas la « reproduction » du sort des maquisards, elle ne le reflète pas 231 , mais elle « semble […] réfléchir son sens dans [leur] condition ». Le verbe « réfléchir » dans cette phrase, en emploi transitif direct, mérite d’être souligné. Si le tableau « réfléchi[t] son sens dans notre condition », cela implique que le sens de la toile se « reflèt[e] » dans le sort des combattants, que ce dernier devient le support de la représentation, donnant à la toile elle-même le statut de l’original. À l’inverse de la mimésis platonicienne, la peinture n’est pas ici l’image au second degré de la chose : c’est la chose elle même qui prend les traits de la toile. La suite du feuillet montre bien cette direction inversée de la figuration qui pourrait être caractérisée par son efficace : « les mots qui tombent » du tableau imprègnent la condition des réfractaires et la modifient ; ils « portent immédiatement secours » et permettent de « maîtrise[r] les ténèbres hitlériennes ». L’univers des combattants vient se modeler sur l’image reproduite, il la « prouve » en devenant ce qu’elle est. Ici encore la figuration prend son sens dans sa relation à l’action.

La faim et la déréliction ne viennent donc nourrir aucun sentiment nostalgique ni plainte élégiaque. À l’absence métaphysique, au retrait du plus lointain, répond le plus proche de la présence charnelle et son soudain envahissement de l’espace. La présence de la femme dans le feuillet 178 est décrite comme un événement ; elle ne figure pas une dimension atemporelle de la condition humaine ; elle s’historicise : « L’écuelle est une ruine. Mais la robe gonflée de la femme emplit soudain tout le cachot. » À l’image de l’ange de l’Annonciation de la bouche duquel s’échappe un phylactère, cet autre ange, à la « robe gonflée », se distingue par son « Verbe » qui « donne naissance à l’inespéré ». Toute une iconographie chrétienne se rassemble dans ce feuillet pour désigner, dans sa valeur d’avènement, la rupture temporelle qui permettra la venue des temps nouveaux à laquelle travaillent les réfractaires. Comme précédemment, la tradition biblique fournit ses images à la pensée et à la figuration de la « condition » de ces hommes. Et de nouveau, l’écriture poétique leur fait subir un infléchissement qui les détache de leur métaphysique d’arrière-monde : il ne s’agit pas du salut et de la venue du messie, annoncés et attendus par une longue tradition prophétique, mais de ce qui ne s’attend pas justement, de « l’inespéré » qui donne toute sa chance au présent. Autre torsion imposée à l’iconographie chrétienne : la robe de l’ange est ici gonflée comme le ventre d’une femme ; avec un léger déplacement d’un personnage à l’autre dans la scène, les mots de l’ange deviennent eux-mêmes l’enfant annoncé et par conséquent la chair salvatrice. La robe gonflée qui envahit le cachot, c’est la réponse simultanée des mots et du corps à l’état de « maigreur » du prisonnier. Car si le corps de l’ange est un corps vital, « accordeur de poumons », battement d’une respiration dans un univers d’asphyxie 232 , le prisonnier qu’il vient sauver est en revanche au bord de la dissolution : « Au fond du cachot, les minutes de suif de la clarté tirent et diluent les traits de l’homme assis » ; comme l’étaient aussi, dans « Éléments », la femme et l’enfant d’où émanait « un épuisement obscur qui bientôt ne se raidirait plus et glisserait dans la dissolution, cette terminaison précoce des misérables ». Les mots qui tombent de la bouche de l’ange sont la nourriture d’un corps sur le point de s’anéantir, d’un corps dont la « maigreur d’ortie sèche » rappelle l’envahissement du stérile « chiendent » dans un univers en déréliction. Mais le corps maigre, sans nourriture, est à la fois le signe de cette condition métaphysique, et la chance nouvelle de l’homme : rejoignant sa fin dans la dissolution, il est aussi, paradoxalement, au plus près de son origine et de son façonnement. C’est ce que suggère l’image du « limon » dans cette lettre à Gilbert Lely où Char décrit le tableau de Georges de La Tour : « […] une femme éclaire verticalement, d’une bougie dense comme la racine du jour, un homme assis plus nu et décharné que le limon des origines : me voici. » 233 Le corps au bord de la dissolution est un corps sur le point d’être sauvé. D’où la positivité de la maigreur et, inversement, la négativité de la graisse et de l’excès de nourriture : à « la graisse spartiate de mouchard » (feuillet 215), à l’« infra-rouge gras » (feuillet 76), les feuillets opposent la « vapeur et [le] vent » des « êtres exemplaires » (feuillet 228). C’est qu’il s’agit d’« Être du bond. N’être pas du festin, son épilogue. » (feuillet 197).

Que le corps puisse être la réponse à une « condition » où le manque de nourriture est à la fois physique et métaphysique, c’est ce que montre la double caractérisation de la chair, « miraculeuse et commune » : « Quand nous disons : le cœur (et le disons à regret), il s’agit du cœur attisant que recouvre la chair miraculeuse et commune, et qui peut à chaque instant cesser de battre et d’accorder » (Rougeur des Matinaux). Aussi les désignations du corps dans Feuillets d’Hypnos sont-elles à la fois l’image de la plus grande précarité et l’outil de la plus grande résistance. Le lexique du ventre, de la faim, de la bouche, de l’aliment, très nombreux dans le recueil, dit tout le spectre de la crise, depuis la condition matérielle des maquisards jusqu’à leur dénuement « au sein de la création ». Il dit aussi l’élaboration, par le corps et la nourriture, d’une nouvelle condition métaphysique : « Guérir le pain. Attabler le vin ». Le corps, le sang et les os, sont le lieu de cette refondation du sacré au plus intime de l’homme. À ce sujet, Char écrit dans une lettre non datée à Michel Leiris : « […] En 1943, j’aime deux livres : ‘L’expérience intérieure’ de Bataille, foudre qui change de ciel (celui de la malédiction et de la grâce mourant de ses religions mal vécues, lâchement développées) pour s’emparer des nuages de l’homme* en vue d’un sacré que je suis avide de connaître, et ‘Haut mal’. [En note :] *des nuages qui se déchirent au fond des os. » 234 Plusieurs images dans Feuillets d’Hypnos témoignent, en relation avec la singularité d’un moment, d’un semblable mouvement en direction du plus intime du corps de l’homme : « La lumière a été chassée de nos yeux. Elle est enfouie quelque part dans nos os. À notre tour nous la chassons pour lui restituer sa couronne » ; et encore dans Rougeur des Matinaux : « Quand le navire s’engloutit, sa voilure se sauve à l’intérieur de nous. Elle mâte sur notre sang […] » (XXIV). Et dans le feuillet 71 : « Nuit, de toute la vitesse du boomerang taillé dans nos os, et qui siffle, siffle… »

Mais le corps dans Feuillets d’Hypnos n’est pas seulement le corps décharné du Prisonnier dont le sang et les os sont l’image de la condition des hommes et le lieu de leur salut. Il est aussi le corps du combattant, celui qu’on met en danger dans la lutte sur le terrain. La vision partielle qui en est donnée figure l’étroitesse d’un corps à corps : « Il faut beaucoup nous aimer, cette fois encore, respirer plus fort que le poumon du bourreau » (feuillet 193). Le combat se fait poumon contre poumon, la proximité menace l’intégrité d’un corps qui n’est plus donné à voir dans son entier. Cette parcellisation du regard, doublée d’un mouvement vers l’intériorité des organes, signale la menace qui pèse sur un corps éminemment exposé. La distinction entre le dedans et le dehors remise en cause, c’est la frontière même du corps qui s’anéantit. Placé au premier plan par cet effet de grossissement du regard que provoque la vision de détails dans Feuillets d’Hypnos, le corps morcelé désigne lui aussi la situation de crise vécue par le sujet et ses compagnons. Une extrême précarité est associée aux mentions de parties du corps qui deviennent l’outil de mesure de la situation : « Un mètre d’entrailles pour mesurer nos chances » (feuillet 103), les organes habituellement associés au jugement, les yeux, la bouche, ayant perdu leur pouvoir discriminant : « Bouche qui décidiez si ceci était hymen ou deuil, poison ou breuvage, beauté ou maladie, que sont devenues l’amertume et son aurore la douceur ? […] » (feuillet 43). Corrélée à cette perversion de la sensation, l’image d’une tête sans corps apparaît à la fin du feuillet : « Tête hideuse qui s’exaspère et se corrompt ! ». La corruption « hideuse » se transforme en tête « poisseuse » dans le feuillet 215 où la perversion de la langue engendre le « mouchard » : « Têtes aux sèves poisseuses survenues, on ne sait trop pourquoi, dans notre hiver et figées là, depuis. […] Tel ce Dubois que sa graisse spartiate de mouchard entérine et perpétue ». Quand ce n’est pas par cette sorte de poison (présent dans la configuration sonore et visuelle de la « tête hideuse » qui « se corrompt ») que se distingue telle ou telle partie du corps, c’est par la violence d’un coup que se disloque l’unité corporelle. Une périphrase du feuillet 158, « l’Homme-au-poing-de-cancer », dit bien cette association de la violence, de la vision métonymique du corps et de son empoisonnement. Dislocation du corps de l’infirme de Vachères, « un œil arraché, le thorax défoncé […] » par les Miliciens (feuillet 99), à laquelle fait écho l’éclatement du corps de l’ennemi dans le feuillet 121 : « J’ai visé le lieutenant et Esclabesang le colonel. […] La petite colonne ennemie a immédiatement battu en retraite. Excepté le mitrailleur : son ventre a éclaté. Les deux voitures nous ont servi à filer. La serviette du colonel était pleine d’intérêt.» Ici, les connotations sadiques de la narration répondent au sadisme de l’ennemi. L’éclatement du corps est à l’image du conflit. Mais il n’en est pas la métaphore à strictement parler.

C’est peut-être cette double relation, à une histoire vécue d’un côté, à une valeur symbolique, de l’autre, qui donne au corps son statut singulier dans Feuillets d’Hypnos. Le corps du maquisard, ses souffrances, ses sensations sont d’un côté le référent des énoncés, selon un principe qui gouverne l’ensemble du recueil et que Jean-Claude Mathieu a résumé en ces termes : « La compréhension de ces énoncés implique comme présupposition perpétuelle, la référence à ce temps ‘spécial’ » 235 . Mais dans le texte ce même corps, simultanément, devient une image de ce temps spécial lui-même. Il en est en quelque sorte l’exemplification, au sens que Nelson Goodman donne à ce terme 236 . L’image de la dislocation des os, par exemple, récurrente dans Feuillets, a pour référent un accident dont un feuillet rapporte les circonstances : « Chance que mon subconscient ait dirigé ma chute avec tant d’à-propos. Sans cela la grenade que je tenais dans la main, dégoupillée, risquait fort d’éclater. […] Au bout des huit mètres de chute j’avais l’impression d’être un panier d’os disloqués. Il n’en a presque rien été heureusement. » De cette chute, Char gardera des séquelles longtemps après, et le réveil de cette ancienne douleur sera considéré comme un rappel à la mémoire consciente du souvenir, conservé par le corps, de cette période du maquis. Cette sensation est la trace d’une situation précise avec laquelle elle est dans une relation de conséquence, mais elle est aussi un échantillon qui donne à voir la douleur de cette situation, qui l’« exemplifie ». Le corps a ce statut singulier dans Feuillets : il est une image qui prend une dimension symbolique tout en s’enracinant dans le plus référentiel et en maintenant ce statut premier.

L’image d’un corps disloqué est peu à peu supplantée, à la fin du recueil, par des images positives de corps intègres ou étendus qui prouvent, par leur valeur antonymique, le caractère dysphorique de la dislocation du corps dans Feuillets d’Hypnos et son lien à la négativité même de la situation 237 . L’issue de la nuit de la Résistance, la fin du conflit, se lisent d’abord à la recomposition des traits d’un visage : « Brusquement tu te souviens que tu as un visage. Les traits qui en formaient le modelé n’étaient pas tous des traits chagrins, jadis. […] Regarde. Ton miroir s’est changé en feu » (feuillet 219). Le corps, qui était séparé de ses sources érotiques (« Je n’entends plus, montant de la fraîcheur de mes souterrains le gémir du plaisir, murmure de la femme entrouverte. Une cendre de cactus préhistorique fait voler mon désert en éclats ! », feuillet 54), redevient un corps amoureux et désirant, dans le feuillet 213 :

‘J’ai, ce matin, suivi des yeux Florence qui retournait au Moulin du Calavon. Le sentier volait autour d’elle : un parterre de souris se chamaillant ! Le dos chaste et les longues jambes n’arrivaient pas à se rapetisser dans mon regard. La gorge de jujube s’attardait au bord de mes dents. Jusqu’à ce que la verdure, à un tournant, me le dérobât, je repassai, m’émouvant à chaque note, son admirable corps musicien, inconnu du mien.’

Le corps désiré non seulement s’allonge et grandit au lieu de « se rapetisser », mais trouve dans le regard de l’amant une unité que lui confère la métaphore musicale. Et s’il y a division du corps sous l’effet d’une pulsion sadique, celle-ci mène à la jubilation érotique de la « gorge de jujube » ; elle n’est plus la réponse au sadisme du bourreau comme dans les feuillets précédents. Enfin, dans l’avant-dernier feuillet, la parcellisation du corps s’inverse en une forme de corps cosmique révélé à lui-même par d’innombrables « promesses de félicité » : « ‘Mon corps était plus immense que la terre et je n’en connaissais qu’une toute petite parcelle […]’ » (feuillet 236).

Cette évolution de l’image du corps à la fin de Feuillets d’Hypnos est presque explicitement liée à l’activité retrouvée d’une certaine forme d’imagination. On se souvient que l’image, dans le feuillet 52, avait perdu son efficacité : « ‘Les souris de l’enclume’ » n’est plus l’image « charmante » qu’elle était autrefois, car « l’enclume est froide, le fer pas rouge, l’imagination dévastée ». Or la deuxième phrase du feuillet 213 reprend une métaphore presque identique à celle du feuillet 52 : « un parterre de souris se chamaillant » se superpose dans la mémoire du texte à l’« essaim d’étincelles » que suggéraient les « souris de l’enclume ». Le feuillet 218 suggère une articulation du corps et de l’imagination, une forme d’imagination du corps, et donne son site à cette « enclave d’inattendus et de métamorphoses » par quoi l’homme échappe à « l’hérédité » de ses « cellules » (feuillet 155) :

‘Dans ton corps conscient, la réalité est en avance de quelques minutes d’imagination. Ce temps jamais rattrapé est un gouffre étranger aux actes de ce monde. Il n’est jamais une ombre simple malgré son odeur de clémence nocturne, de survie religieuse, d’enfance incorruptible. ’

C’est donc au plus intime du corps que se fonde la liberté de l’homme, « l’inaccessible champ libre » qui oriente de son halo l’activité des combattants, enclave destinée cependant à rester « un gouffre étranger aux actes de ce monde ». Il y a une lucidité du corps imaginant, réfractaire à la part de « projet calculé » que contient nécessairement toute action. Ce « temps jamais rattrapé », avec sa triple caractérisation à la fin du feuillet 218, « son odeur de clémence nocturne, de survie religieuse, d’enfance incorruptible » est un des noms de « celle » sous la protection de qui Char se placera lorsqu’il évoquera la période de la Résistance ; par exemple dans le « Préliminaire » de À une sérénité crispée :

‘Envers celle à qui nous adressons sans retouches certaines chaudes et violentes paroles lorsque se dispose à nous ronger, à nous détruire, un mal foisonnant et entouré de murs, tel le nazisme, nous nous sentons tout droit et tout devoir. […] Mais dès 1948, l’affable, le hardi visage perd son miel et sa jeune rougeur. Quelque nom qu’on donne à la nuit, nous la traverserons désormais seuls, sans son conseil ardent.’

Ce que désigne cette « nuit », quel que soit son nom, nuit de l’« enfance incorruptible », comme celle de la résistance des « enfants sans clarté » dans « Hommage et famine », nuit d’Hypnos dans les feuillets, est aussi ce que désigne le « temps jamais rattrapé », l’intervalle inaccessible, et salvateur, comme fut salvatrice la force « subconscient[e] » qui dirigea la chute du sujet « avec tant d’à-propos » (feuillet 149).

Le motif de la maladie dans Feuillets d’Hypnos appartient donc plus généralement à l’isotopie du corps dont un relevé exhaustif montrerait l’extrême importance dans le recueil. Corps du poète ou des compagnons de maquis, corps souvent parcellaire, entr’aperçu dans le grossissement d’un détail, corps métaphorique ou corps de la sensation immédiate, il témoigne du rôle joué par les sens dans la lutte contre la crise historique et montre une des caractéristiques essentielles de la crise morale qui fait la crise historique : le triomphe de l’abstraction, des vérités générales (« vérités qui autorisent à tuer », feuillet 37). Aussi n’est-il pas surprenant que la « sensation » ait pour « corollaire la morale » 238 .

Les replis du discours métaphorique, les réseaux de connotations, tissent donc une toile sans cesse reprise, dans les fils de laquelle s’ébauchent puis se recomposent plusieurs désignations de ce qui est montré comme une crise du temps historique. Les formules explicites, telle celle du feuillet 220 (« la cruauté de la condition humaine de ce siècle »), ou les analyses sociales et politiques de quelques-uns des feuillets, sont doublées par une tentative répétée de métaphorisation de la crise, créant de constants mouvements de dissociation qui rompent l’illusoire adéquation de la « chose » et de son nom. Le discours métaphorique crée l’intervalle d’un « être-comme » (Deguy) qui n’occulte pas dans la fixité d’une seule désignation la singularité d’une crise jamais entièrement nommée 239 . L’innommable excède toujours le discours poétique, continûment relancé cependant, à l’attaque de chaque nouveau feuillet. Il y a donc bien, avec Feuillets d’Hypnos, un tournant de l’histoire, une crise, mais sa perception n’est alors pas distincte de la forme d’écriture qui la configure. Dans sa quête et ses détours, le discours métaphorique de Feuillets d’Hypnos implique cette « crise », qu’on ne peut nommer indépendamment de lui – et le mot même de « crise » fait alors difficulté, ne peut être le terme adéquat. La limite de cette recherche d’une crise de l’histoire dans Feuillets d’Hypnos est évidemment que la « crise » devienne à ce point excessive et innommable qu’elle n’ait plus de rapport avec l’histoire elle-même. Mais on verra qu’alors, justement, l’histoire est le recours éthique par lequel cette crise redevient pensable.

Notes
213.

Op. cit., vol. II, p. 247.

214.

Ibid.

215.

Voir le premier des quatre Billets à Francis Curel, daté de 1941, Œuvres complètes, op. cit., p. 632-633.

216.

Ajout manuscrit sur la version dactylographiée de Feuillets d’Hypnos, BLJD, Fonds René Char 687, Ae-IV-7.

217.

Aussi, seuls quelques hommes, liés par une amitié « fraternellement partagée », peuvent « dans la solitude » « f[aire] autour de leur dimanche le jour et la nuit réconciliés demain bouche à bouche […] » (lettre ms à Gilbert Lely, 9 septembre 1942, BLJD, Ms 20 844, H’-III-13).

218.

Jean-Claude Mathieu rappelle à propos de ce feuillet le lien qui attache la métaphore aux visions quotidiennes du maquis : « dépecer le dimanche » fait écho aux agneaux dépecés destinés à nourrir les résistants » in Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. I, p. 14.

219.

« L’humour n’est plus mon sauveur », écrit Char dans le deuxième billet à Francis Curel ; il a donc pu être perçu comme tel.

220.

Sur ce travail de la métaphore, voir la sixième étude « Le travail de la ressemblance » du livre de Paul Ricoeur, La Métaphore vive, Paris, Éditions du Seuil, 1975, repris dans la collection « Points Essais », pp. 221-272.

221.

Jean-Claude Mathieu, « L’innommable de l’histoire : l’hypnose et l’inondation, métaphores du nazisme chez Char », Métaphores. Revue du centre d’étude de la métaphore, n°8, « Théorie et pratique de la métaphore », Faculté des Lettres et Sciences humaines de Nice, décembre 1983, pp. 137-145.

222.

Ibid.

223.

Ibid.

224.

Michel Deguy, « Vers une théorie de la figure généralisée », Critique, octobre 1969, tome XXV, n°269, pp. 841-861.

225.

Souligné dans le texte.

226.

Voir, à ce sujet, le chapitre « La création comme désastre » dans le livre d’Éric Marty, René Char, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Les Contemporains », 1990, pp. 211-217.

227.

Souligné dans le texte.

228.

On voit ici la distance prise par rapport à l’invective sans concession de la période surréaliste sur la question de la religion.

229.

Comme le souligne Bertrand Marchal, « l’angélisme charien ne relève pas d’une théologie, ni même d’une psychologie, mais bien d’une physiologie. Cœur, sang, poumons, il s’agit toujours de la vie la plus élémentaire et la plus menacée par la terreur nazie […] », in « Le Tableau pulvérisé : le prisonnier, la lampe, l’ange. René Char et Georges de La Tour », L’Information littéraire, novembre-décembre 1989, n°5, pp. 14-19.

230.

Remplaçant l’au-delà par l’horizon, Char situe bel et bien l’action des combattants dans ce monde-ci, mais en lui donnant la dimension d’ouverture qui spécifie la « structure d’horizon ». Michel Collot, définissant celle-ci à la suite de Merleau-Ponty, la caractérise en effet en ces termes : « Du fait de ces renvois indéfinis de perspective en perspective, le monde se propose à nous non comme une totalité dont il serait possible de prendre une vue d’ensemble, mais comme un infini dont le point de fuite recule sans cesse au-delà du regard », in La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, PUF, 1989, p. 24.

231.

Bertrand Marchal insiste, dans l’article cité, sur « l’historicité » de Georges de la Tour, à laquelle il compare celle de René Char lui-même dont le rapport à l’histoire ne se résout pas dans une simple relation référentielle. De même, au sujet de cette toile de Georges de La Tour lue par Char : « ce n’est pas l’histoire qui se reflète dans l’intemporalité du tableau, c’est le tableau lui-même qui reçoit sa signification du moment historique dans lequel il se trouve exposé, à tous les sens du mot », faisant ainsi de « Georges de La Tour, malgré qu’il en ait, le premier Résistant et le contemporain d’Hitler […] », art. cit., p. 19.

232.

Voir sur ce point la remarque de Jean-Claude Mathieu sur l’association phonique et sémantique de l’ange et du sang, op. cit., vol. II, p. 251, note 137.

233.

Lettre citée par Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 206.

234.

Lettre conservée à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet sous la cote Ms 43 315.

235.

Op. cit., vol. II, p. 235.

236.

L’exemplification, chez cet esthéticien anglo-saxon, est une relation du symbole au référent exactement inverse à celle, habituelle, qui consiste à placer des « étiquettes » sur des choses. Elle désigne l’inversion du rapport de prédication qui attribue une qualité à une occurrence. L’auteur emprunte son exemple à la couleur : dire qu’un tableau gris exprime la tristesse, ce n’est pas attribuer de l’extérieur le prédicat « tristesse » à la couleur grise, comme ce serait le cas si on disait que le gris représente la tristesse, mais c’est dire que la couleur grise est un « échantillon » de la tristesse, qu’elle en est le référent. D’une certaine manière, c’est passer de l’expression : ‘le gris c’est la tristesse’ (c’est le symbole de la tristesse), à l’expression : ‘la tristesse c’est le gris’ (si vous en voulez un échantillon, voyez le gris). Voir Languages of Art, Indianapolis/ Cambridge, Hackett Publishing Company, Inc., 1976, pp. 52-56. Si l’on peut dire que l’état du corps dans Feuillets d’Hypnos est dans une relation d’exemplification avec la guerre, c’est dans le sens où il n’en est pas seulement une représentation, mais qu’il la montre comme un échantillon de ce qu’elle est.

237.

Dans d’autres recueils, au contraire, certaines formes de dispersion du corps, sa pulvérisation par exemple, prendront une valeur positive : sa « finitude » est « lumière, apport de l’être à la vie » (« La Bibliothèque est en feu », La Parole en archipel) ; ou sa « désagrégation », une forme d’exhaussement : « Plus tard on t’identifiera à quelque géant désagrégé, seigneur de l’impossible » (« J’habite une douleur », Le Poème pulvérisé).

238.

« La sensation et son corollaire la morale […] » est une expression du « Prière d’insérer » de Feuillets d’Hypnos, citée par Jean-Claude Mathieu qui en fait le titre d’une de ses sections , op. cit., vol. II, p. 258.

239.

Une annotation manuscrite postérieure insiste sur le danger de la recherche des « équivalences » : « Pour ne pas glisser dans l’inanité des équivalences qui suppriment toute illumination alternativement rompre puis revenir, être inharmonieux » (manuscrit de À une sérénité crispée, BLJD, Fonds René Char 725, AE-IV-14).