1.3. Décrire et nommer : les silences

De même que le « comme » de la métaphore crée un intervalle permettant de dire l’excès de la crise, de même la forme fragmentaire entoure chaque énoncé d’une marge silencieuse par laquelle et dans laquelle la crise se montre. Comme le souligne Françoise Susini-Anastopoulos, « le choix aphoristique implique une valorisation majeure de l’intercalaire, en même temps qu’une sorte d’exaltation […] de la capacité de silence » 240 . Dans Feuillets d’Hypnos, ces intervalles entre les feuillets remplissent plusieurs fonctions. La première, accordée à la spécificité de ce recueil, est de désigner un intervalle de temps : Feuillets d’Hypnos, en tant que journal, situe chaque note dans la continuité d’une vie quotidienne qui relie les prises de parole les unes aux autres. Ce contexte, qui affleure dans le texte, demeure silencieusement présent d’un bout à l’autre du recueil et se charge de non-dit, d’implicite, de signification tue 241 . Cet espace intervallaire est plein de tout ce que les énoncés suggèrent et ne disent pas. Comme l’écrit Jean-Claude Mathieu : « Le texte laconique dit et ne dit pas, montre et montre qu’il se tait. Les notations y apparaissent comme des prélèvements dans une réalité qui est entrevue, tout en restant dans presque toute son étendue cachée. […] Le texte laconique désigne un contexte, qu’il dérobe en même temps, pour l’essentiel ; il s’emplit d’implicite » 242 . En fonction de l’intensité des fragments eux-mêmes, les blancs qui les séparent se chargeront alors d’une plus ou moins grande tension. Dans la succession des feuillets 103 à 107, par exemple, qui sont parmi les plus laconiques du recueil, le silence est porté à sa plus forte intensité dramatique :

‘103
Un mètre d’entrailles pour mesurer nos chances.’ ‘104
Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri.’ ‘105
L’esprit, de long en large, comme cet insecte qui aussitôt la lampe éteinte gratte la cuisine, bouscule le silence, triture les saletés.’ ‘106
Devoirs infernaux.’ ‘107
On ne fait pas un lit aux larmes comme à un visiteur de passage.’

Le lexique de ces feuillets, leur brièveté, suggèrent une situation d’autant plus pathétique que l’essentiel est tu : comme une caméra qui montrerait le visage effaré d’un homme mais non la cause de son effroi, le feuillet 104 augmente son pouvoir de suggestion de ce qu’il ne montre pas ce que ces « yeux » voient. Parfois, la typographie vient renforcer cette poétique de la suggestion. Les points de suspension des feuillets 21 et 23 font entendre le commentaire silencieux de l’énonciateur sur la situation d’énonciation : « Amer avenir, amer avenir, bal parmi les rosiers… », « Présent crénelé… ». C’est ici dans la marge, l’espace intervallaire, le blanc qui sépare les aphorismes, que la tension vers le sens est la plus dense.

Au-delà de cette désignation silencieuse d’un contexte quotidien, montrant sans la nommer l’horreur d’une situation vécue, l’écriture de la note révèle une impossibilité de dire plus radicale : une forme d’indicible hante l’espace intervallaire des feuillets. Marie-Paule Berranger s’est penchée sur cette relation entre « l’aphorisme » et « l’insaisissable » dans l’écriture brève de René Char, et a montré sa « tension simultanée vers le silence et la révélation » 243 . L’aphorisme ouvert par les points de suspension marquerait « l’hémorragie du sens au-delà des limites du dire. » Ces analyses fondent le recours à la forme aphoristique sur l’idée d’une vérité, que cette forme seule pourrait appréhender : « Le blanc à la fois sépare et lie : il est nécessaire à cette vérité avec laquelle prétend fusionner l’aphorisme. Char le confirme à France Huser : ‘Il arrive que le silence en nous et la vérité existent l’un sans l’autre ou l’un par le refus de l’autre. Mais le silence est l’étui de la vérité […]’ ». Et la conclusion de la première partie de l’article s’énonce en ces termes : « La discontinuité scripturaire renvoie moins à une vérité morcelée et plurielle qu’à une vérité unique mais intermittente […] » 244 . Remarquons toutefois que Marie-Paule Berranger puise indifféremment ses citations dans L’Âge cassant, À une sérénité crispée, Le Rempart de brindilles ou Rougeur des Matinaux. Or il n’est pas certain que la « vérité » soit de la même manière l’enjeu de Feuillets d’Hypnos, des recueils d’après-guerre et des recueils ultérieurs. L’aphorisme, dont l’auteur souligne qu’il s’impose « en temps de crise historique », n’exerce pas identiquement d’un bout à l’autre de l’œuvre sa force d’opposition à l’histoire. « L’indifférence à l’histoire », « la résistance au temps linéaire qui érige la mort en valeur », dont l’article rappelle qu’ils sont un « devoir » pour le poète, alors que l’homme, lui, ne peut se soustraire à « la négativité » du temps historique, sont des mots d’ordre d’après-guerre et ne valent pas uniment pour Feuillets d’Hypnos. De même, cette affirmation concernant la forme brève : « alternative au poème imposée par l’histoire elle cherche désespérément à sortir de l’histoire », qui ne peut englober les notes de Feuillets d’Hypnos, tout entières tournées vers la nécessité qu’il y ait quelque chose comme de l’histoire. Feuillets d’Hypnos cherche plus à guider l’action dans l’histoire qu’à en sortir, et la dimension de connaissance de la forme aphoristique, son rapport à une vérité qui ne se livrerait pas dans une autre forme, n’y est pas indépendante de sa fonction pragmatique.

Faut-il, pour comprendre la relation de l’écriture des feuillets à l’insaisissable, à l’innommable, se tourner, comme le fait Maurice Blanchot, vers ce que Char appelle « l’inconnu » 245  ? L’inconnu, rappelle Maurice Blanchot, n’est ni « le pas encore connu », ni « l’absolument inconnaissable ». Il n’est « ni objet ni sujet », mais se manifeste dans une relation où la poésie, la pensée, qui « a pour enjeu l’inconnu », « se rapporte à l’inconnu comme inconnu » : « Ce rapport découvre l’inconnu mais d’une découverte qui le laisse à couvert ». C’est alors dans la parole, et en particulier dans la parole poétique, que l’inconnu se découvre pour ce qu’il est, tout en restant inconnu. Remarquons que ces propositions sont d’abord situées, même si c’est pour la remettre en cause, dans la perspective d’une philosophie de la connaissance : « Ces propositions risquent de n’avoir aucun sens, sauf si elles atteignent leur fin qui est de mettre en question le postulat sous lequel se tient implicitement toute la pensée occidentale » 246 . Ce postulat est celui d’une connaissance entendue comme « lumière », comme « expérience de la continuité panoramique », où domine le principe d’une « perspective d’ensemble ». C’est encore par rapport à la philosophie de la connaissance et à sa tradition que Maurice Blanchot situe, pour louer sa différence, la « parole de fragment » de René Char : « Qui dit fragment ne doit pas seulement dire fragmentation d’une réalité déjà existante, ni moment d’un ensemble encore à venir » 247 . Remettant en cause « l’idée qu’il n’y aurait connaissance que du tout », Maurice Blanchot reconnaît dans « l’éclatement » ou « la dislocation » du poème, dans le « poème fragmenté », « un poème non pas inaccompli, mais ouvrant un autre mode d’accomplissement, celui qui est en jeu dans l’attente, dans le questionnement ou dans quelque affirmation irréductible à l’unité… » 248 . Aussi y aurait-il « erreur » à « interpréter ce langage comme s’il appartenait encore au discours, qu’il soit ou non dialectique ». La parole de fragment permet au contraire un « arrangement d’une sorte nouvelle », « un arrangement qui ne compose pas, mais juxtapose, c’est-à-dire laisse en dehors les termes qui viennent en relation, respectant et préservant cette extériorité et cette distance comme le principe – toujours déjà destitué – de toute signification. ». Char nous appelle alors à dépasser les « vieilles catégories » (les opposés, leur tension, leur résolution) », pour en venir « non pas à la totalité où le pour et le contre se réconcilient ou se fondent : pour nous rendre responsable de l’irréductible différence » 249 . Cette analyse de la « parole de fragment » semble se fonder avant tout sur La Parole en archipel, recueil explicitement cité à la fin de l’article, même si « chaque recueil de René Char, avancée de tous les autres, est une manière toujours différente d’accueillir l’inconnu sans le retenir. » Certaines caractérisations du fragment ne peuvent s’appliquer à Feuillets d’Hypnos, au sujet duquel on ne peut évoquer, par exemple, « […] la suite de ‘phrases’ presque séparées que tant de poèmes nous proposent – texte sans prétexte, sans contexte - , […] ». Certes, Maurice Blanchot bien avant cela, dans un article d’octobre 1946, repris dans La Part du feu, a établi combien la poésie « se révèle à elle-même » quand elle montre qu’elle peut parler aussi des « péripéties du combat clandestin » : le fait que « ces notes de détail et d’actualité paraissent chaque fois, dans cet ensemble, nécessaires et comme inévitables, montre mieux que toute autre preuve comment, pour une existence poétique, la poésie se révèle à elle-même, non seulement quand elle se réfléchit, mais quand elle se décide et qu’elle peut ainsi parler de tout […] » 250 . Mais dans cet article de 1946, la perspective de Maurice Blanchot sur la poésie de Char n’était pas encore celle des années 1960. La poésie était dite « présence de tout, recherche de la totalité », « pouvoir et droit de parler de tout, de tout parler » 251  : on mesure l’écart qui sépare cette affirmation des analyses de L’Entretien infini, où la parole de fragment est décrite comme « morceau de météore, détaché d’un ciel inconnu et impossible à rattacher à rien qui puisse se connaître ». Les notes de Feuillets d’Hypnos sont de l’ordre du divers, et à travers lui, de la totalité : Maurice Blanchot évoque à leur sujet « les moments les plus distincts, les contacts les plus variés, le plus grand nombre de présences et comme une infinité simultanée d’impressions successives, emblème de la totalité des métamorphoses » 252  ; elles ne relèvent pas exactement de « la parole de fragment » dont le fondement est, non pas la totalité, mais « la disjonction ou la divergence comme le centre infini à partir duquel, par la parole, un rapport doit s’établir ». Il y a donc une spécificité de la note, ou du fragment, quel que soit le nom qu’on lui donne, dans Feuillets d’Hypnos.

Toutefois, l’enjeu de ce que Maurice Blanchot découvre dans la « parole de fragment » de René Char ne s’épuise pas dans la « région » d’une théorie de la connaissance. Un lien se dessine entre le fragmentaire, que Maurice Blanchot associe à « la pensée du neutre », et le neutre, qu’il distingue dans le terme de Char, l’« inconnu ». Or, commentant l’inconnu charien, Blanchot suggère un lien entre une éthique (« Comment vivre sans inconnu devant soi ? »), et cette parole fragmentée qui « accueille l’inconnu sans le retenir ». Peut-être « l’arrangement » d’un type nouveau que permet la parole fragmentaire, sa capacité à « juxtaposer » les termes, à « laisser en dehors les uns des autres ceux qui viennent en relation », à « préserver cette extériorité et cette distance comme le principe de toute signification », est-elle précisément dans Feuillets d’Hypnos en étroite corrélation avec une exigence éthique imposée par l’histoire. « Comment vivre sans inconnu devant soi ? », la formule de l’« Argument » du Poème pulvérisé, daté de l’immédiat après-guerre, est lue par Maurice Blanchot dans ses implications du côté de la pensée, de l’expérience du neutre, c’est-à-dire de ce qui n’est ni un concept, ni une idée, étant « impliquée dans tout rapport avec l’inconnu », mais aussi du côté de la vie à mener. Autrement dit, une corrélation étroite relie ce qui, dans le neutre, remet en question la saisie, la volonté de prendre, de « com-prendre », propre à la pensée occidentale, et ce que c’est que vivre « authentiquement », « poétiquement », comme l’écrit Blanchot. « Vivre avec l’inconnu devant soi […], c’est entrer dans cette responsabilité de la parole qui parle sans exercer aucune forme de pouvoir […] », « c’est avoir rapport à l’inconnu comme inconnu et ainsi mettre au centre de sa vie cela - l’inconnu qui ne laisse pas vivre en avant de soi et qui, en outre, retire à la vie tout centre. » Et Blanchot de citer, pour finir, une phrase de Feuillets d’Hypnos : « ‘Un être qu’on ignore est un être infini, susceptible, en intervenant, de changer notre angoisse et notre fardeau en aurore artérielle.’ L’inconnu comme inconnu est cet infini, et la parole qui le parle est parole d’infini. » Où l’on voit le lien entre la recherche d’une définition de la conduite à tenir, dans les feuillets, et cette parole qui refuse une relation de pouvoir, de préhension, sur les choses. Peut-être ce qui, dans Feuillets d’Hypnos, se montre en se taisant est-il cet inconnu, accueilli dans une parole qui le laisse inconnu, plus que jamais nécessaire dans la forme singulière de combat que désigne Feuillets d’Hypnos, dans ces circonstances où doit être préservé l’infini de la chance par laquelle l’ensemble d’une situation historique, faite d’« angoisse » et de « fardeau », se retournera en « aurore artérielle ». Aussi les silences de ce recueil, étendus dans les marges qui séparent les fragments, ne prennent-ils véritablement leur sens que dans ce rapport de nécessité entre, d’un côté, une pensée non liée, irréductible à l’unité, « toujours différant de parler et toujours différente de ce qui la signifie », et de l’autre, l’exigence d’ouvrir la circonstance historique à la possibilité de son renversement, à l’infini de ce qu’on ignore et qui « en intervenant » change un fardeau en aurore. Supprimer cet espace silencieux, c’est, par un excès de parole en prise sur les choses, de paroles qui « identifient », supprimer la possibilité d’échapper à une identification préétablie des circonstances et du devenir historique, et par là supprimer la possibilité de l’inédit, par quoi une situation sans issue se renverse en un avènement.

L’innommable, dans cette perspective, n’est pas à considérer comme quelque chose qui serait là, antérieurement à la parole, et dont l’écriture poétique s’efforcerait de rendre compte. L’écriture de Feuillets d’Hypnos conduit au-delà de la simple idée selon laquelle le silence est le symptôme d’une difficulté à dire. Peut-être faut-il revoir en ce sens le partage générique entre les notes de Feuillets d’Hypnos et les textes recueillis après guerre dans Recherche de la base et du sommet. Rappelons que c’est à l’ouverture de ce dernier recueil que figure l’épigraphe concernant la nécessité de « nommer les choses impossibles à décrire ». Par rapport aux textes de Recherche de la base et du sommet et, pour cette période en particulier, aux premiers Billets à Francis Curel, Feuillets d’Hypnos est parcouru d’une pluralité d’enjeux. À côté de l’impératif de nommer les choses impossibles à décrire, on en trouve un autre, celui de réserver une part, non pas d’innommable ou d’indicible, mais d’innommé. Tel est peut-être le sens de « l’inaccessible champ libre » sur lequel s’ouvre le recueil dans le texte liminaire. Il y a une nécessité du silence, d’une part d’absence, qui prend tout son sens dans la relation de l’écriture à l’action.

La part de silence dans Feuillets d’Hypnos est toutefois liée aussi, dans une certaine mesure, à l’horreur de la réalité entraperçue. Sur ce point, la dernière phrase du deuxième billet à Francis Curel, « C’est possible et c’est impossible », venant clore une analyse lucide de la politique hitlérienne, en 1943, est assez significative :

‘[…] Quelle entreprise d’extermination dissimula moins ses buts que celle-ci ? Je ne comprends pas, et si je comprends, ce que je touche est terrifiant. À cette échelle, notre globe ne serait plus, ce soir, que la boule d’un cri immense dans la gorge de l’infini écartelé. C’est possible et c’est impossible.’

Ce passage désigne explicitement la difficulté du sujet à concevoir ce qui semble d’abord dépasser l’intelligible : « je ne comprends pas et si je comprends, ce que je touche est terrifiant. » On est ici au cœur de la question soulevée par la formule du texte liminaire : « ne pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire ». Il y a bien, dans cette perspective, une « chose » antérieure à sa nomination, terrifiante, et que l’écriture s’efforce de saisir. Mais on peut aussi, plus radicalement, comprendre cette phrase finale, non comme une impossibilité de concevoir l’horreur, mais comme l’affirmation d’une impossibilité assignée à la chose même. Dans la densité créée par le tour ramassé de la formule et sa coordination paradoxale, « c’est possible et c’est impossible », il y a, au-delà de l’expression d’une horreur excessive, la volonté de tenir ensemble la dénonciation de celle-ci, la lucidité devant le mal, et l’affirmation d’une révolte contre ce qui pourrait être conçu comme une nécessité de ce mal. Ce qui s’avère « impossible », c’est l’enchaînement mécanique de causes et de conséquences, aboutissant à ce qui est présenté, sur le plan logique, comme une incohérence : « à cette échelle, notre globe ne serait plus que… ». L’impossibilité de la situation est soutenue par cette forme d’anéantissement qu’elle semble se préparer pour elle-même quand on en considère les ultimes implications. Il ne s’agit donc pas seulement de souligner un excès, un inconcevable : ce n’est pas parce que la chose dépasse l’imagination qu’elle est « impossible ». Écrire cette phrase, « c’est possible et c’est impossible », dans ce contexte, c’est, sans céder sur l’indispensable vigilance (la chose « est possible »), refuser d’enfermer l’avenir dans l’inéluctable d’une déduction logique qui anéantirait l’avenir lui-même, tout autant que ses bourreaux. Il s’agit de poser, à travers une nomination et une description tout à fait explicites (« À cette échelle, notre globe ne serait plus, ce soir, que la boule d’un cri immense dans la gorge de l’infini écartelé »), le refus de ce que Char appelle avec lucidité une « entreprise d’extermination ». Par ce refus aussi bien éthique que logique, une part d’innommé, de non encore nommé, peut être maintenue et faire contrepoids à la tentation d’abandonner à l’innommable qui « terrifie » et du même coup paralyse la pensée, un avenir d’anéantissement.

On ne peut ici omettre de situer l’écriture de Char, et ce deuxième billet à Francis Curel, dans la perspective de ce qui, après-guerre, caractérisera la littérature des camps et la possibilité d’une écriture du génocide. Les caractéristiques du recueil, la forme brève, ses silences, ont-elles à voir avec la question de l’irreprésentable, ou de l’indicible, telle qu’elle a été posée « après Auschwitz » ? L’inconcevable travaille-t-il l’écriture de Char comme il le fera dans certains écrits après le « désastre » ? Notons d’emblée que la question n’est qu’à-demi pertinente : un décalage temporel sépare la rédaction des feuillets (même s’ils ont été retravaillés pour la publication en 1946) de la situation de l’écriture après guerre. Il y a « désastre » parce que le mal a eu lieu. Mais le pressentiment de Char pendant la guerre est assez remarquable. Son intuition d’une réalité inconcevable, sa lucidité sur « l’entreprise d’extermination » donnent à son écriture l’horizon d’un désastre en cours. Il ne s’agit pas encore d’une faillite de l’histoire, ni de ce mal absolu qui ébranlera si ce n’est la légitimité, du moins les modalités de l’écriture chez certains auteurs, mais du pressentiment de cette faillite qui, on le verra, appelle en réponse, dans la poésie de Char, l’affirmation de l’histoire et une éthique de l’écriture.

Les deux premiers Billets à Francis Curel, datés dans Recherche de la base et du sommet de 1941 et de 1943, emploient une série de termes et d’expressions tout à fait significatifs : le premier billet parle de « l’innommable situation dans laquelle nous sommes plongés » et se conclut sur ces mots : « Nous sommes dans l’inconcevable, mais avec des repères éblouissants ». Le deuxième billet pose par une double antithèse le statut singulier de la réalité entraperçue : « Je ne comprends pas, et si je comprends, ce que je touche est terrifiant », « C’est possible et c’est impossible ». Cette formulation paradoxale signale exactement la nature spécifique de ce dont voudront parler les rescapés des camps. Jean Cayrol souligne en 1953 la nécessité absolue de maintenir l’irréductibilité de cette expérience : « Comment imaginer sans appauvrir, réhumaniser ce qui était en un certain sens irréel, échappant à l’intelligence commune, à la réflexion et d’une nature ‘paroxystique’ » 253 . Robert Antelme éprouve, au moment de parler de sa détention, la sensation de l’étrangeté de ce qu’il a à dire, de cette expérience simultanément « possible et impossible » : « À peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions. À nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable. Cette disproportion entre l’expérience que nous avions vécue et le récit qu’il était possible d’en faire ne fit que se confirmer par la suite. Nous avions donc bien affaire à une de ces réalités qui font dire qu’elles dépassent l’imagination. » 254 À cette réalité qui « dépasse l’imagination », il faut répondre par un renchérissement de l’imagination : telle est pour Robert Antelme la seule façon d’en « dire quelque chose ».

Cette fonction de l’imagination comme moyen d’accéder à une réalité inimaginable n’est pas exactement superposable au rôle que joue l’imagination dans Feuillets d’Hypnos. L’imagination est, dans le recueil, indissociable de la poésie et du poète. « Imagination, mon enfant », écrit le feuillet 101, tandis que le feuillet 218 affirme : « Dans ton corps conscient, la réalité est en avance de quelques minutes d’imagination ». L’imagination, quand elle n’est pas « dévastée » (feuillet 52), est ce qui donne « le mot de la situation » (feuillet 148) ; à elle peuvent être confiés « ‘l’impossible’ ou ‘l’inaccessible’ pour extrême mission », et elle est alors poésie « souveraine » (feuillet 132). C’est par elle que les images et les réseaux métaphoriques font émerger dans le détour de leur figuration tout ce qui de la situation ne se laisse pas saisir immédiatement. L’imagination n’a pas, chez Char, de fonction réaliste : il ne s’agit pas d’imaginer l’horreur ; ce serait inutile : « […] Le sang sur les parois de la cuvette demeurait hors de portée de mon imagination. À quoi eût servi de se représenter la silhouette honteuse, effondrée, le canon dans l’oreille, dans son enroulement gluant ? » (feuillet 217). Dans ce feuillet l’imagination apparaît comme une arme qui oppose à l’ignoble de la situation d’autres images qui vont soutenir la lutte. La phrase se poursuit en effet par cette autre image, qui est aussi une interprétation de la scène immédiatement précédente, rendant possible la poursuite du combat : « Un justicier rentrait, son labeur accompli, comme un qui, ayant bien rompu sa terre, décrotterait sa bêche avant de sourire à la flambée de sarments ». Elle n’a en ce sens pas exactement la même fonction que dans le texte de Robert Antelme chez qui elle vise à rendre communicable l’inconcevable. Chez Char elle donne, face à « l’inconcevable », des repères, « repères éblouissants » du premier Billet à Francis Curel, à l’image de la « lampe inconnue de nous » du feuillet 5. Elle fait surgir la « contre-terreur » de l’univers naturel par quoi elle s’oppose au détournement de la nature, représenté emblématiquement par « la fleur tracée » (feuillet 37), que les nazis ont opéré en s’appuyant sur un autre usage de l’imagination, celui qui joue sur les « névroses collectives » (feuillet 37) dans le recours aux mythes et aux symboles. Chez Char l’imagination est une « puissance » de transformation de la réalité :

‘L’imagination consiste à expulser de la réalité plusieurs personnes incomplètes pour, mettant à contribution les puissances magiques et subversives du désir, obtenir leur retour sous la forme d’une présence entièrement satisfaisante. C’est alors l’inextinguible réel incréé. » (Partage formel, I)’

Si l’imagination poétique donne, face à l’inconcevable, des repères qui permettent de s’orienter dans l’action, là où la fonction de l’imagination dans l’écriture des camps est davantage de transmettre une « expérience intransmissible, solitaire, instable » (Jean Cayrol 255 ), ces deux types d’écriture se rejoignent dans l’idée qu’il y a « des choses impossibles à décrire ». Pour tous ces auteurs, le langage fait défaut. Comme le note Alain Parrau, « l’indicible, dans l’expérience concentrationnaire, est d’abord l’indescriptible » 256 . Même chez un témoin comme Primo Levi qui, souligne Alain Parrau, ne rencontre, dans son urgence de parler, aucun obstacle de langage, le « manque de mots » a été la première sensation éprouvée : « Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme » 257 . Avec une perspective différente, Jean Cayrol développe la même idée dans l’article de 1953, quand il s’en prend aux romanciers qui « s’attachent à donner un corps romanesque à ce qui n’était qu’un monstre impossible à décrire ». Ce qui n’implique pas d’abandonner au silence l’expérience des camps. Alain Parrau rappelle combien Robert Antelme s’insurge contre ce qui pourrait légitimer le silence : « qualifier les événements d’ ‘inimaginables’ est une paresse, ‘c’est le mot le plus commode’ » 258 .

Aussi, par certains aspects, l’écriture de Feuillets d’Hypnos pourrait-elle être rapprochée d’une « écriture du désastre ». La forme fragmentaire répondrait à la nécessité d’abandonner le continu du discours pour ne pas masquer un référent qui n’est désormais saisissable que dans la contradiction d’un « c’est possible et c’est impossible », dans le maintien de l’inconcevable par des formes spécifiques de figuration. Ainsi Feuillets d’Hypnos serait-il pour une part – et pour une part seulement – une réponse à de l’indicible, entendu au sens d’indescriptible. On peut voir là l’écriture par excellence de la crise de l’histoire, mettant en cause l’histoire elle-même : faillite du sens, échec d’une rationalisation du cours des choses, perte d’une pensée de la totalité. On serait en présence d’un « absolu » de l’histoire, au sens d’un détachement, d’une sortie de « l’espace historique » selon l’acception du mot « désastre » chez Maurice Blanchot 259 . Feuillets d’Hypnos participe de cette subversion des possibilités d’unification temporelle, et d’orientation, qui caractérisent la rationalisation du discours de l’historien. Tout un travail de « configuration », de « mise en intrigue » (Ricoeur), qui avait été à l’œuvre dans la composition de Seuls demeurent a disparu de Feuillets d’Hypnos. Si la crise de l’histoire se lit dans l’écriture fragmentaire c’est alors dans la mesure où celle-ci signale, à cause de cette part de silence nécessaire, l’impossibilité de mettre en ordre, d’unifier et de narrer les événements à l’échelle du recueil.

Notes
240.

Françoise Susini-Anastopoulos, « De quelques effets poétiques spontanés du choix aphoristique », Désir d’aphorismes, études rassemblées par Christian Moncelet, Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Clermont-Ferrand, coll. « Littératures », 1998, pp. 42-48.

241.

C’est ce contexte affleurant qui permet, dans une certaine mesure, de lire Feuillets d’Hypnos comme un journal, où se trouveraient consignées jour après jour les circonstances de la vie au maquis. Mais l’absence de coordonnées temporelles et l’effacement de la majorité des indications référentielles montrent la limite de cette caractérisation générique.

242.

Op. cit., vol. II, p. 253.

243.

Marie-Paule Berranger, « L’Aphorisme contredit », in René Char, Actes du colloque du 20-22 juin 1983, Université de Tours, Daniel Leuwers dir., Sud, Marseille, 1984, pp. 149-170.

244.

Ibid., p. 155.

245.

Maurice Blanchot, « René Char et la pensée du neutre » et « Parole de fragment », L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, pp. 439-458.

246.

Ibid., p. 443.

247.

Ibid., p. 451.

248.

Ibid., p. 452.

249.

Ibid., p. 454.

250.

« René Char », in La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 111.

251.

Ibid.

252.

Ibid.

253.

Jean Cayrol, « Témoignage et littérature », Esprit, Paris, avril 1953, n°201, p. 578.

254.

Robert Antelme, L’Espèce humaine, Gallimard, 1978, p. 9, cité par Alain Parrau, Écrire les camps, Paris, Belin, 1995, p. 297.

255.

Article cité, p. 576.

256.

Op. cit., p. 294.

257.

Primo Levi, Si c’est un homme, cité par Alain Parrau. Voir les analyses de dernier sur cette question, op. cit., p. 297-298

258.

Ibid.

259.

Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980 : un certain nombre de textes sont consacrés à Auschwitz comme « interruption de l’histoire » (p. 134) et à la question de sa mémoire. Voir aussi les commentaires de Christophe Bident dans son chapitre : « Le dernier livre. L’Écriture du désastre 1974-1980 » in Maurice Blanchot partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon, 1998, pp. 508-520.