2.1. Le prix des mots

La première caractéristique de l’écriture poétique en cette période est de changer de statut sous la pression des circonstances. Elle devient secondaire au regard de la situation historique ; une insuffisance essentielle semble déterminer sa place, limitée, dans le contexte de crise : « Certes, il faut écrire des poèmes, tracer avec de l’encre silencieuse la fureur et les sanglots de notre humeur mortelle, mais tout ne doit pas se borner là. Ce serait dérisoirement insuffisant. », écrit Char à Francis Curel dans le premier Billet, daté de 1941. Placée à l’ouverture de toutes les rééditions de Recherche de la base et du sommet, cette affirmation est loin d’être accidentelle 260 . Ce que Char refuse ici, à l’inverse de certains de ses contemporains, c’est de donner à l’écriture et à la publication de poésie la même efficacité que l’engagement politique et militaire. D’une certaine manière, Char affirme l’irréductible différence entre l’arme et le poème. Faire du poème une arme apparaît d’abord comme une expression métaphorique. L’exceptionnel des circonstances oblige à clarifier et à dissocier les niveaux de compréhension des expressions qui ont pu dominer le discours littéraire, notamment surréaliste, dans l’entre-deux-guerres 261 . Face à la gravité des exactions vichystes et nazies, la puissance des mots eux-mêmes révèle ses limites et leur emploi devient soumis à caution. De la part d’un poète qui affirme depuis Arsenal la force de révolte de l’écriture poétique, ce propos en dit long sur l’ampleur de l’oppression d’une part, sur la volonté de lucidité d’autre part : plus que jamais, il s’agit de ne pas se payer de mots.

La période de la guerre révèle donc pour Char les limites des ambitions performatives de l’écriture. Une conscience aiguë de la fragilité des mots face aux excès de l’histoire détermine le premier rang donné à l’action. C’est en ce sens que le feuillet 31 peut affirmer : « J’écris brièvement. Je ne puis guère m’absenter longtemps. S’étaler conduirait à l’obsession. L’adoration des bergers n’est plus utile à la planète. » La mise en relief du verbe « s’absenter » pose implicitement une séparation entre l’ordre de l’action et celui de l’écriture. Et, au-delà, c’est à une prise en main de leur destin par les hommes eux-mêmes que Char en appelle. Qu’est-ce que « l’adoration des bergers » si ce n’est, dans le contexte de l’œuvre, la figuration de l’attente et de la vénération d’un salut venu d’ailleurs ? L’écriture, selon la logique du feuillet, court le risque d’être du côté de cette attente passive – du moins, l’écriture qui consiste à « s’étaler ». Car par ce terme dépréciatif auquel est corrélé un dysfonctionnement psychique, « l’obsession », Char vise un certain type d’écriture poétique. Par exemple, celui de la poésie épique et nationale d’Aragon à l’égard de laquelle Char ne faisait pas mystère de son aversion 262 .

La poésie, dans cette période de combat, n’aurait-elle d’autre alternative que de soumettre sa forme à un principe d’utilité ou de s’interrompre ? En effet, dans le feuillet 31 se trouve rejeté un rapport au monde et aux événements qui n’est pas « utile à la planète », et rejetée aussi, indirectement, la forme d’écriture (« étaleme[nt] » et « adoration ») qui soutient ce rapport au monde. Mais l’utilité dont il est question ne se conçoit jamais pour Char comme une relation directe du poème à la cause à défendre. Ses protestations contre Aragon et Éluard le disent assez. En revanche, l’écriture poétique joue un rôle, possède une fonction, que montre l’importance de la définition des mots « poètes » et « poésie » dans Partage formel. Char refuse la subordination de la poésie au combat politique ; il n’élimine pas toute relation entre le poème et le politique.

Notes
260.

À l’appui de cette position, mentionnons la lettre du 7 juin 1942 adressée à René Bertelé, lequel demande à Char de participer à son anthologie de « la jeune poésie française » : « […] il me semble que la seule préoccupation sérieuse d’un poète en ce moment doive être celle du silence. (non du désoeuvrement.) À notre époque de dénaturation de la condition humaine, seules la compagnie des hommes et celle des otages me paraissent ‘harmonieuses’. […] En fait, le cœur d’écrire ne me manque pas mais seulement le goût de publier. Puis, parler plus ou moins énigmatiquement au public des amateurs n’est-ce pas détourner son attention de la chose brutale, essentielle, le conduire aux hautes herbes qui lui masquent la dureté de l’effort pratique qu’il devrait pourtant fournir s’il veut conserver son indépendance et sa vie ? Les faits indiquent que j’exagère à peine. » (BLJD, Ms Ms 47 653).

261.

C’est ce que Char rappellera plus tard dans un passage de la lettre adressée en avril 1950 à Combat au sujet du « scandale de Notre-Dame » : « Ceci dit, en 1950, je n’adhérerais plus à cette autre fidélité – déjà forcée à l’époque, - du Second Manifeste de Breton écrivant : ‘L’acte surréaliste… c’est de descendre, muni d’un revolver, dans la rue et de tirer au hasard dans la foule’ (je cite de mémoire). Non. Chacun maintenant doit savoir pourquoi il ne tirerait pas au hasard dans la foule… Et Breton le premier […] », Combat, avril 1950, texte reproduit dans René Char. Dans l’atelier, op. cit., p. 612.

262.

Voir la correspondance avec René Bertelé, et notamment, la lettre mentionnée ci-dessus du 7 juin 1942. Le passage concernant Aragon est reproduit dans la biographie de L. Greilsamer, L’éclair au front. La vie de René Char, Paris, Fayard, 2004, p. 161.