2.2. Une crise des mots

La crise de l’histoire entraîne certes d’abord une crise des mots, dont l’écriture des feuillets se fait l’écho, mais elle va conduire aussi, simultanément, à une redéfinition de leur valeur. La première mise en cause de l’écriture vient d’un excès du réel : « La vue du sang supplicié en a fait une fois perdre le fil, a réduit à néant leur importance. » Ce qui change de Seuls demeurent à Feuillets d’Hypnos, c’est d’abord cette emprise de la réalité sur l’écrit. Plus que jamais, les mots sont lestés du poids que leur donne la réalité singulière de l’époque. L’écriture fait l’épreuve de son insignifiance face à ce qui est en mesure de la dépasser infiniment. Et il n’est pas sans importance que Feuillets d’Hypnos s’ouvre sur cette fragilité. La crise de l’histoire se lit aussi à cet avertissement sur le faible poids des mots face au poids du réel.

Les premières phrases de l’avertissement du recueil mettent ensuite en garde contre la tentation de donner à ces notes le poids que confère une tradition littéraire : « Ces notes n’empruntent rien à l’amour de soi, à la nouvelle, à la maxime ou au roman. ». L’écriture se dégage d’une caractérisation générique, ainsi que de la solidité, de la forme de permanence que peuvent conférer la tradition d’une part, la publication d’autre part, et avec elles, l’inscription de l’écriture dans une temporalité plus longue. Détachées d’une histoire littéraire, ces notes le sont aussi, à plusieurs reprises, de leur auteur : « ce carnet pourrait n’avoir appartenu à personne », elles furent « ensuite plus souvent survolées que relues » et « un feu d’herbes sèches eût tout aussi bien été leur éditeur. » Sans garant, ni auteur, ni éditeur, ces notes sont, dans cet avertissement, délibérément présentées sans référence à leur sujet d’énonciation. Les tournures passives, le vocabulaire abstrait soulignent cet anonymat : les feuillets « marquent la résistance d’un humanisme » et non d’un humaniste. La singularité du recueil est soulignée par ce refus d’une autorité énonciative mais aussi auctoriale, refus relayé dans les feuillets par les dédoublements de l’instance d’énonciation, voix des compagnons de maquis, des autorités politiques, du sens commun donnant à entendre toute une société, et d’un « je » appelé Hypnos. La multiplication des voix dans Feuillets d’Hypnos est le signe de la crise que les circonstances imposent à la notion d’œuvre : de même que le « grisâtre anonymat » du coucou est la contrepartie de « son chant écartelant » (feuillet 159), de même la possibilité d’écrire impose en cette période l’invisibilité du sujet. Peut-être est-ce là une part de ce prix que souligne la dernière phrase de l’avant-propos. Le prix des mots, ce serait, en premier lieu, ce changement imposé par les circonstances dans la définition des rapports entre le sujet et sa voix. Car écrire dans un tel contexte ne peut se faire qu’à condition de « retourner pour de longues années dans le néant du père » (« Chant du refus. Début du partisan ») ; préparer la délivrance impose une « léthargie rougeoyante », selon l’image de ce poème, qui rassemble, dans un même syntagme, la mutation de l’épigraphe de Feuillets (« L’hiver se fit sommeil et Hypnos devint feu ») et la naissance différée du feuillet 95 : « D’une sobriété de pierre, je demeure la mère de lointains berceaux ». Le sujet s’efface, premier prix à payer pour la réussite d’une alchimie qui prépare la venue de la liberté. En contrepartie, une pluralité d’acteurs vient relayer l’auteur disparu : « La suite appartient aux hommes ». Face à l’ampleur de la crise, il faut, plus que jamais, se souvenir que la responsabilité d’un seul ne suffit pas à garantir les mots. C’est ce que Char rappelle à René Bertelé après avoir commenté la « production intarissable » des jeunes poètes : « Et sachons nous rappeler que le poème émerge d’une imposition subjective et d’un choix objectif. » 263 Comme l’énonce dans sa deuxième partie l’aphorisme XXIX de Partage formel qui commence par cette même phrase, le statut d’auteur est circonstanciel : « […] Le poème est une assemblée en mouvement de valeurs originales déterminantes en relations contemporaines avec quelqu’un que cette circonstance fait premier. »

La fragilité des mots, dont l’exactitude et la rareté dans Feuillets d’Hypnos sont le corollaire, est à la mesure d’une autre crise liée à cette défaillance de garants : une forme d’inflation du langage dans la société multiplie la circulation des faux-sens et des faux-semblants, quand ce n’est pas au cœur de l’écriture du carnet que se révèle la perte des équivalences entre les noms et les choses. Le feuillet 43 signale la disparition d’une ligne de partage entre les contraires : « Bouche qui décidiez si ceci était hymen ou deuil, poison ou breuvage, beauté ou maladie, que sont devenues l’amertume et son aurore la douceur ? » Le feuillet 90 souligne de son côté la disparition des anciens repères temporels en même temps que celle de leur nom : « On donnait jadis un nom aux diverses tranches de la durée : ceci était un jour, cela un mois, cette église vide, une année. » À cette caractérisation devenue impossible fait écho l’observation d’une confusion des noms dans la société : « Je vois l’homme perdu de perversions politiques, confondant action et expiation, nommant conquête son anéantissement » (feuillet 69). Il appartient alors au feuillet de dénoncer ce nom impropre : « La perte de la vérité, l’oppression de cette ignominie dirigée qui s’intitule bien […] » (feuillet 174) et, contre les « préjugés et faux principes », d’appeler les choses par leur nom : « […] les convaincre qu’à partir d’un certain point l’importance des idées reçues est extrêmement relative et qu’en fin de compte « l’affaire » est une affaire de vie et de mort et non de nuances à faire prévaloir […] » (feuillet 38). Derrière ces dénonciations se fait entendre l’idée que le combat contre l’oppression est aussi un combat pour le mot juste. Dans le feuillet 164 la condamnation du mot « gratuit » implique, sur fond de polémique, une condamnation morale : « […] nous opposons la conscience de l’événement au gratuit (encore un mot de déféqué) ». Et il n’est pas étonnant de retrouver dans ces textes le lexique du corps sous sa forme excrémentielle ou malade pour dénoncer la bassesse morale à l’origine de la crise des mots. Le feuillet 22 associe dans une même métaphore le cancer et la prise de parole : « aux prudents : […] Trop tard. Votre cancer a parlé. Le pays natal n’a plus de pouvoirs. » Ailleurs, c’est la « supercherie » (feuillet 139) et l’hypocrisie dans l’emploi des mots qui font partie des armes de l’ennemi ; ce sont elles qui permettent d’« accommode[r] les vérités qui tuent en vérité qui autorisent à tuer » (feuillet 37). L’emploi de l’italique dénonce l’utilisation pervertie des mots par laquelle s’achète une bonne conscience. Un usage dévoyé du langage dissimule un combat qui ne dit pas son nom : « Révolution et contre-révolution se masquent pour à nouveau s’affronter./ Franchise de courte durée ! Au combat des aigles succède le combat des pieuvres. […] » (feuillet 37). De même, vers l’issue du conflit, et en dépit du renversement de la situation, surgit l’éventualité d’un usage tout aussi contestable du langage, promulguant fausses valeurs et héroïsme usurpé : « La qualité des résistants n’est pas, hélas, partout la même ! […] combien d’insaisissables saltimbanques plus soucieux de jouir que de produire ! À prévoir que ces coqs du néant nous timbreront aux oreilles, la Libération venue… » (feuillet 65). C’est en raison d’une telle discordance entre les faits et le discours qu’il y a crise du langage en cette période. Au lieu d’un rapport réglé entre les mots et les choses s’ouvre un « néant » qui signale l’absence de fondement garantissant leur emploi.

D’où, certainement, les nombreuses figurations, dans Feuillets d’Hypnos, d’une communication toujours menacée. Quand la parole mesure le poids de ses mots pour éviter les écueils d’une parole sans fondement, elle se fait à peine entendre. « Comment m’entendez-vous ? Je parle de si loin », s’inquiète le sujet du feuillet 88 dont l’identité masquée sous le nom d’Hypnos pourrait être la figure par excellence de la seule possibilité de communication : des mots soigneusement pesés dans un texte écrit avec l’exactitude et la brièveté anonyme d’un style télégraphique. Comme l’exprime l’injonction du feuillet 151 : « Réponds ‘absent’ toi-même, sinon tu risques de ne pas être compris ».

Notes
263.

Lettre à René Bertelé du 7 mai 1943, BLJD, Ms Ms 47 655.