2.3. Le poids des mots

Si la crise des mots pèse sur Feuillets d’Hypnos au point de rendre constamment présente la tentation du silence, cette même crise cependant révèle aussi la nécessité de l’écriture poétique. Le feuillet 194 désigne exemplairement cette tension entre le besoin de poésie et le désir de silence :

‘Je me fais violence pour conserver, malgré mon humeur, ma voix d’encre. Aussi est-ce d’une plume à bec de bélier, sans cesse éteinte, sans cesse rallumée, ramassée, tendue et d’une haleine, que j’écris ceci, que j’oublie cela. Automate de la vanité ? Sincèrement non . Nécessité de contrôler l’évidence, de la faire créature.’

Cette parole de combat, métaphorisée par la force brutale du bélier, révèle d’abord sa fragilité : sa précarité est suffisamment forte pour que sa conservation nécessite de se « faire violence ». Mais elle indique aussi, à proportion de cette violence même, combien elle est considérée comme nécessaire. On verra de quelle manière les énoncés de Feuillets d’Hypnos désignent cette nécessité et la rapportent aux exigences de l’action. Mais au préalable, la poésie aura eu à fonder une légitimité qui ne va plus de soi.

Car la parole poétique, même nécessaire, ne peut plus, dans cette mise à l’épreuve de sa légitimité, montrer la même assurance sans risquer son discrédit. D’où le scepticisme concernant la distance et la position surplombante de cette parole : « Le poète ne peut pas demeurer longtemps dans la stratosphère du Verbe. Il doit se lover dans de nouvelles larmes et pousser plus avant dans son ordre » (feuillet 19). Par la critique discernable dans l’hyperbole de la « stratosphère » se trouve explicitement énoncée la nécessité de modifier la situation de la poésie : « se lover dans de nouvelles larmes » ne peut pas, dans le contexte du recueil, ne pas connoter la situation de crise historique. Cette nouvelle situation de la poésie s’accompagne de la nécessité de modifier sa forme, mais selon le chemin que fraiera la quête qu’elle aura d’elle-même, en « pouss[ant] plus avant dans son ordre ». Telle est la situation complexe de la poésie selon Feuillets d’Hypnos : c’est à partir d’une nouvelle position que la poésie peut soutenir sa légitimité dans un contexte de crise qui menace de la rendre dérisoire, mais c’est à son « ordre » propre qu’elle doit obéir.

Cette autre position de la poésie se fonde sur l’élaboration de tout un réseau de valeurs concernant l’échange de paroles. Face à l’usage perverti des mots dans la société de l’époque que dénoncent certains feuillets, le recueil met en avant une éthique du discours, qu’il montre au sein d’un autre espace de circulation de la parole, celui de la société des maquisards. Autrement dit, Char ne se contente pas d’opposer la parole poétique à son usage social et politique, dont il condamne la fausseté et la vacuité. Il fonde cette parole poétique sur les valeurs qui définissent les relations de cette contre-société que représente le maquis. La transformation de la poésie, indispensable à sa survie face à une réalité dont l’excès la menace, s’appuie sur une éthique des relations interpersonnelles propres à cette société définie par sa situation de retrait combatif. S’il faut, face à la crise de l’histoire, une écriture poétique différente, Char prend soin de la situer à l’intérieur de cet autre espace social et politique que la même crise de l’histoire a fait naître pour lui résister. Cette singularité de la poésie de Char est à souligner : elle s’oppose à d’autres attitudes possibles, celle de l’exilé hugolien, par exemple, lançant ses diatribes depuis un espace solitaire et extérieur ; ou celle du chantre national, représenté pour Char par Aragon, choisissant d’investir, non pas seulement la tradition poétique française, mais aussi l’espace discursif national, en publiant pendant la guerre. Ce qui explique également le partage que fait Char entre la publication de la poésie et son écriture, partage qui n’a pas toujours été compris. Publier, ce serait s’inscrire dans, et accepter de fait, cet ordre social dénoncé. En refusant de publier, Char refuse un espace de parole perverti à ses yeux.

La poésie de Char dans Feuillets d’Hypnos, en même temps qu’elle éprouve conjointement la remise en cause de sa solidité et l’exigence de sa nécessité, trouve sa légitimité dans l’échange de paroles qui caractérise la société à part des combattants de l’ombre. Plusieurs feuillets définissent les valeurs qui gouvernent et constituent cet autre espace de parole. Contre l’inflation du langage, une éthique du discours donne leur poids aux mots des réfractaires. Le feuillet 87, reproduisant un message adressé à L.S., dont le nom réel, Pierre Zyngerman, rétabli dans une note, donne au texte son ancrage référentiel, est un des exemples les plus explicites de cette élaboration de règles de conduite par lesquelles se définit la communauté du maquis. Présenté comme un ensemble de consignes qui doivent permettre la sécurité et l’efficacité d’un groupe de combattants, ce texte brosse en même temps le portrait d’une communauté exemplaire. Parmi les différentes modalités d’échanges au sein du groupe, la parole est soumise à une discipline rigoureuse :

‘Hors du réseau, qu’on ne communique pas. Stoppez vantardise. Vérifiez à deux sources corps renseignements. Tenez compte cinquante pour cent romanesque dans la plupart des cas. Apprenez à vos hommes à prêter attention, à rendre compte exactement, à savoir poser l’arithmétique des situations. Rassemblez les rumeurs et faites synthèse. […]
N’admettez qu’un mensonge improvisé et gratuit. Qu’ils ne s’appellent pas de loin. Qu’ils tiennent leur corps et leur literie propres. Qu’ils apprennent à chanter bas et à ne pas siffler d’air obsédant, à dire telle qu’elle s’offre la vérité. […]’

Cette importance donnée à la maîtrise et à la discrétion de la parole s’explique bien sûr par les exigences de la clandestinité. Mais la place qu’occupe la parole dans le feuillet témoigne aussi du rôle qu’elle joue aux yeux du sujet. Cette double attitude, de circonspection face à la rumeur, d’honnêteté rigoureuse dans la transmission d’informations, apparaît comme la condition d’une lutte dont le discours est partie prenante.

Contre tout excès d’assurance et toute tentative de domination par le langage, le feuillet 60 pose, lui, la valeur de l’hésitation comme indice de vertus morales et politiques : « Ensoleiller l’imagination de ceux qui bégaient au lieu de parler, qui rougissent à l’instant d’affirmer. Ce sont de fermes partisans. » Mais cette valeur, qu’on pourrait définir comme une humilité dans l’usage de la parole, n’est pas posée dans l’absolu ; le texte nomme le groupe de personnes et implicitement la situation par rapport auxquels elle prend sens : « Ce sont de fermes partisans ». Cette éthique est ancrée dans un contexte, connoté par le lexème « partisans » ; elle est la marque distinctive d’individus qu’elle contribue à constituer comme entité. Dans la même perspective, le feuillet 76 transcrit un échange de propos dans le contexte du maquis et, le commentant, fixe en creux la valeur d’un usage inverse, emphatique, de la parole :

‘À Carlate qui divaguait, j’ai dit : « Quand vous serez mort, vous vous occuperez des choses de la mort. Nous ne serons plus avec vous. Nous n’avons déjà pas assez de toutes nos ressources pour régler notre ouvrage et percevoir ses faibles résultats. Je ne veux pas que de la brume pèse sur vos chemins parce que les nuées étouffent vos sommets. L’heure est propice aux métamorphoses. Mettez-la à profit ou allez-vous-en. »’ ‘(Carlate est sensible à la rhétorique solennelle. C’est un désespéré sonore, un infra-rouge gras.) ’

Cet usage du discours, qualifié de « rhétorique solennelle », est le symptôme de la faiblesse morale de son destinataire. La force de persuasion, quand elle s’appuie sur de vieux procédés rhétoriques, n’a d’efficacité qu’à proportion de la surdité maladive de tel maquisard sur le point de craquer. L’autocommentaire ajouté entre parenthèses, comme c’est souvent le cas dans Feuillets d’Hypnos, démystifie et met à distance, comme dans le feuillet 60, toute parole péremptoire. Elle désigne a contrario le registre plus modéré, aux métaphores moins convenues, dans lequel se situent ordinairement les propos du chef de maquis. Ce feuillet montre ainsi le lien entre un certain usage du discours et la forme de relation interpersonnelle qu’il implique. En ce sens, il définit la constitution d’une éthique à travers le discours. L’emploi des mots présuppose une appréciation du locuteur sur la valeur morale de son récepteur.

À rebours du discours emphatique pour « désespéré sonore », les feuillets valorisent une circulation discrète de la parole, murmure ou confidence partagée dans l’espace resserré de la nuit du maquis. Jean-Claude Mathieu a bien montré les modulations de ce chuchotement, de ce « phrasé de la conversation, infléchi d’affects, [qui] traverse l’écrit, lui restitue la vivacité et l’effet de proximité, qui sont le privilège de la voix » 264 . Or cette intimité de la parole participe à la définition d’un espace collectif, placé sous le signe de « l’amitié fantastique » (feuillet 142). Comme l’écrit encore Jean-Claude Mathieu, « si l’intime est murmure de terre et de nuit, il est aussi réseau de confidences amicales, de gestes confiants, qui tissent le présent commun d’une conscience collective » 265 . Nombreuses, les paroles rapportées faisant entendre la voix des compagnons de maquis définissent ainsi une appartenance commune : « Martin de Reillanne nous appelle : les catiminis » (feuillet 47). Une voix partagée, figurée par le météore dans le feuillet 230, est le signe d’un sort commun : « Toute la vertu du ciel d’août, de notre angoisse confidente, dans la voix d’or du météore. » Or cette forme d’échange, imposée par la vie clandestine, n’est pas seulement présentée comme un état de fait : elle prend sens par les valeurs dont elle est porteuse. Dire de Carlate, dans le feuillet 76, qu’il est un « désespéré sonore », et présenter ce trait comme une explication de sa sensibilité à la « rhétorique solennelle », cela revient implicitement à faire de la parole non solennelle, non rhétorique, l’indice d’une capacité d’espérance. De même, la forme singulière de communication des compagnons de maquis, désignée métaphoriquement dans le feuillet 129 par les cris nocturnes des crapauds « qui s’appellent et ne se voient pas », n’est décrite que pour être aussitôt rapportée à sa force d’inflexion sur le cours des choses : « ployant à leur cri d’amour toute la fatalité de l’univers. »

Notons enfin l’importance, moins attendue, de l’humour parmi les traits caractéristiques de cette communauté de parole. Contrastant avec le danger constant et la gravité de la situation, l’apparente légèreté de l’humour met à distance les situations vécues. Char souligne bien le rôle salvateur de cette forme de discours dans le deuxième Billet à Francis Curel : «… Je veux n’oublier jamais qu’on m’a contraint à devenir – pour combien de temps ? – un monstre de justice et d’intolérance, un simplificateur claquemuré […]. L’humour n’est plus mon sauveur. » S’il ne l’est plus, c’est donc qu’il a pu l’être par moments. L’humour montre le refus de tout sentimentalisme ou de toute dramatisation : « Entre les deux coups de feu qui décidèrent de son destin, il eut le temps d’appeler une mouche : ‘Madame’ » (feuillet 42). Il tient ici dans l’écart entre un enjeu de vie ou de mort et l’attitude inattendue du condamné. De même au début du feuillet 11, qui rapporte la nouvelle de la déportation de Francis Curel : « Mon frère l’Élagueur, dont je suis sans nouvelles, se disait plaisamment un familier des chats de Pompéi. Quand nous apprîmes la déportation de cet être généreux, sa prison ne pouvait plus s’entrouvrir ; des chaînes défiaient son courage, l’Autriche le tenait. » L’humour de ces textes, s’il refuse le pathos, se situe toujours cependant à la limite d’une ironie tragique avec laquelle il joue : « Mon inaptitude à arranger ma vie provient de ce que je suis fidèle non à un seul mais à tous les êtres avec lesquels je me découvre une parenté sérieuse. […] L’humour veut que je conçoive, au cours d’une de ces interruptions de sentiment et de sens littéral, ces êtres ligués dans l’exercice de ma suppression » (feuillet 209). Or cet humour n’est pas sans lien avec l’humour noir, mis en avant par Breton dans l’anthologie qui paraît en 1940, peu d’années avant l’écriture de Feuillets d’Hypnos. Dans sa préface, Breton rapporte un exemple de Freud qui présente de fortes similitudes avec le feuillet 42 : « Le condamné que l’on mène à la potence un lundi s’écriant : ‘Voilà une semaine qui commence bien !’ ». Dans le même passage, Breton reprend la description de Freud qui voit dans l’humour « quelque chose de libérateur », mais aussi « le triomphe et l’invulnérabilité du moi » qui « refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures », qui « se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher. » 266 Sans doute faut-il entendre une signification approchante de l’humour, comme réserve de révolte contre les épreuves imposées par les circonstances historiques dans ces textes de Char.

Si l’échange de paroles dans Feuillets d’Hypnos occupe une place si grande, c’est qu’il apparaît aux yeux du sujet comme le premier instrument de lutte contre les « ténèbres » nazies. Avant même le combat armé, la parole est l’outil indispensable à l’identification du mal, « dépouill[é] de ses inquiètes apparences, des sortilèges et des légendes […] » (« Note sur le maquis »). La parole est, contre les « ténèbres », ce « dialogue d’êtres humains » que met en avant la fin du feuillet 178 : « Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes par un dialogue d’êtres humains ».

Très souvent, ces paroles du maquis rapportées au sein du recueil sont présentées selon le lien qui les unit à la parole poétique. Le texte y invite parfois explicitement, comme dans le feuillet 48 qui commence par présenter un cadre spatio-temporel bien défini dans le récit d’une opération nocturne des maquisards chargés de réceptionner un « visiteur » clandestin. Dans ce contexte référentiel, situé au cœur de la communauté des réfractaires, le feuillet place dans la bouche d’un compagnon l’identité de ce travail de réception avec un exercice poétique : « ‘Le voilà !’ Il est deux heures du matin. L’avion a vu nos signaux et réduit son altitude. […] La lune est d’étain vif et de sauge. ‘L’école des poètes du tympan’, chuchote Léon qui a toujours le mot de la situation. » Et comme pour confirmer le propos, le sujet prend le relais du compagnon apprenti-poète dans une clausule rimée et cadencée comme un alexandrin : « […] chuchote Léon// qui a toujours le mot de la situation ». La poésie semble alors devoir être repérée jusque dans les activités des maquisards, qui pour certains, tel Roger Bernard, sont en outre eux-mêmes poètes. Dans le feuillet 61, c’est par sa « langue » singulière que la communauté des maquisards est identifiée comme entité :

‘Un officier, venu d’Afrique du Nord, s’étonne que mes « bougres de maquisards », comme il les appelle, s’expriment dans une langue dont le sens lui échappe, son oreille étant rebelle « au parler des images ». Je lui fais remarquer que l’argot n’est que pittoresque alors que la langue qui est ici en usage est due à l’émerveillement communiqué par les êtres et les choses dans l’intimité desquels nous vivons continuellement.’

Le texte de ce feuillet montre une volonté délibérée de ne pas assimiler le parler propre aux réfractaires à un simple argot, usage local et périphérique, « pittoresque », d’un idiome commun. Refusant le terme de « parler » pour celui de « langue », le sujet évacue toute interprétation régionaliste et accidentelle de la langue « en usage » chez ses compagnons. L’officier se méprend sur ce qui est d’une autre nature qu’un dialecte : une relation de nécessité unit, comme le montre la fin du texte, la langue et le lieu, une forme de discours et une forme de vie spécifiques, par lesquelles la communauté se constitue comme telle. Cette langue, dont on peut supposer qu’elle entretient un air de famille avec certains aspects de la poésie selon Char, langue de l’émerveillement et de l’intimité, témoigne de la proximité du discours des maquisards et des éléments qui définissent la poésie dans Feuillets d’Hypnos. D’une certaine manière, la poésie occupe tout l’espace du discours dans le recueil, à l’instar de la « Beauté » dans le dernier feuillet : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté. » Le dispositif d’énonciation singulier de Feuillets d’Hypnos, où se font entendre les voix des maquisards, où le sujet parle autant comme poète que comme chef de maquis, tend constamment à dissoudre les frontières entre un discours qui serait d’ordre poétique et un discours dont les coénonciateurs formeraient le groupe social des maquisards. L’idée d’une même « langue », selon le mot du feuillet 61, suggère une continuité entre les énoncés des compagnons de maquis rapportés dans les feuillets et ceux que prend en charge en tant que poète le sujet qui les rassemble en recueil poétique.

Aussi peut-on rapprocher assez aisément les principes qui règlent les discours des maquisards et ceux qui valent pour l’écriture poétique de Feuillets d’Hypnos. De même que dans le feuillet 76 par exemple, un type de relation interpersonnelle est désigné négativement à partir de l’exemple de Carlate, au-delà, à l’échelle du recueil, toute la forme du discours poétique implique un rapport à autrui particulier. À l’opposé de la « rhétorique solennelle », le discontinu de l’écriture dans Feuillets, le style parfois télégraphique, la place donnée à la parole murmurée, ne sont pas un simple effet des circonstances. Ils présupposent certaines valeurs dans la relation du sujet aux compagnons de maquis qui, s’ils ne sont pas les destinataires immédiats, ne sont pas moins l’horizon de parole du carnet de notes au moment de sa rédaction.

L’éthique de l’écriture est parfois explicite, comme dans le feuillet 114 : « Je n’écrirai pas de poème d’acquiescement. » Ailleurs, un énoncé sans référent défini pourra être lu comme description du poème aussi bien que du maquis : « Tout ce qui a le visage de la colère et n’élève pas la voix. » (feuillet 92). D’une manière générale, des similitudes associent certains des traits caractéristiques de l’écriture de Feuillets d’Hypnos et les règles des échanges de paroles au sein de la communauté du maquis telle que le recueil la représente. Les consignes du feuillet 154, « prêter attention », « rendre compte exactement », « poser l’arithmétique des situations », « chanter bas et dire telle qu’elle s’offre la vérité », ne « pas s’appele[er] de loin », pourraient à bien des égards décrire les énoncés de Feuillets d’Hypnos. Quelques descriptions d’une extrême minutie signalent l’acuité de l’attention portée au plus ténu, contre-terreur opposée à l’abstraction des « vérités formelles » : « La contre-terreur c’est […] cette graine de luzerne sur la fossette d’un visage caressé, […] c’est l’ombre, à quelques pas, d’un bref compagnon accroupi qui pense que le cuir de sa ceinture va céder… » (feuillet 141). D’autres feuillets, que spécifie leur forme de « constats au présent » selon les termes de Jean-Claude Mathieu 267 , témoignent de la rigueur que réclame le souci de « rendre compte exactement », comme le font par ailleurs les quelques récits du recueil, celui du feuillet 53 par exemple qui rapporte un épisode de réception de caisses parachutées : « Des heures nous luttâmes au milieu d’une infernale clarté, notre groupe scindé en trois : une partie face au feu, pelles et haches s’affairant, la seconde, lancée à découvrir armes et explosifs épars, les amenant à port de camion, la troisième constituée en équipe de protection […] ». La précision apportée à la description de l’organisation humaine et matérielle du parachutage donne à ce court feuillet l’apparence d’un compte rendu d’opération tel que le recommande « Hypnos » dans le feuillet 87. Compte rendu qui ne va pas de soi, comme l’indique le commentaire entre parenthèses de la fin du feuillet : « (Prends garde à l’anecdote. C’est une gare où le chef de gare déteste l’aiguilleur !) » Ces deux phrases, qui peuvent recevoir, et ont reçu, diverses interprétations 268 , désignent aussi bien les tensions contradictoires faisant de l’aboutissement d’un récit la résultante d’un rapport de forces entre « le chef de gare » et « l’aiguilleur », entre, pourrait-on dire, le schéma narratif le plus succinct et la tentation de digression. Cette mise en garde concerne autant l’écriture poétique en général que la possibilité de rapporter les faits, de « rendre compte exactement ». « Simplifier, faire entrer tout dans un, à l’instant de décider si telle chose doit avoir lieu ou non » (feuillet 153) sont en effet des impératifs qui mettent à l’épreuve la logique du récit, imposent une connaissance et usage contrôlé de la narration, et semblent valoir autant pour le chef de maquis que pour le poète, tous les deux soucieux de « poser l’arithmétique des situations ». Enfin, le « chanter bas » pourrait être la désignation de la tonalité de Feuillets d’Hypnos dont les nombreuses phrases nominales, la brièveté des énoncés, la discontinuité dans le passage d’un feuillet à l’autre, l’hétérogénéité des registres, sont l’exact opposé de l’ampleur du souffle oratoire et des longues périodes cadencées et rimées de la rhétorique « intarissable » dont font étalage selon Char certains de ses contemporains. Les circonstances imposent une mesure du discours ; le « supplice » rappelle la poésie à l’exigence d’un rapport réglé des mots et de la réalité : « Le poète, susceptible d’exagération, évalue correctement dans le supplice » (feuillet 154).

Peut-être est-ce dans cette perspective qu’il faut comprendre la question de l’image dans Feuillets d’Hypnos.Deux pratiques et deux discours s’opposent au sein du recueil. D’un côté, une mise à distance, qui fait écho aux condamnations de l’image surréaliste dans Moulin premier et dans Partage formel. De l’autre, une « langue », qualifiée de l’extérieur de « parler des images », et désignant une pratique dans les feuillets eux mêmes. Le feuillet 13, au début du recueil, pose une série de trois propositions concernant l’image. La désignant par l’article défini, à la différence du feuillet 61, il situe le propos à un certain niveau de généralité tout en faisant référence implicitement, puisqu’il ne prend pas la peine de spécifier son emploi, à l’usage commun du mot dans le contexte de la poésie de l’époque : « Le temps vu à travers l’image est un temps perdu de vue. L’être et le temps sont bien différents. L’image scintille éternelle, quand elle a dépassé l’être et le temps. » La pratique de l’image et l’attention portée au temps sont ici présentées comme incompatibles. Placée du côté de l’éternité, l’image, métaphorisée en astre, se définit par son opposition au monde de l’être et du temps, au monde terrestre. Implicitement, l’image, étant ainsi du côté des cieux, entre dans le système d’opposition caractéristique de Feuillets d’Hypnos, qui sépare « l’adoration des bergers », devenue « inutile à la planète », et l’action, nécessaire ici et maintenant. En cette période, où il s’agit pour Char de ne pas « perdre de vue » le temps, l’image fait l’objet d’une mise au point visant certainement encore « le stupéfiant image » des surréalistes, dont l’idéalisme et le désir d’absolu sont dénoncés dans l’idée de scintillement éternel. Si l’image n’est pas condamnée en elle-même, du moins ne semble-t-elle pas avoir sa place au regard de la poésie définie ailleurs dans le recueil. La formulation assez singulière de ce feuillet, l’emploi d’un lexique abstrait, « l’être », « le temps », « l’image », la relative brièveté des propositions et leur apparent enchaînement logique, mais sans connecteurs, invitent à lire dans ce texte une parodie de raisonnement, voire de syllogisme. Peut-être Char vise-t-il ici les textes théoriques des surréalistes, afin de rendre sensible le décalage entre une situation historique et un discours poétique.

Ailleurs dans le recueil, il sera d’abord simplement question d’une impossibilité de l’image. Ce qui était possible « autrefois » ne l’est plus au moment de l’écriture du carnet ; les images anciennes ont perdu leur pouvoir : « ‘Les souris de l’enclume.’ Cette image m’aurait paru charmante autrefois. Elle suggère un essaim d’étincelles décimé en son éclair. (L’enclume est froide, le fer pas rouge, l’imagination dévastée) » (feuillet 52). En même temps qu’il souligne les changements subis par la faculté de production des images, ce texte émet toutefois implicitement un jugement de valeur sur cette image ancienne en la qualifiant de « charmante ». Ce type d’image non seulement n’est plus possible mais se trouve en outre discrédité. Le « charmant », qui confine au pittoresque, marque distinctive de l’argot, est de l’ordre de ce « parler des images », dont Char récuse la formulation pour caractériser la langue en usage chez ses compagnons (feuillet 61). La singularité accidentelle de l’image, qu’elle soit « charmante » ou « pittoresque », est rejetée au profit d’une continuité nécessaire entre un lieu, une communauté et une forme de vie : « […] la langue ici en usage est due à l’émerveillement communiqué par les êtres et les choses dans l’intimité desquels nous vivons continuellement ». Cette affirmation, qui refuse en dernier lieu la gratuité de l’image, la dissociation rhétorique entre les instances du signe et du réel 269 , définit ici aussi une éthique du discours poétique.

D’une manière générale, Feuillets d’Hypnos possède cette spécificité de récuser tout langage qui impliquerait un rapport de gratuité avec le réel. Les signes doivent trouver leur légitimité dans le poids que leur confère une question « de vie ou de mort » (feuillet 38). Il s’agit de fonder l’emploi des mots sur l’idée qu’ils ont un prix. Cette idée est directement exprimée dans un texte d’après guerre, « La liberté passe en trombe », « lu à la Radiodiffusion française le 15 août 1946 » :

‘J’aimerais que ceux que les circonstances ont empêchés d’être à vos côtés chaque heure de votre peine et de votre solitude, en refassent furtivement par le cœur et par la pensée le trajet, trajet dont on ne savait pas alors, tant les mots s’étaient compromis, s’il était vertigineux ou pitoyable. Certainement mon souhait a perdu aujourd’hui son sens. Ils connaissent le prix de ces deux mots : rendre justice.’

Contre la « compromission des mots », dénoncée dans certains textes de Feuillets d’Hypnos, contre un emploi des mots dissocié de toute transcendance des valeurs, celle de la justice en l’occurrence, aussi bien que de tout ancrage dans la réalité, le sujet rappelle le rapport de nécessité entre une expression et une vérité, d’une part, entre cette expression et la forme d’existence qu’elle implique, d’autre part. Michel Jarrety a montré dans son étude, « Char : une éthique de la rupture » 270 , ce rapport qui s’établit chez l’auteur entre la poésie, la vérité et l’éthique. Mais avec l’idée d’un prix des mots, Char dans ce texte va plus loin encore. Car non seulement les mots ne sont pas des signes vides, ils incarnent des valeurs à défendre, mais ils se chargent en plus du poids que leur donne le sang versé au nom du sens qui leur est reconnu. Connaître le prix de ces deux mots : « rendre justice », c’est reconnaître que la parole, pour n’être pas vaine, peut exiger le prix d’un sacrifice 271 .

Dès Feuillets d’Hypnos, avant cette allocution de 1946, l’idée de sacrifice hante un certain nombre de textes. Parfois explicitement nommée, comme à la fin du feuillet 128 (« J’ai aimé farouchement mes semblables cette journée-là, bien au-delà du sacrifice »), elle est inscrite en filigrane dans la figure du compagnon de maquis (à propos duquel se pose une question comme celle du feuillet 228 : « Pour qui œuvrent les martyrs ? »), et donne son sens à la mort de Roger Bernard. La fin du récit qui raconte l’assassinat de ce dernier, dans le feuillet 138, reprend l’idée d’un prix à payer :

‘Il est tombé comme s’il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m’a semblé, que le moindre souffle de vent eût dû le soulever de terre.
Je n’ai pas donné le signal parce que ce village devait être épargné à tout prix. Qu’est-ce qu’un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l’a-t-il su, lui, à cet ultime instant ?’

La mort de Roger Bernard est ce que coûte le salut du village. Prix élevé pour Char lui-même, qui ne cessera de revenir sur la disparition de son jeune ami poète, dans le feuillet 146, dans le poème « Affres, détonation, silence », dans L’Arrière histoire du Poème pulvérisé, comme si le deuil ne pouvait pas se faire, ainsi que le souligne Jean-Claude Mathieu 272 . Or Roger Bernard n’est pas une figure de résistant comme les autres, il est poète :

‘Cher Roger,
On n’écrit pas aux morts… À peine aux disparus. Mais tu étais poète. C’est leur privilège à ces souffrants, à ces mal connus, aux poètes, d’être pliés dans des enveloppes à face heureuse, jetés au voyage et non brisés comme du bois de fagot. Toujours sortis de leurs cloisons de chaux lorsqu’on les désire.’

Ce texte de L’Arrière-histoire montre, plusieurs années après le drame, la force du refus de cette mort. Le fait que Roger Bernard soit poète – ce qui, dans ce texte, le singularise en le sauvant de la mort – est peut-être aussi ce qui explique son statut à part parmi les martyrs nommés dans Feuillets d’Hypnos, et le lien singulier qui l’attache à Char. Avec la mort de Roger Bernard, on atteint un point limite de l’équilibre entre le poète, la poésie et le réel. Là où l’écriture et l’action avaient trouvé une forme de compromis, le sacrifice de Roger Bernard, qui représente la mort du poète au nom de la communauté, introduit une rupture. La mort de Roger Bernard désigne la possibilité du sacrifice du poète, et par là, de la disparition de sa parole. Dans cette exécution se joue la menace du silence de la poésie, qu’exprime très bien le poème « Affres, détonation, silence » : « […] Aujourd’hui le vieux réfractaire faiblit au milieu de ses pierres la plupart mortes de gel, de solitude et de chaleur. À leur tour les présages se sont assoupis dans le silence des fleurs. » C’est la poésie elle-même qui risque sa disparition dans le combat du maquis. Le prix des mots est cela aussi : le risque couru par le poète de sa propre mort en tant que poète, en échange du salut de la communauté.

Notes
264.

Op. cit., vol. II, p. 272.

265.

Ibid.

266.

Anthologie de l’humour noir, in André Breton, Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », vol. II, 1992, p. 872.

267.

Op. cit., vol. II, p. 229.

268.

Voir, par exemple, celle-ci, de Didier Alexandre : « La double métaphore du ‘chef de gare’ et de l’‘aiguilleur’ pose la question de la direction, du ‘sens’ dirait Claudel, que doivent prendre le récit et le réel ». Voyant dans la métaphore ferroviaire un « refus du modèle mécanique », le critique poursuit ainsi : « Rejeter la causalité et le déterminisme, dans l’homme et dans le monde, c’est rejeter un mode de récit enchaîné selon des causes et des effets et orienté, déterminé vers une fin », « René Char : asymétrie du colt et de la lyre », Trois Poètes face à la crise de l’histoire, op. cit., p. 198.

269.

Pour une analyse de la crise de l’image surréaliste et de la dissociation entre la forme de l’image et le référent, caractéristiques de la crise de la poésie dans cette période, voir Dominique Kunz-Westerhoff, La crise de l’image. Poétiques de la guerre et de l’après-guerre, Genève, Droz, à paraître.

270.

Michel Jarrety, La morale dans l’écriture. Camus, Char, Cioran, Paris, Puf, 1999, pp. 67-111. Voir en particulier les pages 75-79 : « Poésie : vérité ».

271.

On notera à ce propos la valeur de l’italique dans certains feuillets : « L’effort du poète vise à transformer vieux ennemis en loyaux adversaires, tout lendemain fertile étant fonction de la réussite de ce projet […] » (feuillet 6). L’italique indique qu’il s’agit bien d’une affaire de mots, mais parce que les mots impliquent plus qu’eux mêmes.

272.

Op. cit., vol. II, p. 240-241.