2.4. Agir dans l’histoire : la note et le récit

Écrire des poèmes apparaît aux yeux de Char comme « dérisoirement insuffisant » face à l’ampleur de la crise historique. Seule la prise d’armes est à la hauteur du désastre. Non seulement insuffisante, la poésie se révèle aussi d’une grande fragilité : une nécessité supérieure à elle, selon la logique du sacrifice, la menace de silence, quand ce n’est pas le seul excès de la violence, la « vue du sang supplicié ». Et pourtant l’écriture ne s’interrompt pas pendant cette période. Au prix d’une radicalisation de sa position, fondée sur un nombre défini de valeurs, à partir desquelles se constituent les échanges de paroles et les relations interpersonnelles de la contre-société formée par les maquisards, fondée aussi, en dernier lieu, sur le poids donné aux mots par le sang versé, la poésie acquiert une légitimité singulière qui donne tout son sens à ce qui n’est un paradoxe qu’en apparence : le silence public de Char refusant de publier, la poursuite active et régulière de l’écriture poétique.

Toutefois, à s’en tenir là, on ne comprendrait que la possibilité de l’écriture et non sa nécessité. Or il est tout à fait remarquable qu’au plus fort de l’activité du maquis, Char ait pris le soin d’insérer, entre deux indications directement destinées à son activité de combattant, les notes poétiques qui formeront Feuillets d’Hypnos. Cette insistance de l’écriture pourrait à elle seule suggérer la nécessité de celle-ci. Mais quelques-uns des feuillets la mentionnent en outre très explicitement. Il apparaît alors que c’est dans son rapport à l’action que la poésie trouve une part essentielle de sa nécessité. Paradoxalement, c’est aussi par rapport à l’action qu’elle s’était révélée dérisoire. Quelle est donc cette place d’une écriture poétique à la fois indispensable et insuffisante, devant prouver sa légitimité et maintenir son ordre propre, présente au cœur du combat et défendant son indépendance ? Car dans son rapport à l’action, la poésie court le risque de son engagement, dans lequel Char voit la menace d’un enrôlement, d’une subordination de l’écriture, comme chez plusieurs de ses contemporains. Certes, le refus de publier a d’emblée écarté un certain type d’engagement. Feuillets d’Hypnos, au moment de sa rédaction du moins, ne se veut pas destiné au public, et Char, ne concevant pas de céder sur la forme de sa poésie, comme l’exigerait une écriture destinée à une large audience, considère la publication comme une manière de détourner les amateurs de poésie de la lutte politique qu’ils doivent mener. C’est ce qu’il fait entendre dans la lettre à René Bertelé citée ci-dessus : « Puis, parler plus ou moins énigmatiquement au public des amateurs n’est-ce pas détourner son attention de la choses brutale essentielle, le conduire aux hautes herbes qui lui masquent la dureté de l’effort pratique qu’il devrait pourtant fournir s’il veut conserver son indépendance et sa vie ? Les faits indiquent que j’exagère à peine. » 273 Mais en un autre sens du mot engagement, en un sens plus élémentaire, il y a un engagement de l’écriture lorsque celle-ci, indépendamment de toute visée sociale, fait du langage un moyen en vue d’une fin. Or l’écriture des feuillets dans la mesure où elle est une nécessité, est à rapporter à l’impératif de l’action. Elle ne se forme pas dans cet espace d’autonomie – et non d’indifférence – à l’égard des circonstances, que revendiquait Partage formel. Ce qui change avec Feuillets d’Hypnos, sous l’effet de divers facteurs, tels que l’aggravation de la crise historique, ou l’urgence de la lutte, c’est donc cette radicalité avec laquelle se pose la question de l’utilité de l’écriture.

Vers la fin du recueil, prouvant qu’elle ne va pas de soi, la nécessité d’écrire est explicitement rappelée. Il s’agit du feuillet 194, cité plus haut :

‘Je me fais violence pour conserver, malgré mon humeur, ma voix d’encre. Aussi est-ce d’une plume à bec de bélier, sans cesse éteinte, sans cesse rallumée, ramassée, tendue, que j’écris ceci, que j’oublie cela. Automate de la vanité ? Sincèrement non. Nécessité de contrôler l’évidence, de la faire créature.’

Levant le doute sur les motivations ultimes du maintien de l’écriture (« Automate de la vanité ? Sincèrement non. »), le feuillet suggère la possibilité d’une incompréhension de ce maintien, ou même la possibilité du soupçon de son illégitimité. Contre l’ébranlement d’une telle mise en cause, l’énoncé répond, comme pour mettre un terme définitif à la question, par le vocabulaire de la « nécessité ». Cette nécessité est celle qu’impose l’action. « Contrôler l’évidence », « la faire créature » : ces formulations s’ancrent dans le contexte référentiel du recueil et prennent sens par rapport au combat mené dans le maquis. Jean-Claude Mathieu a montré comment les notes de Feuillets d’Hypnos, selon la perspective de ce feuillet 194, « participent à l’action » par « l’élaboration immédiate d’un sens » à partir de la sensation première d’« évidence » : « Le dégagement de l’événement comme sens, hors de l’accident, la transformation de l’épreuve en expérience, impliquent une mise en relation ». La note qui « comporte au moins un couple d’éléments mis en tension », peut ainsi « élucide[r] le réel en polarisant les forces qui le produisent. » 274 Et, concernant les conséquences directes de l’écriture sur l’action : « Le but de la note est d’exalter continûment le constatif en performatif, de conduire l’analyse jusqu’à l’action : passages de l’analyse à l’ordre (« Cette guerre se prolongera/ Préparez…Écartez », 7), de l’analyse au souhait (« La jeunesse tient la bêche/ Ah ! qu’on ne l’en déssaisisse pas ! », 136), de l’affirmation générale à l’engagement personnel qu’elle implique (« Être stoïque c’est/ Nous avons fait face », 4) » 275 .

C’est encore par rapport à la situation singulière des combattants que des « mots essentiels » sont accueillis pour le « secours qu’ils apportent » : « La femme explique, l’emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d’ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours » (feuillet 178). Même lorsqu’elle est, comme dans cette métaphore, une parole à visée morale plus que directement pratique, sa justification ultime s’identifie à la cause défendue par les combattants qu’il s’agit de soutenir. Ces deux dimensions caractérisant des notes parfois directement tournées vers les événements, parfois plus spéculatives, mais toujours en relation avec la situation, font écho aux écrits de celui qui incarne par excellence l’homme d’action philosophe, Marc-Aurèle 276 . Mireille Sacotte a montré l’ensemble des éléments communs à Feuillets d’Hypnos et aux Pensées de Marc-Aurèle : « Une même vision de l’homme dans le monde » gouverne une « attitude de liberté et de responsabilité » 277 . Il n’est pas jusqu’à la réflexion sur la parole et son rapport à l’action qui ne trouve chez l’un des échos de l’autre. Mireille Sacotte établit un parallèle intéressant entre les consignes d’Hypnos dans le feuillet 87 concernant la juste mesure de la parole ou de l’action et telle Pensée de Marc-Aurèle : « Il faut avoir conscience, mot par mot, de ce que l’on dit et, pour chaque décision, de ce qui en dérive » ; ou encore : « Ne pas être étourdi : quand il s’agit de l’action, accomplis l’acte juste ; quand il s’agit de la représentation, conserve la perception claire » (Pensées, VII, 4 et IV, 22) 278 . De fait, nombreux sont les feuillets qui, comme l’ouvrage de Marc-Aurèle, mêlent réflexions morales, vision du monde, exhortations envers soi-même. Certains énoncés de Char, comme celui du feuillet 161, définissent même des règles de conduite faisant référence à toute une tradition morale, depuis l’enseignement des Stoïciens jusqu’aux Fondements de la métaphysique des moeurs  : « Tiens vis-à-vis des autres ce que tu t’es promis à toi seul. Là est ton contrat. » De même, la réflexion sur le « lieu commun », c’est-à-dire sur des règles de sagesse courante, relève d’une philosophie pratique qui depuis l’Antiquité fait de la formule une règle de l’action : « Toute l’autorité, la tactique et l’ingéniosité ne remplacent pas une parcelle de conviction au service de la vérité. Ce lieu commun, je crois l’avoir amélioré » (feuillet 10).

Reste cependant, entre les Pensées et Feuillets d’Hypnos, une différence qui fait que le recueil de Char ne peut être reçu comme un ouvrage de philosophie pratique, même dans la tradition assez informelle d’un journal à la manière de Marc-Aurèle. Si tel était le cas, il faudrait alors considérer les énoncés de Feuillets d’Hypnos comme relevant tous d’une écriture utile, c’est-à-dire mettant le langage au service d’un certain nombre de fins, morales ou pratiques. Certes, c’est bien ce que semblent d’abord annoncer les premiers feuillets du recueil, qui présentent ce dernier, selon le protocole de lecture donnant à l’ouverture d’un ouvrage une fonction programmatique, comme un ensemble de formes brèves à vocation pratique. Les quatre premiers feuillets sont frappants de cohérence :

‘1
Autant que se peut, enseigne à devenir efficace, pour le but à atteindre mais pas au delà. Au delà est fumée. Où il y a fumée il y a changement.’ ‘2
Ne t’attarde pas à l’ornière des résultats.’ ‘3
Conduire le réel jusqu’à l’action comme une fleur glissée à la bouche acide des petits enfants. Connaissance ineffable du diamant désespéré (la vie).’ ‘4
Être stoïque, c’est se figer, avec les beaux yeux de Narcisse. Nous avons recensé toute la douleur qu’éventuellement le bourreau pouvait prélever sur chaque pouce de notre corps ; puis le cœur serré, nous sommes allés et avons fait face.’

Une forte unité lexicale rassemble ces énoncés autour de l’idée d’action : « efficace », « but », « résultats », « conduire le réel jusqu’à l’action », « nous sommes allés », « avons fait face ». Leur tournure injonctive, qui les rapporte à une situation de discours, désigne le désir d’action du locuteur sur le monde et son implication dans une réalité qui n’est pas l’objet du discours, mais l’horizon d’un acte. La forme du précepte, le thème de l’enseignement, présent dès la première phrase, connotent une appartenance générique à la poésie didactique, dans la tradition du recueil hippocratique, dont la fonction est d’aider directement à l’action, selon les diverses circonstances de la réalité. Par ces différents éléments, l’ouverture de Feuillets d’Hypnos laisse attendre une écriture tout entière subordonnée à l’action menée par le chef de maquis. Et ce, d’autant plus que le premier énoncé annonce une singulière restriction du champ d’attention : « pour le but à atteindre mais pas au delà. » Le cadre et les limites de la parole sont fixés. Le souci de l’action occupe la première place, comme le signalent les tout premiers mots : « autant que se peut », locution qu’il faut entendre dans son sens fort aussi bien que dans son acception courante. Le marqueur de quantité « autant », mis en relief par sa position accentuelle à l’attaque de la phrase, fait entendre une mesure maximale, donnant au procès du verbe principal la priorité sur tout autre procès envisagé. Mais en même temps qu’elle définit cette priorité pour l’allocutaire, la subordonnée désigne pour l’action une limite, présentée comme extérieure au sujet par la tournure impersonnelle du verbe « se peut ». Tout semble dit dans cette première ligne : la parole du sujet allocuteur – allocutaire se déploiera dans un espace restreint par la fonction qui lui est assignée (« enseigne à devenir efficace »), par les limites d’un possible non défini par lui (« autant que se peut »), et par une maxime de prudence (« pour le but à atteindre mais pas au delà »). Le deuxième feuillet confirme cette première restriction du champ offert à l’action du sujet et à sa parole, en y ajoutant une contrainte temporelle : ne pas s’arrêter à l’acquis du résultat, relancer le mouvement en avant. Et c’est bien une telle opération de mesure d’un espace restreint, mais propre à soi, au sujet, à sa parole, que confirme la métaphore du feuillet 4 : « Nous avons recensé toute la douleur qu’éventuellement le bourreau pouvait prélever sur chaque pouce de notre corps […] ». Les premiers feuillets du recueil réalisent métaphoriquement les préparatifs d’un combat dans lequel s’engage l’écriture : consignes, passage en revue des forces disponibles, définition du plan d’action.

Mais dès les premiers feuillets, d’autres logiques viennent contrarier cette relation de subordination de la parole à l’action. Son caractère appuyé, pour commencer, suggère une pointe d’ironie, ou du moins de distance : « […] mais pas au delà. Au delà est fumée. Où il y a fumée il y a changement. » La répétition des lexèmes « au delà », « il y a », l’extrême simplicité syntaxique, le rythme de vers blancs et l’assonance en [a], l’utilisation de l’image de la « fumée » et sa traduction dans une formule de type proverbial, tout cela donne à entendre une écriture légèrement parodique. La comparaison du feuillet 3, ensuite, la phrase nominale et l’utilisation de la parenthèse introduisent du jeu dans la logique de l’enchaînement des propositions : « Conduire le réel jusqu’à l’action comme une fleur glissée à la bouche acide des petits enfants. Connaissance ineffable du diamant désespéré (la vie) ». L’ellipse, la densité métaphorique, la multiplication des relations d’équivalence, appellent une lecture interprétative assez éloignée de la lecture d’une règle d’action en vue de son application. Ce feuillet, en outre, restreint la place de « l’action » en lui associant son contraire traditionnel, « la connaissance ». Par l’allusion à un métaphorisant eucharistique, aux connotations mystiques (la connaissance étant « ineffable »), le texte suggère une forme de relation au monde dans laquelle l’action ne se réduit pas à l’agencement des moyens et des fins. De même, immédiatement après ces quatre premiers feuillets, le feuillet 5 s’empresse de rompre avec ce que l’impératif de l’action contient d’asservissant : « Nous n’appartenons à personne sinon au point d’or de cette lampe inconnue de nous […] ». Et plusieurs feuillets, dans la suite du recueil, s’attacheront à préserver l’inconnu de cette « lampe ». Comme l’a montré Jean-Claude Mathieu, la « tension » avec laquelle Char a écrit ces notes « se délivre de la crispation par la relation, vigilante, accueillante, qu’elle entretient avec l’inconnu » 279 . L’inespéré, autre nom de l’inconnu chez Char, alimente une parole tendue vers « le grand lointain informulé (le vivant inespéré) » (feuillet 174). Au cœur de cette nuit étroite que représentait pour Char la situation des réfractaires, l’écriture des feuillets maintient ouvert le rapport au tout autre, à « tous les inattendus », à « tous les paroxysmes », rassemblés dans le feuillet 229 par « la couleur noire » qui « renferme l’impossible vivant ». Et cette forme de nécessité de l’écriture, définie indépendamment de sa relation d’utilité immédiate pour l’action, apparaît souvent en association avec les mots « poète », « poésie » ou « chant » : « Le poète, conservateur des infinis visages du vivant. » (feuillet 83) ; « Chante ta soif irisée » (feuillet 163) ; « […] le feu qui chante le refus » (feuillet 171) ; « La couleur noire renferme l’impossible vivant. […] Son prestige escorte les poètes et prépare les hommes d’action. » (feuillet 229). La poésie, non pas au service de l’action, mais, comme on le voit dans ce dernier feuillet, associée à elle par un aliment et une visée commune. C’est ce que suggère aussi la comparaison du feuillet 97 entre la tâche des maquisards réceptionnant les armes larguées sur le maquis et celle du poète : « […] Il ne reste plus qu’à rassembler le trésor éparpillé. De même le poète… ».

L’écriture dans Feuillets d’Hypnos n’est donc pas engagée au sens où chacun des éléments qui la composent serait déterminé par les objectifs de l’action du maquis – pas plus qu’elle ne l’est, rappelons-le, au sens où elle ferait de son retentissement dans l’espace public l’équivalent d’une arme du combat. Cela, Char l’a refusé d’emblée et c’est ce qui le distingue de ce qu’on a appelé la « poésie de Résistance » 280 . Néanmoins, l’écriture des feuillets ne vient pas en plus, de manière superflue par rapport à l’action du combattant. L’écriture de Feuillets d’Hypnos n’est pas – selon les termes d’une hypothèse que Sartre avance, au sujet de l’écrivain, pour la réfuter dans la suite de sa conférence – celle d’« un homme qui aurait appartenu à des organisations clandestines et qui, par ailleurs, tout en risquant sa vie sur ce terrain d’une manière qui légitimait son existence, aurait continué à écrire, s’il en avait le temps, des ouvrages entièrement dégagés de toute signification politique. » 281 De nature différente, la poésie et l’action sont, néanmoins, d’après Feuillets d’Hypnos, devant une responsabilité commune, qu’elles assument avec leurs moyens propres, même s’il arrive que ces derniers se renforcent mutuellement. « Tu ne peux pas te relire mais tu peux signer », écrit Char dans le feuillet 96. Une telle formule pourrait bien désigner l’instance de rencontre entre l’action et la poésie de Feuillets d’Hypnos : un « tu », qui déclare assumer ses actes aussi bien que ses écrits, autrement dit, un sujet éthique.

Enfin, dans la mesure où elle est orientée vers l’action et l’accompagne, l’écriture de Feuillets d’Hypnos implique un rapport au temps qui rende possible l’action elle-même. Pour que l’action ait un sens, il faut poser que le désir de modifier le présent en vue de l’avenir n’est pas vain. Or, comme on l’a vu, le temps présent est désigné comme une crise de l’histoire, crise morale, crise politique, ou crise du temps lui-même, qui se dérobe à l’analyse : tout cela pourrait annuler la possibilité de l’action. D’où cette autre fonction de l’écriture des feuillets, qui apparaît dans la relation à l’avenir qu’ils élaborent. De ce point de vue, l’idée d’une crise de l’histoire pourrait être à reconsidérer.

Il est frappant en effet de constater combien sont nombreux les feuillets dont les locutions temporelles ou les syntagmes verbaux établissent une relation à l’avenir. Avenir proche, limité, « lendemain » accessible à l’imagination, ou inconnu volontairement non formulé, l’avenir prend deux formes principales. L’une maintient, au-delà du futur immédiat déterminé par la raison pratique, un horizon de liberté, soustrait à l’ordre des moyens et des fins, un « inaccessible champ libre », désigné ailleurs par l’image de « cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous qui tient éveillés le courage et le silence. » C’est encore ce rapport que formule le feuillet 174 lorsqu’il est question de « l’espoir du grand lointain informulé (le vivant inespéré) », ou bien le feuillet 212 : « Enfonce-toi dans l’inconnu qui creuse. Oblige-toi à tournoyer. » Dans toutes ces images ou formulations, on ne peut parler d’un avenir au sens du temps calendaire. « L’inconnu », « l’inaccessible », « le grand lointain informulé », échappent à une représentation du temps en termes de parcours divisé par des intervalles constants rapportés à un « moment axial » selon la formule de Paul Ricoeur 282 . La mesure, en premier lieu, devient inopportune dans ce type de rapport au temps dont toutes les désignations (« grand lointain », « inconnu qui creuse », « inaccessible ») soulignent une forme d’incommensurabilité. Ensuite, l’idée d’une direction du cours des choses est remise en question par l’emploi de certaines images verbales, comme celles du feuillet 212 : « creuser », « tournoyer ». Ces verbes semblent employés précisément contre l’idée d’un mouvement linéaire orienté, comme pour faire contrepoids à un imaginaire de l’avenir qui l’appauvrit en prévisibilité. L’exigence ultime est rappelée : avoir le souci d’« une enclave d’inattendus et de métamorphoses dont il faut défendre l’accès et assurer le maintien » (feuillet 155). Exigence d’autant plus importante que les nécessités de l’action imposent en même temps un rapport tout différent à l’avenir, pensé dans les termes du « but à atteindre ». Préserver la possibilité d’une tension sans téléologie est une affirmation de liberté alors même que, par ailleurs, la réalisation pratique de la liberté suppose, parce qu’il s’agit d’action, une relation à l’avenir déterminée et restreinte.

Dans l’ordre de l’action en effet, l’avenir doit être considéré, même si ce n’est que provisoirement, pendant la durée de réalisation de l’action, en fonction de l’objectif proposé. Il s’agit alors d’un avenir anticipé, limité à l’ordre des causes et des conséquences, servant à déterminer la conduite à tenir au présent. Dans cette relation de l’agir au but visé, une forme de clôture est présupposée comme condition de possibilité de l’intervention de l’agent. C’est la thèse défendue par la « théorie des systèmes » de H. von Wright que rappelle Paul Ricoeur dans son article sur « L’initiative » : « L’action réalise un type remarquable de clôture, en ceci que c’est en faisant quelque chose qu’un agent apprend à isoler un système clos de son environnement et découvre les possibilités de développement inhérentes à ce système » 283 . La mise en mouvement réalisée par un « agent » isolant un état initial conditionne la clôture du système, le « système » étant à comprendre comme un espace comportant « un état initial, un certain nombre d’étapes de développement et un ensemble d’alternatives dans le passage d’un étape à l’autre ». L’action se situe à la conjonction de ce que peut faire « l’agent » et de la compréhension qu’il a des relations internes du système. Autrement dit, si nous voulons agir, « nous ne pouvons, écrit Paul Ricoeur, penser que des systèmes clos, des déterminismes partiels, sans pouvoir les extrapoler à l’univers entier, sous peine de nous exclure nous-mêmes comme agents capables de produire des événements, de faire arriver. » 284 En tant qu’il agit, le sujet s’inscrit dans « un fragment de l’histoire du monde » ; il ne peut penser son initiative que sous la double caractérisation de la clôture et du parcellaire. Cette clôture ne signifie aucun figement temporel, elle est au contraire la condition de possibilité du commencement et de la continuation du commencement : « commencer, c’est commencer de continuer : une œuvre doit suivre », rappelle Paul Ricoeur. En ce sens, l’action du sujet agissant présuppose une temporalité tendue par le passage d’un avenir proche en un autre avenir proche.

L’ouverture de Feuillets d’Hypnos s’inscrit exactement dans ce rapport spécifique au temps de l’action. L’espace temporel projeté en avant de soi est explicitement borné par « le but à atteindre » et « pas au delà » (feuillet 1). Dans l’ensemble du recueil, nombreux sont les feuillets qui mentionnent un avenir proche, un « lendemain » pensable, prenant sens à l’échelle de l’action politique : « […] À prévoir que ces coqs du néant nous timbreront aux oreilles, le Libération venue… » (feuillet 65) ; « Je vois l’espoir, veine d’un fluvial lendemain, […] » (feuillet 192) ; « Si j’en réchappe, je sais que je devrai rompre avec l’arôme de ces années essentielles […] » (feuillet 195) ; « Je redoute l’échauffement tout autant que la chlorose des années qui suivront la guerre […] » (feuillet 220). Mais au-delà de cette première ouverture d’une temporalité tirée en avant par la valeur de projet qu’implique tout engagement du sujet dans l’action, Feuillets d’Hypnos déploie aussi l’horizon d’une action collective sur laquelle se fonde la notion de présent historique. Les feuillets appuient, et relatent à la fois, l’action d’un « nous » portée par l’attente d’un « après » et d’un résultat à recueillir : « Vous serez une part de la saveur du fruit. » (feuillet 35) affirme le locuteur qui, plus loin, rapporte les paroles du jeune maquisard Minot : « ‘Que fera-t-on de nous, après ?’ […] » (feuillet 64). L’avenir est alors énoncé en des termes plus indéterminés (« un jour », « viendra le temps ») où l’on pourrait entendre ce que Paul Ricoeur appelle, à la suite de R. Koselleck, un « horizon d’attente ». Jointe à la notion d’« espace d’expérience », la notion d’horizon d’attente détermine « un présent historique » 285 . L’énonciation de Feuillets d’Hypnos est en effet dans son ensemble tournée vers une attente, tantôt crainte, tantôt espoir : « Ah ! pouvoir les mettre dans le droit chemin de la condition humaine, celle dont on ne craindra pas qu’il faille un jour la réhabiliter. […] » (feuillet 123) ; « Résistance n’est qu’espérance. […] » (feuillet 168). L’affirmation de l’avenir va jusqu’à prendre une dimension éthique, comme dans le feuillet 51 : « L’arracher à sa terre d’origine. Le replanter dans le sol présumé harmonieux de l’avenir, compte tenu d’un succès inachevé. Lui faire toucher le progrès sensoriellement. Voilà le secret de mon habileté. » L’adjectif « présumé » indique bien la part de décision, et même de postulat, que doit comporter la relation du sujet à l’avenir s’il veut obtenir une efficacité pratique, une « habileté ».

Cette perception du présent comme « tiré en avant par des attentes » est, selon Ricoeur, un des deux « transcendantaux de la pensée de l’histoire » 286 . L’autre, « l’espace d’expérience », désigne « l’expérience privée aussi bien que l’expérience transmise par les générations antérieures ou par les institutions actuelles ». Il est vrai que ce passé rassemblé en expérience est très peu évoqué dans Feuillets d’Hypnos ou alors sur le mode de la défaillance : « On donnait jadis un nom aux diverses tranches de la durée […] » (feuillet 90). Cette rupture avec un passé qui ne peut être réactualisé en expérience pour le présent détermine et délimite ce qu’on peut appeler la crise de l’histoire dans Feuillets d’Hypnos. « Quand la tradition se mue en dépôt mort » (Ricoeur), le présent historique, menacé d’éclatement, « est tout entier crise ». Mais l’autre pôle de la crise, « quand l’attente se réfugie dans l’utopie » 287 , est absent de Feuillets d’Hypnos. L’idée même de tradition, déplacée de l’amont vers l’aval, occupe une place importante dans le recueil. Car si l’héritage reçu est absent, ou rejeté comme ce avec quoi le combat pour la liberté doit rompre, en revanche, la question de l’héritage à transmettre est une préoccupation : « L’action qui a un sens pour les vivants n’a de valeur que pour les morts, d’achèvement que dans les consciences qui en héritent et la questionnent » (feuillet 187). Tout comme sont interrogées les modalités de cette transmission : « Pour qu’un héritage soit réellement grand, il faut que la main du défunt ne se voie pas. » (feuillet 166), et ses destinataires : « Pour qui œuvrent les martyrs ? […] » (feuillet 228). L’idée d’une « suite des générations » 288 impliquée par la transmission est le corollaire de l’horizon d’attente et le second élément par lequel est posée dans Feuillets d’Hypnos une temporalité historique.

Ainsi, dans Feuillets d’Hypnos, l’histoire, comme horizon d’attente et transmission, comme présent de l’action collective, « présent historique », selon les termes de Paul Ricoeur, est la réponse à la crise de l’histoire comme déchirement de la relation du présent au passé, dérèglement de la mesure du temps, perte de la signification et même de la possibilité de nomination de l’événement subi. C’est ainsi l’histoire conçue comme totalité qui s’avère être en crise, non l’histoire comme projet d’action collective.

Ce qu’on peut appeler « histoire » dans Feuillets d’Hypnos diffère donc de l’histoire configurée dans Seuls demeurent. La forme de la note modifie en profondeur sa perception. Sans qu’on puisse réellement dire – et sans que la question elle-même ait une réelle pertinence – si c’est la crise de l’histoire qui impose le choix de la note ou la forme fragmentaire qui implique une impossible configuration de l’histoire, il n’en reste pas moins que les éléments qui jusque là ont participé à la construction d’une temporalité historique (parmi lesquels, la cohérence, la linéarité, le point de vue unifiant) disparaissent de Feuillets d’Hypnos. Dans Seuls demeurent, l’histoire est mise à distance, et sa force de rupture contenue, par l’organisation du recueil, alors que dans Feuillets d’Hypnos la vision de l’histoire n’est plus générale, mais mesurée à l’aune de l’action immédiate. Simultanément dérisoire devant les circonstances et absolument nécessaire, l’écriture poétique trouve alors sa légitimité. Parfois directement utile par sa fonction d’analyse, le feuillet est plus souvent le lieu d’une résistance à la faillite d’une représentation du temps, par l’affirmation éthique d’un « présent historique ». Il est aussi, au-delà de la relation d’anticipation calculée propre à l’action, le lieu où s’énonce une ouverture à de l’inédit, à ce qui permet d’échapper à des cadres de compréhension préétablis, imposés par la situation ; il est une attention à l’inconnu, grâce auquel une oppression peut se renverser en issue. L’écriture est ainsi, à la fois, un moyen pour l’action, et un dépassement de celle-ci dans un geste d’ouverture qui la libère des circonstances.

Notes
273.

Lettre à René Bertelé du 7 juin 1942, BLJD, Ms Ms 47653.

274.

Op. cit., p. 254-255.

275.

Ibid., pp. 257-258.

276.

C’est Char lui-même qui suggère ce rapprochement dans une lettre adressée en juillet 1945 à Gilbert Lely, mentionnée par Jean-Claude Mathieu, op. cit., vol. II, p. 211.

277.

Mireille Sacotte, « Une sorte de Marc-Aurèle », Autour de René Char. Fureur et mystère. Les Matinaux, Didier Alexandre éd., Paris, PENS, 1991, pp. 71-82.

278.

Cité par Mireille Sacotte, ibid., p. 76.

279.

Op. cit., vol. II, p. 243.

280.

Encore faudrait-il nuancer cette expression elle-même. Jean-Yves Debreuille, dans son article sur les poètes de la Résistance, conclut en rappelant combien l’image d’un succès populaire de la poésie pendant l’occupation est antidatée : « […] il vaudrait mieux parler de poésie de victoire que de poésie de Résistance. S’il y eut indubitablement entre 1942 et 1944 des poèmes qui méritaient cette appellation, ils touchaient peu de lecteurs […]. C’est à la Libération que les Français éprouvèrent le besoin d’antidater une conviction dont il les gênait qu’elle fût si récente. », in Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, sous la direction de Michel Jarrety, Paris, PUF, 2001, pp. 666-670.

281.

Jean-Paul Sartre, La responsabilité de l’écrivain, Éditions Verdier, Lagrasse, [1946,] 1998, p. 12.

282.

Paul Ricoeur, Temps et récit. III, op. cit., p. 194.

283.

Article recueilli dans le volume Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1986, p. 299.

284.

Ibid., p. 299.

285.

« L’initiative », art. cit., p. 301.

286.

Ibid., p. 304.

287.

Paul Ricoeur, « Vers une herméneutique de la conscience historique », Temps et récit. III, op. cit., pp. 422-423.

288.

Paul Ricoeur, « Entre le temps vécu et le temps universel : le temps historique », Temps et récit. III, op. cit., p. 198.